Le cas Gibe 3 – Un méga-barrage controversé

27 mai 2010 par Eric De Ruest


Un mouvement international tente de préserver la principale (et bien souvent unique) source de subsistance de 500 000 personnes en Éthiopie et au Kenya en empêchant la construction d’un complexe hydroélectrique sur la rivière Omo.



Deuxième pays le plus peuplé d’Afrique avec 85 millions d’habitants pour une superficie de 1,1 million de km2, la République fédérale démocratique d’Éthiopie se situe dans la corne de l’Afrique. Seul pays du continent à avoir échappé aux colonisations européennes jusqu’en 1935, l’Éthiopie sera alors agressée et envahie par l’armée du régime mussolinien et sera libérée du fascisme en 1941. Cependant, les liens économiques et politiques entre l’Italie et l’Éthiopie sont biens antérieurs à cette époque et se poursuivent encore aujourd’hui.

Actuellement, le pays est dépendant économiquement des apports de l’aide étrangère à hauteur de 90% de son budget. De plus, l’Éthiopie fait partie des pays pauvres très endettés PPTE
Pays pauvres très endettés
L’initiative PPTE, mise en place en 1996 et renforcée en septembre 1999, est destinée à alléger la dette des pays très pauvres et très endettés, avec le modeste objectif de la rendre juste soutenable.

Elle se déroule en plusieurs étapes particulièrement exigeantes et complexes.

Tout d’abord, le pays doit mener pendant trois ans des politiques économiques approuvées par le FMI et la Banque mondiale, sous forme de programmes d’ajustement structurel. Il continue alors à recevoir l’aide classique de tous les bailleurs de fonds concernés. Pendant ce temps, il doit adopter un document de stratégie de réduction de la pauvreté (DSRP), parfois juste sous une forme intérimaire. À la fin de ces trois années, arrive le point de décision : le FMI analyse le caractère soutenable ou non de l’endettement du pays candidat. Si la valeur nette du ratio stock de la dette extérieure / exportations est supérieure à 150 % après application des mécanismes traditionnels d’allégement de la dette, le pays peut être déclaré éligible. Cependant, les pays à niveau d’exportations élevé (ratio exportations/PIB supérieur à 30 %) sont pénalisés par le choix de ce critère, et on privilégie alors leurs recettes budgétaires plutôt que leurs exportations. Donc si leur endettement est manifestement très élevé malgré un bon recouvrement de l’impôt (recettes budgétaires supérieures à 15 % du PIB, afin d’éviter tout laxisme dans ce domaine), l’objectif retenu est un ratio valeur nette du stock de la dette / recettes budgétaires supérieur à 250 %. Si le pays est déclaré admissible, il bénéficie de premiers allégements de son service de la dette et doit poursuivre avec les politiques agréées par le FMI et la Banque mondiale. La durée de cette période varie entre un et trois ans, selon la vitesse de mise en œuvre des réformes clés convenues au point de décision. À l’issue, arrive le point d’achèvement. L’allégement de la dette devient alors acquis pour le pays.

Le coût de cette initiative est estimé par le FMI en 2019 à 76,2 milliards de dollars, soit environ 2,54 % de la dette extérieure publique du Tiers Monde actuelle. Les PPTE sont au nombre de 39 seulement, dont 33 en Afrique subsaharienne, auxquels il convient d’ajouter l’Afghanistan, la Bolivie, le Guyana, Haïti, le Honduras et le Nicaragua. Au 31 mars 2006, 29 pays avaient atteint le point de décision, et seulement 18 étaient parvenus au point d’achèvement. Au 30 juin 2020, 36 pays ont atteint le point d’achèvement. La Somalie a atteint le point de décision en 2020. L’Érythrée et le Soudan n’ont pas encore atteint le point de décision.

Alors qu’elle devait régler définitivement le problème de la dette de ces 39 pays, cette initiative a tourné au fiasco : leur dette extérieure publique est passée de 126 à 133 milliards de dollars, soit une augmentation de 5,5 % entre 1996 et 2003.

Devant ce constat, le sommet du G8 de 2005 a décidé un allégement supplémentaire, appelée IADM (Initiative d’allégement de la dette multilatérale), concernant une partie de la dette multilatérale des pays parvenus au point de décision, c’est-à-dire des pays ayant soumis leur économie aux volontés des créanciers. Les 43,3 milliards de dollars annulés via l’IADM pèsent bien peu au regard de la dette extérieure publique de 209,8 milliards de dollars ces 39 pays au 31 décembre 2018.
, dans le cadre de l’initiative PPTE initiée par le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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et la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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 [1]. Cela signifie que l’Ethiopie a obtenu l’effacement d’une partie de sa dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
en échange de mesures économiques draconiennes d’inspiration néolibérale, comme le « tout à l’exportation » concernant notamment ses ressources potentielles en énergie hydroélectrique.

Une politique énergétique pour qui ?

Seuls 12% des Ethiopiens ont accès au réseau électrique centralisé. C’est une des moyennes les plus basses du monde. 90% de la population dépend principalement de la biomasse [2] pour ses besoins énergétiques de base, à cause d’un manque d’infrastructures d’énergies alternatives mais aussi en raison du prix élevé de l’électricité fournie par la société nationale de distribution électrique, l’Ethiopian Electric Power Corporation (EEPCo). Cette dépendance à la biomasse a participé à la déforestation désastreuse du pays : il ne reste que 7% de la forêt primaire.

En 2005, le gouvernement a lancé un programme énergétique sur 25 ans préparé par une étude de la société canadienne Acres International Ltd [3] datant de 2003. Ce plan prévoyait à son origine des investissements de 3,4 milliards de dollars entre 2005 et 2015, somme revue à la hausse à 7 milliards de dollars, provenant à 90% de l’endettement.

La construction de nouveaux sites de production d’électricité a absorbé à elle seule 70% des investissements initiaux, mais le plan initial ne prévoyait pas d’infrastructures pour la distribution rurale et le renforcement du réseau national rendu nécessaire par l’augmentation de la demande. Les populations n’ont jamais été consultées à ce sujet et les dettes contractées dans ce cadre n’étaient pas destinées à l’amélioration de leurs conditions de vie, mais visaient plutôt à fournir de l’électricité au marché mondial. On retrouve donc là tous les ingrédients d’une dette odieuse Dette odieuse Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.

Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).

Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.

Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».

Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »

Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
 !

En 2005, l’objectif annoncé par le gouvernement était de tripler la production en 5 ans alors que l’étude d’Acres ne prévoyait initialement que son doublement en 10 ans (passant de 473 MW à 981 MW). Il apparaît que le gouvernement a surestimé volontairement la demande intérieure, dépassant largement les projections les plus optimistes, afin de produire pour l’exportation sans aucune garantie d’achat finalisée avec d’autres pays.

De plus celui-ci se focalise sur la production hydroélectrique issue de méga projets sans opter pour une stratégie de diversification des sources d’énergies renouvelables. Le potentiel géothermique du pays est estimé à lui seul à 1000 MW alors que le plan ne prévoit la construction que de deux sites pour une capacité totale de 37 MW !

Gibe 3 : un éco-cide en marche ...

La basse vallée de la rivière Omo est inscrite au patrimoine archéologique mondial par l’UNESCO. De nombreux fossiles d’Hominines y ont été découverts et ont donné à cette région une grande valeur paléoanthropologique. L’arrivée d’une armada mécanisée pour construire un complexe de barrages géants aura des effets désastreux sur le paysage et les vestiges encore cachés de notre histoire commune. Au-delà de ces vestiges, la vallée est le lieu de vie d’une multitude de populations. Crocodiles, hippopotames et plus de 40 espèces de poissons s’y sont développés depuis des siècles, et bien sûr une population humaine estimée à quelques 200 000 agro-pasteurs, entièrement dépendants des crues alluvionnaires de la rivière pour leur existence. La rivière termine son parcours dans le lac Turkana en territoire kényan. Les modifications engendrées par la construction de ces barrages aura des répercussions funestes sur le niveau du lac qui reçoit 90% de son approvisionnement hydrique de l’Omo. Le lac et sa riche biodiversité sont la principale source de nourriture et de revenus pour plus de 300 000 pêcheurs et agriculteurs.

Néanmoins, le gouvernement éthiopien a autorisé la construction d’un complexe de barrages le long de cette rivière (Gibe I, II et III) et projette d’en construire deux autres (Gibe IV et V) sans une réelle consultation des populations éthiopiennes affectées par ces projets et sans aucune consultation des populations kényanes.

De plus, l’eau retenue par Gibe 3 servira à la production d’agro-carburants et autres productions néfastes de l’agro-industrie, sur des terres que le gouvernement éthiopien est en train de céder aux multinationales du nord.

La construction du projet hydroélectrique Gibe 3 a débuté en 2006 lorsque la compagnie éthiopienne d’électricité EEPCo a signé dans la précipitation un contrat avec la multinationale italienne Salini Costruttori. Un contrat sans appel d’offres et sans une analyse élémentaire des risques sociaux, économiques, techniques et écologiques liés à ce type de méga-projets, en complète violation des lois du pays et des standards internationaux.

La législation éthiopienne sur l’environnement stipule qu’une évaluation d’impact environnemental et social (EIES) doit être menée avant l’approbation de tout projet. Malgré cette législation, l’Agence fédérale éthiopienne de protection de l’environnement a approuvé l’EIES de manière rétroactive, en juillet 2008, deux ans après le commencement des travaux.

L’EIES a été menée par l’entreprise italienne CESI et a été financée par l’EEPCo et Salini Costruttori, qui sont donc juge et partie, ce qui pose un grave problème juridique. La collusion entre le gouvernement éthiopien, l’ancienne puissance coloniale et l’une de ses grandes sociétés privées est clairement mise en lumière. Le rapport publié en janvier 2009 soutient le projet, prétendant que l’impact sur l’environnement et les peuples concernés sera ‘négligeable’, voire ‘positif’.

La première phase de construction de Gibe III s’est arrêtée, faute de moyens. Le gouvernement s’est alors tourné vers certains acteurs financiers étrangers pour parachever ce projet.

... rendu possible par les institutions financières internationales

La Banque mondiale qui, pour cause de non appel d’offres, ne financera pas directement le projet, aidera cependant à mobiliser le financement auprès des investisseurs privés en fournissant une garantie. Pirouette hypocrite mais légale, selon les statuts si particuliers de la Banque.

La Banque européenne d’investissement (BEI) a déjà prêté la somme de 91 millions de dollars pour la construction des barrages Gibe I et II alors que les conditions d’appel d’offres ne rencontraient pas ses directives opérationnelles ni celles de l’Union européenne dont elle dépend, mais aussi en contradiction avec les standards internationaux et les recommandations de la Commission mondiale des barrages. Elle a été à nouveau contactée par la société publique EEPCo pour Gibe III.

Alors que dans un document présentant le projet, la BEI affirme que « les mesures de mitigations sont le résultat d’une large consultation avec les populations locale », les associations locales et les groupes écologistes affirment le contraire et dénoncent une campagne d’intimidation brutale réalisée par le gouvernement pour faire taire les voix dissidentes et empêcher toute réunion publique sur le sujet.

La Banque africaine de développement (BafD) est aussi de la partie et, à l’instar de la BEI, affirme que toutes les conditions d’analyse de risques et de consultations des populations sont remplies.

En finançant ce projet à travers son agence de coopération au développement, le gouvernement italien va favoriser les bénéfices de sa multinationale en utilisant l’argent de l’aide publique au développement tout en faisant payer le prix fort aux populations qui rembourseront les prêts concernés si rien ne change.

Imposer le refus de ces méga-barrages

Une campagne internationale demande l’arrêt de ce projet inacceptable. Elle est le fruit d’un collectif d’ONG qui fait pression sur les différents protagonistes [4]. Les mobilisations populaires contre certains projets technologiques présentés par leurs promoteurs comme sources de progrès ne datent pas d’hier. Et certaines d’entre elles ont mené à des blocages « définitifs » là où les populations ont été les plus combatives. Ces luttes environnementales et sociales doivent venir en écho à celles pour l’annulation d’une dette illégitime Dette illégitime C’est une dette contractée par les autorités publiques afin de favoriser les intérêts d’une minorité privilégiée.

Comment on détermine une dette illégitime ?

4 moyens d’analyse

* La destination des fonds :
l’utilisation ne profite pas à la population, bénéficie à une personne ou un groupe.
* Les circonstances du contrat :
rapport de force en faveur du créditeur, débiteur mal ou pas informé, peuple pas d’accord.
* Les termes du contrat :
termes abusifs, taux usuraires...
* La conduite des créanciers :
connaissance des créanciers de l’illégitimité du prêt.
et largement odieuse, promue par le CADTM.

Mais tant que l’idéologie du développement imposée par les institutions financières internationales ne sera pas stoppée et rejetée pour ce qu’elle est vraiment, c’est à dire un moyen organisé par et pour les élites dans le seul but de maximiser leurs profits, il faudra sans cesse remettre l’ouvrage sur le métier.


Notes

[1Pour comprendre les mécanismes et enjeux de l’initiative PPTE : http://www.cadtm.org/Initiative-PPTE?lang=fr

[2Essentiellement le bois et le charbon de bois.

[3Cette société a été accusée de corruption lors d’une étude réalisée pour un projet hydroélectrique au Lesotho. Voir : http://www.odiousdebts.org/odiousdebts/index.cfm?DSP=content&ContentID=10924

[4Une pétition est en ligne : http://stopgibe3.org/

Eric De Ruest

était membre du CADTM Belgique et co-auteur avec Renaud Duterme de La dette cachée de l’économie, Les Liens qui Libèrent, 2014.

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