4 octobre 2019 par Omar Aziki
Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Les dettes publiques constituent un mécanisme essentiel dans la stratégie de conquête et de domination du capitalisme. Elles ont joué un rôle fondamental dans la politique impérialiste des principales puissances capitalistes, particulièrement le Royaume-Uni et la France, au cours du 19e siècle pour assujettir les peuples de la Grèce (1820-1830), d’Haïti (1825), de Tunisie (1881), de l’Égypte (1882), puis du Maroc (1912). L’endettement extérieur, qui a permis la colonisation, est combiné à l’extension du libre-échange. Les économies dépendantes sont alors maintenues dans l’arriération structurelle.
Le premier prêt extérieur imposé au Maroc remonte à 1861. L’Espagne déclara la guerre au Maroc, conquit Tétouan en 1860 et réclama une indemnité de guerre s’élevant à environ 100 millions de francs. Le Royaume-Uni, dont les intérêts étaient importants au Maroc depuis le traité de 1856 lui accordant le statut de ‘nation la plus favorisée’, voulant limiter l’expansion de l’Espagne, a accepté d’accorder au Maroc un prêt pour le paiement de cette indemnité. Le capital nominal du prêt émis s’élevait à 501 200 livres sterling - environ 17 millions de francs - alors que le capital réel perçu par le sultan s’élevait à 426 000 livres sterling avec un taux d’intérêt
Taux d'intérêt
Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
de 5 %. Ce prêt, entièrement remboursé en 1882, ne représentait qu’une petite partie de l’indemnité de guerre. Les paiements à l’Espagne dureront jusqu’en 1885, date à laquelle l’économie du Maroc entamait une phase de dépression dans le contexte de la longue crise de 1873-1893 en Europe, qui entraînait la chute des prix agricoles et l’accroissement de mesures protectionnistes des États. Les accords de la conférence de Madrid de 1880, en reconnaissant la présence étrangère, renforcent la progression de la mainmise des Européens sur le Maroc. Désormais, ces derniers peuvent posséder des terres et des biens sur l’ensemble du territoire marocain. Douze puissances occidentales participent à cette conférence.
Ces derniers continuaient à lui imposer des compensations après chaque conflit armé ou révolte : l’Espagne en 1894 (20 millions de pesetas), la France en 1887 (1,540 millions de francs), et en 1895, le Royaume-Uni (120 000 francs), les Pays-Bas (125 000 francs) et l’Allemagne (250 000 francs), ce qui accentua la crise monétaire et financière du pays et le début du processus de son endettement et de son assujettissement.
En 1902, le Royaume-Uni et l’Espagne avaient émis deux emprunts qui s’élevaient à 7,5 millions de francs contractés par le Maroc pour rembourser les dettes antérieures du Maroc. Ce dernier connaissait des rebellions et des soulèvements et le sultan Abed el Aziz a perdu toute légitimité pour gouverner le pays. La France, rivalisant avec les autres puissances, signa un contrat de prêt le 12 juin 1904, consenti par un consortium de banques dont la Banque de Paris et des Pays-Bas (aujourd’hui intégrée dans BNP-Paribas). Le capital nominal s’élevait à 62,5 millions de francs avec un taux d’intérêt annuel de 5 %. Le capital effectif perçu par le sultan s’élevait à 48 millions de francs. Les banques ont en effet conservé 12,5 millions pour couvrir les frais d’émission. Sur ces 48 millions de francs, 22,5 millions ont été utilisés pour rembourser les trois prêts antérieurs en 1902 et 1903, 15,5 millions ont été utilisés pour rembourser d’autres dettes plus petites, en particulier des frais d’émission de pièces de monnaie. Le Makhzen (le pouvoir central marocain) ne percevait donc directement que 10,5 millions de francs, soit moins de 20 % du montant qu’il devait rembourser. Le service de la dette Service de la dette Remboursements des intérêts et du capital emprunté. est assuré par les recettes douanières quotidiennes et le prêt sera entièrement remboursé en 1929. Ce prêt assurait au consortium banquier le droit d’émettre seul un prêt pour le Maroc ainsi que la supervision de fondation de la Banque d’État du Maroc en 1907.
Entre 1904 et 1907, le Maroc emprunta de petits montants auprès de commerçants privés et d’autres banques européennes et demanda des avances de trésorerie auprès de la Banque d’État créée en 1907. Les compensations de guerres françaises et espagnoles se poursuivaient et s’élevaient à 76 millions de francs en 1907 (70 millions pour la France, 6 millions pour l’Espagne). En 1910, des indemnités ont été versées aux familles blessées par les émeutes contre les étrangers de 1907 (13 millions de francs).
La Conférence d’Algésiras en 1906 a redéfini le statut du Maroc entre les puissances européennes dans un contexte d’accroissement des contestations et insurrections populaires alors que les revenus du trésor se tarissaient. Le Maroc signa alors un contrat de prêt le 21 mars 1910. Le capital nominal s’élevait à 101 millions de francs tandis que le sultan ne percevait que 90 millions de francs. 202 248 obligations
Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
ont ensuite été émises à Tanger, Paris, Berlin, Francfort et Madrid le 7 juin 1910, à un taux d’intérêt de 5 %. L’émission a été inégalement répartie entre les différents pays. Le consortium français est le même que celui qui a émis le prêt de 1904. L’amortissement a atteint 5 200 000 et a été garanti par tous les revenus douaniers.
En l’intégrant dans le système commercial mondial, la colonisation empêchait l’industrialisation du Maroc tout en disloquant son économie
Le prêt de 1910 est ainsi le sommet d’une décennie d’endettement qui aboutira à la mise en place du protectorat français au Maroc en mars 1912. À cette date, un tiers de l’endettement du pays est dû aux compensations de guerre franco-espagnoles, alors que les prêts combinés de 1904 et 1910 en représentaient près de 60 %. Globalement, il représentait en moyenne 40 % des recettes de l’État.
La dette pendant la période coloniale
En l’intégrant dans le système commercial mondial, la colonisation empêchait l’industrialisation du Maroc tout en disloquant son économie. La loi Algésiras de 1906 permettait d’ouvrir le pays avec des droits d’importation faibles alors que les puissances occidentales augmentaient leur protectionnisme. La France a mis en place en 1939 un contrôle des changes pour assurer sa suprématie exclusive. Les relations commerciales marocaines ont ensuite été déterminées par son appartenance à la zone franc.
La dette était un instrument essentiel de cette colonisation. Elle s’est accumulée à travers plusieurs prêts français qui furent particulièrement nombreux à partir des années 1930. Au cours des années 1920 et 1930, une part croissante de la richesse marocaine est ainsi transférée du Maroc à la France pour servir sa dette. La déflation qui a suivi la Grande Dépression dans les années 1930 a augmenté mécaniquement le fardeau de la dette. Les prêts semblaient constituer une part importante des flux de capitaux de la France vers le Maroc. Entre 60 % et 70 % de la somme directement empruntée par le gouvernement central étaient en effet consacrés à la construction d’infrastructures destinées à faciliter les investissements privés et cela aux dépens du niveau de vie général de la population. Un quart de la somme totale en valeur constante, prêtée au Maroc, est allée aux entreprises en charge de la construction des principaux équipements du pays, tels que les chemins de fer ou l’électricité. En moyenne, les prêts représentaient entre un quart et un tiers des entrées totales de capitaux au Maroc entre 1912 et 1945. Les prêts contribuaient à couvrir le déficit de la balance de paiement alourdi par les dépenses militaires, principalement françaises, mais aussi le déficit commercial devenu structurel.
Au lendemain de l’indépendance formelle du Maroc (mars 1956), l’encours de la dette publique extérieure directe s’élève à 1,084 milliard de dirhams au 31/12/1956 (Abdelkader Berrada). Ce montant équivaut à 141 % des recettes fiscales totales durant la même année et à 101 % des rentrées cumulées de la taxe sur les produits et services (TPS) entre 1956 et 1960. Il faut prendre en compte aussi la dette publique extérieure garantie par l’État au profit des offices et établissements publics, des sociétés concessionnaires et des sociétés mixtes. Celle-ci se monte à 383 millions de dirhams et 9 millions de florins en 1964, soit près de 20 % de l’encours de la dette publique extérieure du Trésor.
L’emprunt contracté en 1910 sous le règne du sultan Moulay Hafid, pour une durée de 74 ans a été remboursé par anticipation en 1966 au lieu de 1984. Il se trouve toutefois qu’en 1994 le budget de l’État portait encore la marque des emprunts étrangers contractés entre 1912 et 1956 (remboursement du principal et paiement des intérêts et commissions). Exclusion faite des variations du cours de change, le coût de la dette publique extérieure héritée du Protectorat (intérêts et commissions) aurait représenté l’équivalent de 150 % de l’encours une fois remboursé dans sa totalité ! (Abdelkader Berrada).
La monarchie, en signant l’acte de la nouvelle dépendance envers la métropole en 1956, s’est engagée à payer les dettes coloniales odieuses et illégitimes utilisées pour asservir notre peuple pendant 50 ans. Elle a fait supporter ce fardeau aux nouvelles générations. Aujourd’hui, la France est toujours le premier créancier bilatéral du Maroc avec 35 milliards de dirhams. N’est-il pas légitime d’exiger que ces dettes soient abolies en compensation minimale du pillage de nos richesses et de la destruction de notre environnement par la France ? L’Italie, par exemple, a engagé, en 2008, un montant de 5 milliards d’euros (environ 50 milliards de dirhams !) pour compenser les dégâts causés par sa colonisation de la Libye de 1911 à 1942, et conserver ses intérêts dans le pétrole libyen.
Immédiatement après l’indépendance formelle, le Maroc tombera dans une grave crise financière. Commencera alors l’intervention de la Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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, à travers une série de prêts, dans la politique économique du pays. La monarchie recevra des prêts alors qu’elle réprimait durement l’opposition de gauche radicale, liquidait les figures de l’Armée de Libération et imposait un état d’exception et de terreur qui a duré jusqu’à la fin des années 1990. La dette existante a pour une bonne part été contractée au cours des « années de plomb » et peut être considérée comme étant une « dette odieuse
Dette odieuse
Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.
Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).
Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.
Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».
Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »
Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
». Elle doit faire l’objet d’un audit populaire pour en déterminer les conditions d’engagement et surtout d’affectation (Qui l’a contractée ? À quoi a-t-elle servi ? Qui en a profité ?). Une sorte de « Commission Équité, Vérité et Réconciliation » propre à la dette… [1].
En effet, l’audit de la dette publique nous permettra de définir les montants de la dette odieuse et illégitime associés à la période coloniale (1912-1956) et aux « années de plomb » (1961-1999) - ces derniers sont estimés à 19 milliards de dollars (environ 160 milliards de dirhams) - et d’exiger leur abolition.
Bibliographie consultée :
Cet article est tiré du magazine semestriel AVP (Les autres voix de la planète) du CADTM, n°76, « Dettes coloniales et réparations » disponible à cette adresse : http://www.cadtm.org/Dettes-coloniales-et-reparations-17397
[1] Intervention de l’économiste Najib Akesbi à l’Université Citoyenne de l’Institut des Hautes Études de Management de Rabat le 26 janvier 2013 sous le titre « Crise de la dette publique Le Maroc est-il à l’abri ? », http://www.academia.edu/6069271/HEM_Rabat_Universit%C3%A9_Citoyenne_2013_Crise_de_la_dette_publique_Le_Maroc_est-il_%C3%A0_labri
est membre du secrétariat national d’ATTAC CADTM Maroc et du secrétariat international partagé du CADTM.
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