Le Forum social mondial (FSM) a été décrit par certains de ses fondateurs comme une « place », un « espace ouvert » au sein duquel les militants opposés à la pensée unique pouvaient se rencontrer et débattre de multiples sujets, échangeant leurs expériences et leurs stratégies [1].
Porteur d’une nouvelle culture politique, le FSM se veut construit selon des idéaux de participation, de diversité, de respect et d’inclusion des différences. Mais le Forum est-il réellement aussi ouvert que ne le prétendent ses fondateurs ? Réflexion sur la participation au forum et sur son accessibilité.
Idéalement, un espace ouvert se doit d’être accessible à tous. Or, pour diverses raisons allant du manque de moyens financiers au capital social nécessaire pour participer à ces rencontres, certains secteurs des mouvements sociaux et certaines couches de la population particulièrement touchées par le néolibéralisme sont peu présents au forum. A Seattle déjà, les observateurs se demandaient « où était la couleur ? », les manifestants étant en grande majorité blancs [2]. A Porto Alegre, on croise peu de Brésiliens noirs [3] et rarement des habitants venant des favelas. L’Afrique, continent le plus pauvre, est également moins bien représenté. De même, malgré des efforts importants réalisés en 2003, l’Europe centrale et orientale demeure largement oubliée des Forums sociaux européens.
Ce ne sont manifestement ni les plus pauvres, ni les plus dominés qui constituent en général le gros des troupes qui peuplent les forums. Malgré son rafraîchissant succès, ce cinquième Forum social mondial n’a pas fait exception à la règle. Si le processus de préparation fut plus participatif, certains se sont sentis davantage exclus que par le passé − ce fut par exemple le cas des peuples indigènes. Mais c’est au niveau de la participation des femmes que le recul fut le plus grand. Alors qu’aux troisième et quatrième FSM, plus de 50% des participants et 40% à 45% des orateurs étaient des femmes, les tribunes du cinquième forum étaient très largement masculines (avec une très grande proportion d’universitaires blancs de plus de 45 ans).
L’assemblée européenne des femmes avait pourtant permis au FSE 2003 de démarrer sur les chapeaux de roue et les femmes avaient animé le Forum de Mumbai, en Inde, au point que certains l’avaient rebaptisé « World Women Forum ». Cet échec nous rappelle que l’intégration de groupes exclus ou dominés exige un effort constant et de longue haleine dont le résultat n’est jamais acquis et qui doit constamment être présent à l’esprit de ceux qui construisent le forum.
La meilleure intégration du camp des jeunes constituait par contre une avancée majeure. Auparavant relégué à plusieurs kilomètres du « forum officiel », le campement qui regroupait plus de 33.000 jeunes était cette fois au centre du site. Si la plupart des jeunes demeuraient critiques à l’égard du « forum officiel » et entendaient garder « un pied dedans, un pied dehors », le FSM 2005 fut marqué par une volonté réciproque d’ouverture et de dialogue, illustrée notamment par la présence de membres du Conseil international lors de certains débats au camp des jeunes.
Des participants passifs ?
Mais si être présent à Porto Alegre est une chose, participer activement au Forum en est une autre. Quelques bourses, certains mécanismes de solidarité et des contacts avec des ONG du Nord ont permis à certains militants et à quelques mouvements disposant de moins de ressources d’être malgré tout présents. Encore faut-il que cet « espace ouvert » leur permette de participer réellement. Or, au cours du « forum officiel », la grande majorité des militants présents sont parfois réduits à des rôles très passifs, passant souvent d’une conférence à l’autre sans guère avoir l’opportunité de partager leurs propres expériences et leur savoir. Pour un organisateur brésilien du forum de 2003, le problème essentiel était de « caser ces foules ». Les participants seraient-ils passifs au point que leur gestion ressemble à une gestion des stocks d’une entreprise quelconque ? Dans cette perspective, en 2003, la solution fut de rassembler des dizaines de milliers d’entre eux devant quelques stars du mouvement tel que le nouveau président Lula, Noam Chomsky ou Arundhati Roy.
Cette passivité des participants constitue un véritable paradoxe dans un mouvement qui en appelle à une « citoyenneté active ». Aussi, ce cinquième forum se voulait-il différent : les immenses conférences ont été supprimées pour laisser davantage de place aux ateliers plus restreints. Plusieurs organisateurs de conférences ont par ailleurs opté pour la division de l’assemblée en sous-groupes d’une dizaine de personnes permettant ainsi à chacun d’intervenir bien davantage.
Cette technique semble avoir fait ses preuves pour traiter les sujets les plus divers : réflexion sur le FSM et ses limites, ateliers sur les manières de « changer le monde sans prendre le pouvoir » ou réunion portant sur les stratégies à adopter face aux institutions internationales. Globalement, la participation active du plus grand nombre demeure cependant limitée et l’organisation bien éloignée de la « totale auto-organisation », du « processus 100% horizontal » revendiqué par Jeferson Miola, directeur exécutif du FSM (Libération, 1er février 2005).
Vers un forum plus ouvert ?
On ne peut que constater que, sans le vouloir, le mouvement altermondialiste reproduit en son sein certaines des inégalités et des exclusions qu’il dénonce dans la société, la faible participation des femmes et le caractère souvent passif Passif Partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (capitaux propres apportés par les associés, provisions pour risques et charges, dettes). des participants au FSM 2005 sont là pour le rappeler. Si beaucoup parlent du Forum social comme d’un espace ouvert, force est de constater que la réalité demeure bien en deçà de cet idéal. Néanmoins, cet idéal d’ouverture garde un rôle fondamental en tant qu’horizon vers lequel cherchent à avancer les altermondialistes. En ce sens, malgré certains échecs importants, ce cinquième Forum social mondial a montré que le Forum restait capable de se remettre en question, de prendre en compte certaines critiques et de modifier son organisation afin d’être plus ouvert et plus participatif. La place désormais réservée au camp des jeunes, la prédilection pour les ateliers organisés de manière décentralisée plutôt que les immenses conférences des stars de l’altermondialisation en sont quelques illustrations.
Si nul ne peut nier que les ressources économiques, sociales et culturelles demeurent des éléments importants pour participer au forum et si l’augmentation du nombre de participants ne va pas forcément de pair avec celle de leur diversité, l’organisation cinq années consécutives de cette gigantesque foire dont l’objectif essentiel est d’apprendre et d’échanger des expériences constitue en soi un succès. Petit à petit, les milliers d’acteurs qui créent ce forum tentent de faire émerger une nouvelle culture du politique qui souligne tout l’apport de la diversité et de l’ouverture des espaces altermondialistes.
Par Geoffrey PLEYERS. Aspirant FNRS, Doctorant au Pôle liégeois d’Etude sur les sociétés urbaines en développement (ULg) et au Centre d’Analyse et d’Intervention sociologiques (EHESS-Paris). Cet article est basé sur l’une des multiples réflexions surgies à l’occasion du séminaire « Encounters in Open Space » qui a rassemblé des chercheurs de cinq continents à l’initiative des centres de recherche ESPERTISE (Paris) et CACIM (New Delhi). L’auteur remercie particulièrement Chloé Keraghel et Jai Sen de l’y avoir associé. Pour davantage de renseignements et pour poursuivre les débats, rendez-vous sur www.openspaceforum.net ou dans le n°182 de la Revue internationale des sciences sociales (janvier 2005).
[1] Voir à ce sujet Jai Sen, Arturo Escobar, Anila Anand, Peter Waterman (eds.), WSF challenging empire, Viveka Foundation, 2004 ; Bernard Cassen, Tout à commencé à Porto Alegre, Mille et une nuits, 2003 ; Jai Sen et Mayuri Saini, Talking new politics, Zubaan, 2005.
[2] Marcelle Dawson, “Who is Resisting Globalisation ? Questioning the Diversity of Global Social Movements”, Encounter in Open Space 1, janvier 2005.
[3] Elisabeth Martinez, “Where was the colour in Seattle”, Direct Action Network Seattle, 2000.
Aspirant du FNRS, doctorant en sociologie au CADIS et à l’Université de Liège (PôLE-SUD).
13 février 2004, par Geoffrey Pleyers