Le Club de Paris n’a pas fait preuve de générosité

17 janvier 2005 par Vincent Slits


Pour ERIC TOUSSAINT, le moratoire est loin d’être suffisant et aura des répercussions négatives.



Eric Toussaint, président du Comité pour l’annulation de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
du tiers-monde (CADTM), juge insuffisant le geste des pays créanciers du Club de Paris Club de Paris Créé en 1956, il s’agit du groupement de 22 États créanciers chargé de gérer les difficultés de remboursement de la dette bilatérale par les PED. Depuis sa création, la présidence est traditionnellement assurée par un·e Français·e. Les États membres du Club de Paris ont rééchelonné la dette de plus de 90 pays en développement. Après avoir détenu jusqu’à 30 % du stock de la dette du Tiers Monde, les membres du Club de Paris en sont aujourd’hui créanciers à hauteur de 10 %. La forte représentation des États membres du Club au sein d’institutions financières (FMI, Banque mondiale, etc.) et groupes informels internationaux (G7, G20, etc.) leur garantit néanmoins une influence considérable lors des négociations.

Les liens entre le Club de Paris et le FMI sont extrêmement étroits ; ils se matérialisent par le statut d’observateur dont jouit le FMI dans les réunions – confidentielles – du Club de Paris. Le FMI joue un rôle clé dans la stratégie de la dette mise en œuvre par le Club de Paris, qui s’en remet à son expertise et son jugement macroéconomiques pour mettre en pratique l’un des principes essentiels du Club de Paris : la conditionnalité. Réciproquement, l’action du Club de Paris préserve le statut de créancier privilégié du FMI et la conduite de ses stratégies d’ajustement dans les pays en voie de développement.

Site officiel : https://www.clubdeparis.fr/
vis-à-vis des économies touchées par le tsunami. « Le drame provoqué par le tsunami a entraîné un énorme courant de sympathie et de générosité au sein des opinions publiques des pays créanciers. Face à ce mouvement, le Club de Paris (qui regroupe 19 des pays les plus riches du monde) ne pouvait rester de marbre. Cependant, le Club de Paris n’a pas été capable de faire preuve d’une réelle générosité qui aurait consisté dans l’annulation pure et simple de la dette », nous explique-t-il. Et d’ajouter dans la foulée : « Le Club de Paris redoute que les pays endettés se déclarent eux-mêmes en défaut de paiement et décrètent un moratoire Moratoire Situation dans laquelle une dette est gelée par le créancier, qui renonce à en exiger le paiement dans les délais convenus. Cependant, généralement durant la période de moratoire, les intérêts continuent de courir.

Un moratoire peut également être décidé par le débiteur, comme ce fut le cas de la Russie en 1998, de l’Argentine entre 2001 et 2005, de l’Équateur en 2008-2009. Dans certains cas, le pays obtient grâce au moratoire une réduction du stock de sa dette et une baisse des intérêts à payer.
de manière unilatérale. Un cas de figure qui s’était présenté en Argentine fin 2001 lorsque ce pays avait décrété d’initiative un moratoire sur la dette publique de 100 milliards de dollars contractée à l’égard de créanciers privés. Un tel enchaînement de moratoires serait préjudiciable pour le Club de Paris car il perdrait alors le contrôle de la situation mais aussi une partie de sa crédibilité. Ceci explique que les pays créanciers ont préféré prendre l’initiative en proposant eux-mêmes un moratoire mais en fixant les conditions de celui-ci
 ».

Pour Eric Toussaint, le moratoire sur la dette, soit une suspension temporaire de remboursement, n’offre pas de solutions structurelles aux économies concernées, à savoir l’Indonésie, le Sri Lanka et les Seychelles.

« A terme, ces pays devront rembourser intégralement leurs dettes : ils ne dégageront donc pas de marge de manœuvre pour venir en aide à la population. Et durant la suspension, les intérêts continueront à courir. Par ailleurs, les pays créanciers n’accordent un tel moratoire qu’à la condition que certaines mesures politiques et sociales soient mises en application dans le cadre du consensus de Washington, dont le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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et la Banque Mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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sont les gardiens. Il en résulte une politique d’inspiration néo-libérale reposant sur une ouverture des économies aux exportations et aux investissements des pays créanciers couplée à des programmes d’austérité au niveau des dépenses publiques et sociales
 », poursuit notre interlocuteur. Qui se penche sur le cas de l’Indonésie : « Les recettes du FMI avaient eu des résultats très négatifs, poussant les taux d’intérêt Taux d'intérêt Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
au-dessus de 20 pc, entraînant la faillite de 18 grandes banques indonésiennes et la disparition de plusieurs milliers d’entreprises. Pour ce pays qui avait mis un terme aux accords avec le FMI, l’acceptation d’un tel moratoire en dit long sur la gravité de ce qu’il vient de subir
 ».

Eric Toussaint plaide pour l’annulation de la dette de ces pays. « Pour trois raisons. Un : ces pays doivent pouvoir disposer de leurs recettes fiscales pour répondre à leurs propres besoins plutôt que consacrer ces recettes fiscales au remboursement de la dette. Deux : Nous avons calculé que les pays touchés par le tsunami ont remboursé depuis 1982, l’année de l’éclatement de la dette des pays du tiers monde, 11 fois ce qu’ils devaient à l’époque, soit au total 880 milliards de dollars. Ces pays sont en effet entrés dans un cycle permanent d’endettement. Trois : dans plusieurs des pays touchés comme l’Indonésie avec le régime Suharto de 1965 à 1998, une grande partie de la dette tombe sous le coup de ce que l’on dénomme la dette odieuse Dette odieuse Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.

Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).

Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.

Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».

Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »

Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
, c’est-à-dire une dette contractée par un gouvernement despotique qui s’est endetté sans se soucier de sa population. C’est au nom de cette doctrine de la dette odieuse que Washington a obtenu de ses partenaires du Club de Paris l’annulation de 80 pc de la dette contractée irakienne durant le régime de Saddam Hussein. Une telle mesure pourrait également s’appliquer aux pays d’Asie
 ».

Interview par VINCENT SLITS


Source : La Libre Belgique (http://www.lalibre.be), 13 janvier 2005, p. 14.