13 juin 2018 par Eric Toussaint , Sergio Ferrari
1. Le cercle vicieux de la dette illégitime afflige une fois encore le peuple argentin
2. Les 50 milliards de dollars du FMI dépassent le record précédent de la Grèce
Interview d’Eric Toussaint, spécialiste international de la dette, par Sergio Ferrari, de Berne, Suisse
Après plus d’une décennie de « distanciation » officielle entre l’Argentine et le Fonds monétaire international
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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(FMI), le gouvernement de Mauricio Macri vient de frapper à nouveau aux portes du gendarme financier de la planète. Le crédit de 50 milliards de dollars accordé par l’organisation au cours de la première semaine de juin constitue un record international et aura un impact direct sur la situation économique et sociale de ce pays d’Amérique du Sud. C’est ce que souligne l’historien et économiste belge Eric Toussaint, spécialiste reconnu dans ce domaine et porte-parole du Comité pour l’Abolition des Dettes Illégitimes (CADTM), basé à Bruxelles. Entretien.
Q : Pourquoi le gouvernement argentin s’est-il tourné vers le FMI, sachant ce que les relations avec cette organisation internationale ont signifié pour l’Argentine à la fin des années 1990 et leurs conséquences politiques désastreuses ? Peut-on imaginer un certain désespoir de la part des dirigeants économiques de l’équipe Macri ?
Eric Toussaint (ET) : La politique mise en œuvre depuis l’installation, en décembre 2015, du gouvernement de Mauricio Macri a conduit à une situation critique. Il a réduit les recettes fiscales en baissant fortement les impôts des exportateurs ; il a augmenté considérablement les dépenses liées au remboursement de la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
- qui est 100 % plus élevé en 2018 qu’en 2017. Le pays est à court de dollars. Les réserves de devises ont diminué de 8 milliards de dollars au cours des premiers mois de cette année. Macri a besoin de ce prêt du FMI pour continuer à rembourser la dette. Les bailleurs internationaux privés exigent un tel emprunt comme condition pour continuer à prêter à l’Argentine. Une partie très importante du prêt du FMI servira directement à rembourser les créanciers étrangers en dollars.
Q : En regard de l’histoire argentine des années 1990, il s’agit cependant d’un mécanisme qui signifie jouer avec le feu...
ET : Oui, sûrement. Mais j’aimerais examiner un peu plus en profondeur le cadre qui détermine cette demande au FMI...
Q : Allez-y...
ET : Cela exprime l’échec total de la politique gouvernementale. Avec un peso rapidement dévalué ; avec le taux d’intérêt
Taux d'intérêt
Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
dicté par la Banque centrale
Banque centrale
La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale.
de la République argentine qui atteint 40 % ; avec la réduction de 8 milliards de dollars de réserves internationales qui continuent de baisser. Et avec le service de la dette
Service de la dette
Remboursements des intérêts et du capital emprunté.
qui augmente de 100 % par rapport à 2017. Face à un tableau d’une telle nature, il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’un échec total. Macri prétendait qu’en payant la dette - entre la fin de 2015 et le début de 2016- et en indemnisant les fonds vautours
Fonds vautour
Fonds vautours
Fonds d’investissement qui achètent sur le marché secondaire (la brocante de la dette) des titres de dette de pays qui connaissent des difficultés financières. Ils les obtiennent à un montant très inférieur à leur valeur nominale, en les achetant à d’autres investisseurs qui préfèrent s’en débarrasser à moindre coût, quitte à essuyer une perte, de peur que le pays en question se place en défaut de paiement. Les fonds vautours réclament ensuite le paiement intégral de la dette qu’ils viennent d’acquérir, allant jusqu’à attaquer le pays débiteur devant des tribunaux qui privilégient les intérêts des investisseurs, typiquement les tribunaux américains et britanniques.
en application de la décision du juge Thomas Griesa (voir http://www.cadtm.org/Argentine-Macri-caresse-les), il assurerait un niveau élevé de croissance et une dette viable... Il s’est mis à genou devant les fonds vautours (voir http://www.cadtm.org/L-Argentine-Le-gros-lot-pour-les et http://www.cadtm.org/Refusons-l-accord-en-passe-d-etre). Mais les faits ont confirmé que cette vision ne fonctionnait pas. La dette a augmenté à un rythme vertigineux - impressionnant par la rapidité de l’augmentation -, suscitant l’incapacité de convaincre les créanciers que l’Argentine pourrait la rembourser à l’avenir. C’est pour cette raison que Macri sollicite ce crédit de 50 milliards de dollars. Il faut se rappeler que, lorsque la Grèce a reçu, en 2010, 30 milliards de dollars du FMI, dans le contexte d’une situation dramatique, c’était un montant record !
Q : Certains analystes disent qu’avec ce crédit, le président Macri essaie d’obtenir de l’oxygène pour arriver dans une position confortable aux élections d’octobre 2019...
ET : Je ne voudrais pas me lancer dans la spéculation
Spéculation
Opération consistant à prendre position sur un marché, souvent à contre-courant, dans l’espoir de dégager un profit.
Activité consistant à rechercher des gains sous forme de plus-value en pariant sur la valeur future des biens et des actifs financiers ou monétaires. La spéculation génère un divorce entre la sphère financière et la sphère productive. Les marchés des changes constituent le principal lieu de spéculation.
politique à distance. Je préfère me référer aux faits. J’ai lu le contenu de l’accord signé avec le FMI. La très forte réduction des prestations sociales en général et des salaires dans la fonction publique est imposée par le FMI, les investissements publics vont être quasiment supprimés, cela conduira à une dépression économique. Le remboursement de la dette augmentera et les intérêts exigés par le FMI sont élevés. Pour pouvoir rembourser la dette, le gouvernement augmentera les impôts et les taxes imposés au peuple tout en continuant à faire des cadeaux fiscaux aux capitalistes. Le gouvernement accélèrera la tendance à exporter sur le marché mondial un maximum de produits agricoles et de matières premières en renforçant le modèle extractiviste-exportateur. La politique dictée par le FMI va entraîner le pays dans une crise économique et sociale encore plus grave que celle qu’il a connue avant d’obtenir ce crédit. Revenons à votre question. Il est très probable que, politiquement, Macri prétendra que ce qu’il fait n’est pas son projet, mais ce que le FMI exige de lui...
Q : J’aimerais insister sur une réflexion qui nous ramène à un passé pas si lointain. La décennie de l’endettement - et le rôle du FMI - dans les années 1990 qui a finalement conduit à l’explosion sociale de 2001. L’histoire peut-elle se répéter sans tomber dans la tragédie ?
ET : Nous voyons une répétition de l’histoire dans un pays qui est un payeur en série de la dette. Elle commence avec la dette illégitime
Dette illégitime
C’est une dette contractée par les autorités publiques afin de favoriser les intérêts d’une minorité privilégiée.
Comment on détermine une dette illégitime ?
4 moyens d’analyse
* La destination des fonds :
l’utilisation ne profite pas à la population, bénéficie à une personne ou un groupe.
* Les circonstances du contrat :
rapport de force en faveur du créditeur, débiteur mal ou pas informé, peuple pas d’accord.
* Les termes du contrat :
termes abusifs, taux usuraires...
* La conduite des créanciers :
connaissance des créanciers de l’illégitimité du prêt.
et odieuse héritée de la dictature militaire des années 1970. Le soutien du FMI fut essentiel pour le maintien de cette dictature jusqu’au début des années 1980. Le cercle vicieux des dettes illégitimes s’est poursuivi dans les années 90 avec le président Carlos Menem et ensuite Fernando De la Rúa, qui ont suivi tous les deux les recommandations du FMI, donnant lieu à la grande crise sociale de la fin 2001. Le président Rodríguez Saá, dans ses quelques jours en tant que président à la fin de 2001, annonça la suspension du paiement de la dette pour calmer la colère populaire. Cette dernière a été restructurée en 2005, puis re-négociée avec les créanciers qui n’avaient pas participé à l’époque ce qui avait provoqué une crise dans le gouvernement et de très fortes critiques dans le camp populaire (voir la partie concernant l’argentine dans http://www.cadtm.org/Restructuration-audit-suspension). L’ex ministre Roberto Lavagna qui avait négocié la restructuration de 2005, s’était opposé à la reprise des négociations avec les créanciers outsiders. Les autorités argentines n’ont jamais voulu faire ce que l’Équateur a fait en 2007-2008 : réaliser un audit, avec la participation des citoyens, qui aurait pu décider de la partie odieuse et illégitime de la dette (voir : http://www.cadtm.org/Defendre-la-souverainete-nationale et http://www.cadtm.org/Les-fonds-vautours-sont-une-avant). Cela a créé des frustrations dans le camp populaire face à l’incohérence du discours en faveur de la souveraineté nationale affirmée par le gouvernement de Cristina Fernandez et explique même, en partie, la victoire électorale de Macri en 2015.
Q : Un processus de plusieurs décennies au cours desquelles la dette illégitime conditionne les politiques gouvernementales sans jamais parvenir à des solutions structurelles...
ET : Oui. Et qui a conduit aujourd’hui à ce nouveau méga-prêt du FMI qui, dès maintenant, peut être classé dans la catégorie des dettes odieuses et illégitimes. Une dette odieuse
Dette odieuse
Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.
Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).
Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.
Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».
Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »
Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
, c’est une dette contractée contre l’intérêt du peuple et alors que les créanciers savent qu’elle est illégitime. Nous assistons donc à l’accumulation d’une nouvelle dette illégitime et odieuse.
Q : Qu’en est-il des perspectives à l’horizon ?
ET : J’ai déjà parlé de l’aggravation de la crise économique et sociale. J’espère que se développera une vive réaction populaire dans les mois à venir et qu’il ne faudra pas longtemps pour que les forces populaires convergent dans leur énergie pour s’opposer encore plus vigoureusement au gouvernement Macri et aux impositions du FMI et d’autres créanciers internationaux.
Traduction Rosemarie Fournier.
Cette version de l’interview a été revue et complétée par Eric Toussaint après sa publication en espagnol : http://www.cadtm.org/En-el-horizonte-una-crisis-economica-y-social-aun-mas-aguda-que-la-actual
Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.
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es periodista argentino radicado en Suiza. Acreditado ante la ONU en Ginebra. Miembro de la redacción del diario independiente « Le Courrier », editado en Ginebra. También es colaborador de UNITÉ... plataforma ONG de voluntariado solidario Norte-Sur y de diversos medios suizos y latinoamericanos
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