Cet article a été écrit par Virginie de Romanet, d’ACiDe Bruxelles et du CADTM Belgique, pour la revue trimestrielle du MOC Bruxelles « Le Chou de Bruxelles ».
L’appel de la plateforme ACiDe (Audit citoyen de la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
), créée en 2013, a été signé par de nombreux mouvements sociaux qui se sont donné pour objectif l’analyse de l’endettement aux différents niveaux de pouvoir (fédéral, régional, provincial, communal) et la mise en avant d’alternatives pour contrer le discours habituel visant à justifier les coupes dans les dépenses publiques. Des groupes locaux d’ACiDe sont actifs au niveau des dettes de leurs communes, qui constituent un enjeu de plus en plus grand ces dernières années.
Les arguments de ce carcan et ce qu’ils cachent
Au motif que les populations européennes vivraient au-dessus de leurs moyens, les règles comptables européennes imposent un carcan budgétaire. À priori, cela semble tout à fait censé et judicieux de viser à équilibrer recettes et dépenses. Sauf que... ce sont toujours les mêmes dépenses qui sont remises en question et qui font les frais de cette politique. Or, depuis 2012 ce sont 50 milliards d’euros de mesures d’austérité qui ont été imposées en Belgique sans que les objectifs officiels n’aient été atteints.
La comparaison avec un ménage vient souvent renforcer cet argumentaire fallacieux. Un ménage ne peut pas vivre sans cesse au dessus de ses moyens. Mais la comparaison ne tient pas... Un ménage n’a qu’une très faible marge de manœuvre pour augmenter ses recettes contrairement à un État qui peut décider d’instaurer des impôts et taxes supplémentaires [1].
Et pourtant, il y aurait des économies à faire de ce côté là
Par contre pour les dépenses liées au paiement de la dette, on n’entend jamais la moindre remise en question. Et pourtant, il y aurait des économies à faire de ce côté là. En effet, la dette est la première dépense publique à hauteur d’environ 43 milliards d’euros par an, dont environ 12 milliards pour les seuls d’intérêts. L’interdiction faite à la Banque centrale Banque centrale La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale. européenne de prêter aux États membres a entraîné pour la Belgique un surcoût de plus de 250 milliards d’euros depuis 25 ans. A cela, il faut ajouter une perte de recettes de 170 milliards de cadeaux fiscaux aux plus riches [2] sur une période de dix ans et une dépense de plus de 30 milliards pour les sauvetages bancaires.
Il faut se rendre compte que la dette des pouvoirs publics est bien plus qu’une question purement économique et financière. Il s’agit d’un prétexte et d’une arme qui permet aux créanciers de prendre le contrôle des entités endettées. Ce contrôle s’accompagne toujours d’un transfert massif de richesses au-delà du remboursement de la dette. Il se traduit par des coupes dans des services publics et ce désengagement de l’Etat ou des pouvoirs publics se traduit par la création de marchés pour des entreprises privées, qu’il s’agisse d’une privatisation totale ou de la création de Partenariats public privé (PPP) [3], coûtant dans les deux cas plus cher au public et une baisse des dépenses sociales.
Ce contrôle s’accompagne toujours d’un transfert massif de richesses au-delà du remboursement de la dette.
Le volet comptable de l’affaire
En 2010, une nouvelle version du système européen des normes comptables (SEC, pour « Système européen de comptabilité »), qui s’applique à toutes les entités publiques européennes dont les communes et leurs entités consolidés (tels que CPAS, service incendie, zone de police, asbl ...) est entrée en vigueur.
Le principe des droits et engagements constatés
La norme SEC2010 - qui s’inscrit dans le prolongement de la norme SEC95 - comptabilise toutes les recettes et dépenses au moment où elles sont décidées et non au moment où l’argent rentre ou sort de la trésorerie. On appelle cela les « droits et engagements constatés ». Cette notion abolit la distinction entre les dépenses/recettes de fonctionnement (ordinaires, de gestion quotidienne) et les dépenses/recettes d’investissements (extraordinaires) qui s’échelonnent normalement sur plusieurs années. Elle définit un déficit, selon les critères de Maastricht, qui ne doit pas dépasser 3% du PIB
PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
de l’entité en question et même - depuis l’adoption en 2012 du TSCG
TSCG
Le Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance (ou « Pacte Budgétaire » européen) est un traité qui impose une discipline budgétaire toute particulière aux États membres de l’Union européenne qui l’ont signé (à l’exception de la Croatie, la République tchèque et le Royaume-Uni) et qui est entré en vigueur pour les pays qui l’avaient déjà ratifié au 01 janvier 2013.
Son article 3 concerne la fameuse « règle d’or » - que les États doivent introduire de manière contraignante et permanente dans leurs droits nationaux - imposant un déficit structurel de 0,5% (et non plus de 3%). De même, le pacte autorise un endettement public de maximum 60% du PIB qui doit être réduit d’1/20e par an le cas échéant.
Enfin, l’assistance financière prévue par le Mécanisme européen de stabilité (le MES) est conditionnée à la ratification de ce TSCG (rebaptisé « Tous Saignés Comme des Grecs » ou encore Traité de l’austérité).
(Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance) - un déficit structurel (c’est-à-dire auquel on a retiré les effets conjoncturels, liés à un contexte exceptionnel) qui ne doit pas dépasser 0,5%.
Le propre des dépenses d’investissement est de permettre l’augmentation du patrimoine public qui est amorti sur plusieurs années. Malheureusement, avec la norme SEC2010, ces dépenses doivent être comptabilisées en une seule fois, directement l’année où elles sont engagées, ce qui a pour conséquence directe de rendre l’investissement inatteignable budgétairement. Or, la Belgique est déjà en sous-investissement depuis 25 ans [4] et cela va énormément empirer les choses.
Le blocage des investissements publics et leurs conséquences
L’étude annuelle 2014 de Belfius sur les finances communales a ainsi fait état d’une baisse de 16,5% en 2013 et de 18,5% en 2014 [5] des dépenses d’investissement des communes wallonnes [6].
Les investissements communaux représentent 40 % de l’ensemble des investissements publics, alors que la dette communale ne représente que 5 % de l’ensemble de la dette publique.
La dette communale ne représente que 5 % de l’ensemble de la dette publique
Tout cela a été élaboré par les tenants de la libéralisation qui s’abritent derrière des principes comptables supposément objectifs [7]. Comme les besoins n’ont pas disparu par enchantement, ce sont alors les prestataires privés qui sont appelés à la rescousse et en profite allégrement.
Partout dans l’Union européenne les pouvoirs locaux sont confrontés à cette situation, ce qui a conduit le Parlement européen a adopter une résolution sur les effets des contraintes budgétaires sur les autorités régionales et locales [8]. L’année suivante en décembre 2014, le Conseil des Communes et Régions d’Europe a appelé la Commission, le Conseil et le Parlement européens à revoir la norme SEC2010 pour « traiter les dépenses d’investissement différemment des dépenses pour les coûts opérationnels ».
Il est important de préciser ici que nous soutenons évidemment la possibilité de réaliser des investissements d’envergure qui répondent à des besoins réels et améliorent la qualité de vie de la population, en particulier pour les catégories défavorisées, mais non pas des investissements de prestige qui ont tendance à se multiplier et entraînent des coûts inutiles pour la collectivité (gares surdimensionnées Liège/Mons, deuxième stade de foot en région Bruxelles-Capitale, troisième shopping mall).
Selon le même principe qui prévaut pour les investissements, la norme SEC2010 a également un impact majeur sur la dette. Il s’agit de faire sortir le remboursement du capital (l’amortissement) des budgets et comptes de résultat, ne laissant plus qu’apparaître les seuls intérêts. Par ce tour de passe-passe, la dette, première dépense de l’État (même au niveau de certaines communes), apparaît bien après dans l’ordre des dépenses. Le service de la dette Service de la dette Remboursements des intérêts et du capital emprunté. est ainsi réduit dans les tableaux à 12 milliards au lieu d’environ 43 milliards (soit bien plus que les dépenses en pension).
Par ce tour de passe-passe, la dette, première dépense de l’État, apparaît bien après dans l’ordre des dépenses
Le principe de la consolidation
La consolidation du périmètre de la dette publique est une autre norme introduite par cette réforme européenne et qui va obliger tous les niveaux de pouvoir à participer à l’effort budgétaire dans l’objectif fallacieux de diminuer la dette publique. La consolidation impose d’y intégrer les dettes d’organes liées aux communes (ou aux régions) comme les CPAS, les zones de police, certaines associations subsidiées..., mais également les dettes d’autres entités garanties Garanties Acte procurant à un créancier une sûreté en complément de l’engagement du débiteur. On distingue les garanties réelles (droit de rétention, nantissement, gage, hypothèque, privilège) et les garanties personnelles (cautionnement, aval, lettre d’intention, garantie autonome). par le public. Cela signifie que les pouvoirs locaux devront répondre de la santé budgétaire de ces organismes et qu’ils exerceront sur ceux-ci encore plus de pression qu’auparavant. De plus, cette nouvelle norme interprète de manière très large ce qui doit rentrer dans le périmètre de la dette publique et y a fait rentrer certains PPPs (d’où la difficulté dans le dossier du tram liégeois), du financement alternatif, du logement social, des intercommunales, etc.
De plus, s’ils ont des excédents, ces organismes ne peuvent les garder mais doivent les affecter au remboursement de la dette communale.
Un impact également sur les dépenses de fonctionnement
Les dépenses de fonctionnement sont également affectées actuellement, cette fois-ci en raison d’une baisse des recettes due aux réformes et aux mesures d’austérité fédérales. Par exemple, l’ensemble des communes du pays va perdre pas moins de 884 millions d’euros [9] entre 2016 et 2021 en raison du Tax Shift.
Une stratégie bien rodée
Il existe en Belgique francophone deux instances chargées du contrôle de l’équilibre budgétaire des pouvoirs locaux, ce sont le CRAC (Centre régional d’aide aux communes) en région wallonne et le FRBRTC (Fonds régional bruxellois de refinancement des trésoreries communales) en région bruxelloise, qui octroient des prêts en échange de strictes conditionnalités
Conditionnalités
Ensemble des mesures néolibérales imposées par le FMI et la Banque mondiale aux pays qui signent un accord, notamment pour obtenir un aménagement du remboursement de leur dette. Ces mesures sont censées favoriser l’« attractivité » du pays pour les investisseurs internationaux mais pénalisent durement les populations. Par extension, ce terme désigne toute condition imposée en vue de l’octroi d’une aide ou d’un prêt.
qui restreignent fortement la marge de manœuvre des communes mises sous leurs tutelles. Bien que fort peu connus, leur action n’est pas sans rappeler l’action du sinistre du FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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Quel moyen plus efficace que des coupes dans les dépenses et un carcan budgétaire pour octroyer des marchés au privé ? Christian Morrisson, haut fonctionnaire à l’OCDE
OCDE
Organisation de coopération et de développement économiques
Créée en 1960 et basée au Château de la Muette à Paris, l’OCDE regroupait en 2002 les quinze membres de l’Union européenne auxquels s’ajoutent la Suisse, la Norvège, l’Islande ; en Amérique du Nord, les USA et le Canada ; en Asie-Pacifique, le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande. La Turquie est le seul PED à en faire partie depuis le début pour des raisons géostratégiques. Entre 1994 et 1996, deux autres pays du Tiers Monde ont fait leur entrée dans l’OCDE : le Mexique qui forme l’ALENA avec ses deux voisins du Nord ; la Corée du Sud. Depuis 1995 et 2000, se sont ajoutés quatre pays de l’ancien bloc soviétique : la République tchèque, la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie. Puis d’autres adhésions se sont produites : en 2010, le Chili, l’Estonie, Israël et la Slovénie, en 2016 la Lettonie, en 2018 la Lituanie et, en 2020, la Colombie est devenue le trente-septième membre.
Site : www.oecd.org
(Organisation de coopération et développement économique) donne dans un rapport de 1996 des conseils aux gouvernements sur la manière d’appliquer des mesures d’austérité impopulaires pour éviter de déclencher des révoltes. En voici pour terminer quelques extraits révélateurs [10].
“On peut recommander de nombreuses mesures qui ne créent aucune difficulté politique. Pour réduire le déficit budgétaire, une réduction très importante des investissements publics ou une diminution de fonctionnement ne comportent pas de risque politique. Si l’on diminue les dépenses de fonctionnement, il faut veiller à ne pas diminuer la quantité de service, quitte à ce que la qualité baisse. On peut réduire, par exemple, les crédits de fonctionnement aux écoles ou aux universités, mais il serait dangereux de restreindre le nombre d’élèves ou d’étudiants. Les familles réagiront violemment à un refus d’inscription de leurs enfants, mais non à une baisse graduelle de la qualité de l’enseignement et l’école peut progressivement et ponctuellement obtenir une contribution des familles ou supprimer telle activité. Cela se fait au coup par coup, dans une école mais non dans l’établissement voisin, de telle sorte que l’on évite un mécontentement général de la population.” (p. 30)
Il est également important d’envisager de désobéir à ces normes, avec une perspective de front communal contre la dette et l’austérité
Ces normes qui imposent chaque jour plus de carcan aux populations européennes, et les scandales récents concernant l’utilisation de l’argent public, montrent la nécessité de mettre nos nez dans les comptes publics et de développer un contrôle populaire et permanent de ceux-ci. Il est également important d’envisager de désobéir à ces normes, avec une perspective de front communal contre la dette et l’austérité (comme en Espagne [11]), sinon nous sommes vouéEs à vivre des tunnels bruxellois à grande échelle...
[1] L’État a la latitude de décider que ces impôts et taxes affecteront uniquement les plus riches (disons les 10% - de manière progressive) mais encore faut-il la volonté politique pour ce faire.
[2] On entend beaucoup parler de crise des dépenses beaucoup moins de crise des recettes, les cadeaux fiscaux aux plus riches (particuliers et entreprises) en sont bien pourtant un exemple de premier plan.
[3] Dans le cadre des partenariats public privé, le secteur privé consent un investissement important en échange de recettes très importantes garanties par l’État ou l’entité publique pendant de nombreuses années pour un coût final généralement équivalent à environ 3 fois le coût initial.
[4] Voir à ce sujet le dossier du Soir « Les investissements publics ont chuté de 50% en 25 ans » : http://plus.lesoir.be/28833/article/2016-03-03/les-investissements-publics-ont-chute-de-50-en-25-ans
[5] Voir : https://www.belfius.be/common/FR/multimedia/MMDownloadableFile/PublicSocial/Expertise/Financescommunales/2014/MMDF%20Analyse%20Gemeentelijke%20financi%C3%ABn%202014%20FR.pdf
[6] Ce alors même que les taux d’intérêt auprès des banques sont bas en raison des prêts à taux zéro dont elles bénéficient auprès de la Banque centrale européenne.
[7] Alors que ces critères sont tout ce qu’il y a de plus subjectif. À ce propos, lire : http://www.cadtm.org/Deficits-publics-dette-inflation et http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/04/18/pourquoi-doit-on-garder-un-deficit-public-inferieur-a-3-du-pib_5113056_4355770.html
[8] Le Parlement de la région bruxelloise a également adopté une résolution similaire en décembre 2016 : http://www.weblex.irisnet.be/data/crb/doc/2016-17/130905/images.pdf
[9] Les bourgmestres ont reçu du SPF Finances en décembre 2015 un listing détaillé des baisses par années pour leur commune.
[10] Eric Toussaint : Comment appliquer des politiques antipopulaires d’austérité. L’OCDE fournit un vade mecum pour les gouvernants http://www.cadtm.org/Comment-appliquer-des-politiques
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