19 avril 2019 par Anouk Renaud
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Depuis 2011, le coût [1] de la dette française ne fait que diminuer. Cette réduction est le résultat de la baisse des taux d’intérêt auxquels emprunte la France. À l’heure actuelle, ces taux s’avèrent même négatifs pour certaines obligations de moins de 5 ans. Si bien qu’on estime que l’État français paie plus ou moins en moyenne 2 % d’intérêts annuellement (1,7 % en 2018) et que la tendance devrait continuer à la baisse, selon la Banque de France.
Une bonne nouvelle donc pour de nombreux analystes, soulagés de constater que la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
publique française ne serait ainsi plus un problème voire même une aubaine [2].
À y regarder de plus près 2 % du PIB d’intérêts payés, c’est tout de même la modique somme d’environ 40 milliards d’euros qui vont chaque année dans les poches des créanciers. Une somme d’argent qui pourrait être investie ailleurs en améliorant par exemple l’état des services publics déliquescents, comme l’éducation, la santé, la culture…
Ceci étant dit, au-delà de leurs montants c’est surtout le mécanisme même de transfert de richesses que les intérêts génèrent qui est problématique. En effet, lorsqu’un État paie les intérêts de sa dette, il utilise l’argent du contribuable pour rémunérer les détenteurs de capitaux, qui lui en ont prêté et qui s’enrichissent grâce à celle-ci.
D’autant que si l’État français est amené à s’endetter ces dernières années (ou plutôt décennies), c’est en grande partie pour combler une baisse d’imposition des plus aisés (particuliers comme entreprises), comme l’a rappelé en juillet 2016 le rapport d’une mission d’évaluation et de contrôle sur la gestion et la transparence de la dette publique menée dans le cadre de la Commission des finances de l’Assemblée Nationale [3]. Selon son rapport, l’État français a renoncé à 83 milliards d’euros de recettes fiscales en 2016 soit « plus que le déficit budgétaire à financer et près du double de la charge de la dette [4] ». En somme, avec nos impôts et via le remboursement de la dette publique, nous contribuons à enrichir les actionnaires d’entreprises financières, qui eux échappent à l’impôt, légalement ou illégalement à travers des paradis fiscaux
Paradis fiscaux
Paradis fiscal
Territoire caractérisé par les cinq critères (non cumulatifs) suivants :
(a) l’opacité (via le secret bancaire ou un autre mécanisme comme les trusts) ;
(b) une fiscalité très basse, voire une imposition nulle pour les non-résidents ;
(c) des facilités législatives permettant de créer des sociétés écrans, sans aucune obligation pour les non-résidents d’avoir une activité réelle sur le territoire ;
(d) l’absence de coopération avec les administrations fiscales, douanières et/ou judiciaires des autres pays ;
(e) la faiblesse ou l’absence de régulation financière.
La Suisse, la City de Londres et le Luxembourg accueillent la majorité des capitaux placés dans les paradis fiscaux. Il y a bien sûr également les Iles Caïmans, les Iles anglo-normandes, Hong-Kong, et d’autres lieux exotiques. Les détenteurs de fortunes qui veulent échapper au fisc ou ceux qui veulent blanchir des capitaux qui proviennent d’activités criminelles sont directement aidés par les banques qui font « passer » les capitaux par une succession de paradis fiscaux. Les capitaux généralement sont d’abord placés en Suisse, à la City de Londres ou au Luxembourg, transitent ensuite par d’autres paradis fiscaux encore plus opaques afin de compliquer la tâche des autorités qui voudraient suivre leurs traces et finissent par réapparaître la plupart du temps à Genève, Zurich, Berne, Londres ou Luxembourg, d’où ils peuvent se rendre si nécessaires vers d’autres destinations.
, contraignant l’État à s’endetter toujours plus.
La plupart des analyses concernant la charge de la dette publique française se limite à considérer uniquement le coût des intérêts. Or, pour avoir une vision plus exhaustive de combien nous coûte cette dette, il est utile de prendre également en compte le remboursement du capital. Cette non prise en compte est justifiée par le fait que l’État fait « rouler sa dette ». Autrement dit, qu’il rembourse le capital venant à échéance en contractant de nouveaux emprunts. L’État rembourse aux créanciers des sommes colossales en leur réempruntant les mêmes sommes avec en sus des intérêts à payer. Et ainsi de suite. Faire comme si ce mécanisme était insignifiant est problématique. Aujourd’hui plus de 65 % des emprunts publics sont utilisés pour rembourser le capital et payer les intérêts [5]. Une dette qui ne semble plus donc servir qu’à elle-même et à en enrichir certain•e•s.
Derrière la question du coût de la dette publique, se cache (sic) celle de l’identité des créanciers. Qu’ils soient élevés ou non, nous ne savons toujours pas à qui nous payons chaque année les intérêts de la dette. Outre la difficulté technique d’identifier les créanciers du pays dans un contexte de marchés très volatiles, le principal obstacle demeure juridique et donc politique. En effet, l’ordonnance n°2014-863 du 31 juillet 2014 relative au droit des sociétés exclut les obligations
Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
d’État de la possibilité de connaître à tout moment l’identité des détenteurs des obligations, et ce en raison d’une volonté de maintenir le caractère concurrentiel du marché de la dette française [6].
Et le rapport de la Commission des finances de l’Assemblée nationale d’en conclure : « la charge de la dette est payée par les impôts, il est légitime que les Français et leurs représentants sachent à qui sont versés chaque année plus de 40 milliards d’euros » [7].
Cette baisse des taux demeure conjoncturelle et ne va pas durer éternellement. Tôt ou tard, notamment quand la BCE
BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
mettra fin à sa politique de quantitative easing, les taux repartiront à la hausse. Et ne serait-ce qu’1 % d’intérêt en plus, le surplus se chiffrera tout de suite en milliards supplémentaires à payer par le contribuable. Cette incertitude et la crainte d’une charge qui augmente de nouveau traduisent en réalité la dépendance structurelle des États aux marchés financiers
Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
pour ce qui est (entre autres) de leur financement. Une dépendance bien entendu organisée au fil des décisions politiques prises à la fois aux niveaux européen et national [8]. Dit autrement, se réjouir d’une embellie quant à la baisse des taux revient à omettre que ce sont les marchés qui font la pluie et le beau temps. Un pouvoir colossal, qui place les États dans une dépendance à la fois financière mais aussi politique vis-à-vis de ces marchés. C’est ce que montre très bien le sociologue B. Lemoine : « les marchés financiers fixent les conditions du financement public. Non seulement le taux d’intérêt
Taux d'intérêt
Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
mais également quelle politique macroéconomique doit être suivie pour recueillir leur assentiment » [9].
Apprécier le caractère problématique ou non d’une dette, à l’aune uniquement de son coût, amène à confisquer et dépolitiser le débat autour de l’endettement public. Circonscrite à des enjeux techniques et financiers, on nous fait croire (et on le croit nous-mêmes) qu’il faut être expert•e ou économiste pour comprendre quelque chose à la dette et donc émettre un avis dessus. Or, les enjeux techniques et financiers sont précisément des enjeux politiques, sur lesquels nous avons toutes et tous voix au chapitre. De plus, cantonner le débat à la sphère technique, à la question du coût ou de la soutenabilité de la dette, c’est-à-dire de savoir si la dette française est payable, empêche d’interroger sa légitimité, c’est-à-dire de savoir si elle doit être vraiment payée. Les interrogations, telles que « pourquoi l’État s’est endetté ? Quelles ont été les conditions et modalités d’emprunts ? Qui détient la dette ? » ces questions ne restent que trop peu souvent posées sur les plateaux télévisés et dans les colonnes des journaux, évinçant avec elles, celle des responsabilités.
Et cela sans compter que les coûts d’une dette ne se limitent déjà pas à son seul coût financier. Ne serait-ce qu’à considérer le coût écologique colossal généré par ces politiques d’endettement (cf. point 7°). Des coûts cachés et des questions qu’un audit citoyen pourrait mettre en lumière pour tenter d’y trouver des réponses.
Affirmer que la dette ne serait plus un problème c’est oublier aussi l’usage politique qui en est fait, à savoir son utilisation comme moyen ou prétexte pour mettre en place des politiques d’austérité. Le procédé est désormais bien rodé (mais toujours aussi efficace) : invoquer le niveau (insoutenable) de la dette publique française pour ensuite annoncer, justifier et légitimer des réformes et des coupes budgétaires. Malheureusement, ces dernières décennies, la politique gouvernementale française nous en offre chaque jour des exemples supplémentaires. L’emploi de la dette comme moyen de chantage à l’austérité était d’une limpidité rare dans le cas de la SNCF et de la volonté du gouvernement de réformer l’entreprise l’année dernière en échange d’une reprise de dette. E. Macron déclarait en effet : « Parlons-nous franchement : si on reprend la dette, quel nouveau pacte social la SNCF est-elle prête à avoir ? (…) Nous demandons à la SNCF d’aller plus loin sur les réformes, le statut, la mobilité, le régime de retraite [10] ». Rebelote, avec les réformes du régime de l’assurance chômage et celui des retraites. Pour la première, il s’agit de faire des économies en modifiant les règles de l’assurance chômage, c’est-à-dire en restreignant les droits au chômage pour désendetter l’Unédic [11]. Le crédo du gouvernement français (et de ses prédécesseurs) reste la baisse des dépenses publiques pour diminuer l’endettement et le déficit publics, et cela en dépit d’une charge de la dette en diminution ces dernières années.
Là est donc un des dangers les plus préoccupants de la dette publique : la contrainte qu’elle induit. Une influence politique exploitée à des fins de neutralisation de toutes alternatives politiques à la doxa néolibérale.
Selon la logique économique qui nous est présentée, pour contenir le niveau d’endettement public, il faut que les taux d’intérêt soient inférieurs aux taux de croissance. Cela évite ainsi de provoquer ce qu’on appelle « un effet boule de neige ». Si ce n’est pas le cas, des excédents budgétaires primaires doivent être dégagés ou alors de nouveaux emprunts doivent être contractés pour payer les anciens. Cela signifie que pour la France il faudrait un taux de croissance de plus de 2 %. La soutenabilité de la dette repose par conséquent sur une exigence de croissance. En fait, c’est le mécanisme d’endettement même qui repose sur cette nécessité. Même si les niveaux de croissance élevés appelés de leurs vœux par beaucoup venaient à revenir, elle n’en demeurerait pas moins catastrophique. Outre le fait qu’elle ne profite qu’à une minorité de privilégié•e•s, la croissance repose notamment sur l’exploitation des femmes, des hommes et de la nature (et le pillage de ces « ressources » bon marché dans les pays du Sud pour le cas français). Si le capitalisme a démontré son pouvoir de résilience et d’expansion à de multiples reprises, l’enjeu et les limites écologiques pourraient bien changer la donne.
Bien entendu, le niveau d’endettement d’un pays et le poids du service de sa dette restent un enjeu très important pour ne pas dire crucial, car en découlent ses marges de manœuvre en termes de politiques budgétaires. Pour autant, le niveau d’endettement ne doit pas être le critère utilisé pour déterminer si une dette est un problème ou non. Une dette publique, aussi minime et peu onéreuse soit-elle, peut s’avérer tout à fait illégitime.
Bref, qu’un État s’endette n’est pas un problème en soi. Par contre, comment il le fait, qui en profite, pour financer quoi, quelles politiques publiques en découlent… peut le devenir. Plutôt que de se féliciter de rembourser de moins en moins, il serait grand temps de déterminer via un audit citoyen, si tout simplement nous devons rembourser cette dette publique quels qu’en soient son montant et son coût financier [12].
Relecture : Marie-Claude Carrel
Tribune publiée sur le site de Politis
[1] Généralement lorsque l’on parle de « coût » ou de « charge » de la dette publique, il est fait référence au seul paiement des intérêts, sans prendre en compte le remboursement du capital. Voir point 2°
[2] Voir notamment cet article du journal Libération qui illustre bien cette position, bien qu’il soit loin d’être le seul : Savinien de Rivet, « La charge de la dette une ardoise qui pèse de moins en moins », Libération, janvier 2019. Accessible à : https://www.liberation.fr/france/2019/01/11/la-charge-de-la-dette-une-ardoise-qui-pese-de-moins-en-moins_1698530
[3] Mission d’évaluation et de contrôle sur la gestion et la transparence de la dette publique », Commission des finances, Assemblée Nationale, 6 juillet 2016. Accessible à : http://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-info/i3936.asp
[4] Page 25 du rapport, cité par Nicolas H, « France : la commission des finances dénonce une gestion opaque de la dette au seul profit des acteurs financiers », CADTM, janvier 2018. Accessible à : http://www.cadtm.org/France-La-commission-des-finances
[5] Page 23 du rapport, Ibid.
[6] Pages 107 et 109 du rapport, Ibid.
[7] Page 102 du rapport, Ibid.
[8] Voir à ce sujet les travaux de B. Lemoine.
[9] Benjamin LEMOINE, L’ordre de la dette. Enquête sur les infortunes de l’État et la prospérité du marché, Éditions La Découverte, Paris, 2016, p.8.
[10] Eric Béziat, « Les projets radicaux d’Emmanuel Macron pour « réinventer » la SNCF », Le Monde, septembre 2017. Accessible à : https://www.lemonde.fr/economie-francaise/article/2017/09/06/les-projets-radicaux-d-emmanuel-macron-pour-reinventer-la-sncf_5181512_1656968.html
[11] À propos de la dette de l’Unédic, voir le rapport d’audit du GACDAC, avril 2018. Accessible à : http://www.cadtm.org/Verite-et-transparence-pour-la-dette-de-l-Assurance-chomage-plutot-que
[12] Pour en savoir plus sur un audit citoyen de la dette publique française, voir le rapport de 2014 du CAC, Collectif pour un audit citoyen :
https://www.audit-citoyen.org/2014/05/27/que-faire-de-la-dette-un-audit-de-la-dette-publique-de-la-france/
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Article précédemment publié le 28 février 2018
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