Le coût du nouveau sauvetage des banques à Chypre porté par le secteur de l’éducation

22 janvier 2019 par Leonidas Vatikiotis


Nicosie, Chypre - Image d’illustration (CC - Flickr - Amanda Slater)

Le 31 août 2018 prendra une place particulière dans l’histoire de l’économie chypriote avec la fermeture de la Banque Coopérative (Synergatiki) et le transfert de toutes ses agences vers la Banque Hellénique (Elliniki). Le transfert s’accompagnera de celui des 1100 employés sur les 2700 que comptait la Banque Centrale Coopérative (BCC), tandis que le reste des travailleurs participera au programme de départs à la retraite volontaires mis en place par la banque. Mais ce qu’il faut surtout retenir, c’est que 400.000 comptes bancaires de la population chypriote passeront aux mains de la Banque Hellénique.



À titre de comparaison, c’est comme si on parlait de la privatisation d’une banque française de 65 millions de clients, ou d’une banque allemande de 80 millions de clients, etc. Ça n’arrive pas souvent qu’une banque ait presque autant de clients que la population entière du pays.

Le côté " vilain petit canard » de la Banque Coopérative, par rapport au caractère lucratif du système bancaire contemporain, vient de son caractère tel que décrit par un des fondateurs et directeur pendant plusieurs années de la Caisse Coopérative de Limassol : « La Coopérative a été définie à juste titre comme la plus grande conquête sociale à Chypre depuis 110 ans… En pratique, presque toutes les familles chypriotes ont pu expérimenter les bénéfices de son existence depuis 65 ans, puisqu’à travers ses financements, les trois quarts de la ville de Limassol ont pu être construits, plusieurs commerçants et petites entreprises ont pu monter leurs projets et des milliers de parents ont pu financer les études de leurs enfants. Des communautés locales, comme la municipalité de Limassol, des centres culturels et sportifs, des collectifs de parents d’élèves et de nombreuses organisations sociales, ont eu pendant des années le soutien de la Caisse Coopérative de Limassol. L’Université Technologique a bénéficié d’un premier emplacement grâce à un don généreux de la Caisse au centre de la ville. » (Kazamias, 2018)

La vente de la Banque Coopérative à la Banque Hellénique marque l’accomplissement d’une procédure commencée en 2013, avec comme prétexte la banqueroute de la Banque Populaire (Laïki) qui comptait dans son portefeuille des obligations Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
grecques de grande valeur, dévaluées avec la restructuration de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
publique grecque en Mars 2012. Cette dévaluation Dévaluation Modification à la baisse du taux de change d’une monnaie par rapport aux autres. a eu des conséquences sur toutes les grandes banques chypriotes, en les exposant aux grands investisseurs et aux fonds spéculatifs. La vente de la Banque Coopérative à la Banque Hellénique représente un beau cadeau pour cette dernière puisque ses indicateurs les plus importants étaient tous supérieurs à ceux de la Banque Hellénique. Par exemple, la part de dépôts de la Coopérative en 2016 était de 25.6% alors que ceux de la Banque Hellénique de 12.5%. La part de prêts de la Banque Coopérative la même année était de 15.8% contre 7.8% pour la Banque Hellénique (Stockwatch, 2017). Si on peut dès lors parler de sauvetage, comme le formule le président Anastasiadès en parlant du rachat de la BCC par la Banque Hellénique, qu’il a réalisé après sa réélection en janvier 2018, ce n’était pas celui de la Banque Coopérative mais bien celui de la Banque Hellénique (Vatikiotis, 2018).

La vente de la Banque Coopérative à la Banque Hellénique a eu des conséquences encore plus importantes :

- Premièrement, elle a été accompagnée d’une garantie de l’Etat d’une valeur de 2,5 milliards d’euros pour les prochaines 12 années. Cette garantie vient s’ajouter à une autre garantie récente de 2,5 milliards également s’ajoutant à celle de 1,7 milliard donnée en 2017. La somme totale des garanties Garanties Acte procurant à un créancier une sûreté en complément de l’engagement du débiteur. On distingue les garanties réelles (droit de rétention, nantissement, gage, hypothèque, privilège) et les garanties personnelles (cautionnement, aval, lettre d’intention, garantie autonome). s’élève à 6,3 milliards d’euros, ce qui contribuera très probablement à augmenter la dette publique chypriote, qui était inférieure en 2017 par rapport à 2016 mais dont la valeur reste au-dessus du double en comparaison avec la période précédant les memoranda et la crise, comme illustré dans le tableau 1 ci-dessous.

Dette publique du gouvernement de la République de Chypre
2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015 2016 2017
Montants en millier d’euros 8.462 9.947 10.862 12.966 15.527 18.615 18.922 19.072 19.418 18.725
% par rapport au PIB PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
44,5 53,3 56,3 65,7 79,7 102,6 107,5 107,5 106,6 97,5

Source : République de Chypre, Rapport Annuel du département de Gestion de la Dette Publique 2017, 3/2018

- Deuxièmement, la vente de la Banque Coopérative a été évaluée par la Commission européenne, qui devait donner son accord pour la garantie d’Etat, lui fournissant une occasion de changer radicalement le cadre des ventes aux enchères, c’est-à-dire de les faciliter, aux bénéfices des banques. Ainsi, le feu vert à la privatisation de la BCC a été utilisé comme levier de chantage pour que le parlement chypriote vote la facilitation des ventes aux enchères, les parlementaires se retrouvant devant ce dilemme : soit une faillite désordonnée et un nouveau bail-in, soit la privatisation de la Banque Centrale Banque centrale La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale. Coopérative sous des termes odieux, assortie de la libéralisation des ventes aux enchères.

Le problème des banques chypriotes apparaît plus clairement quand on se penche sur les non-performing loans (NPL – prêts non-performants), définis comme étant des prêts dont le remboursement souffre un retard de plus de 90 jours ou qui sont considérés par les banques elles-mêmes comme des prêts qui ne seront pas remboursés entièrement. Le problème de Chypre par rapport à la situation européenne est illustré dans le tableau 2 ; il est clair que le pays se place en deuxième position après la Grèce dans la liste des pays dont les banques détiennent le plus grand pourcentage de NPL. En deux ans à peine, de septembre 2015 à septembre 2017, le pourcentage a baissé de 50 % à 40,6 % (Parlement européen, 2017).

Le problème de Chypre est beaucoup plus grave quand on se penche sur le rapport de ces NPL au PIB. Même si on observe une légère baisse avec le temps (de 2,7 milliards d’euros en 2013), ils ont atteint 19,9 milliards en Avril 2018 par rapport au PIB qui s’élevait à 19,2 milliards d’euros au 31 décembre 2017 ! Les non-perfoming loans dépassent le PIB, une performance encore jamais accomplie par aucun pays. Et bien sûr, cette bombe à retardement pour les fondations de l’économie est due à la croissance colossale du secteur bancaire à Chypre et au surendettement des ménages et des entreprises. Depuis juin 2018 néanmoins, la valeur des NPL chutent considérablement puisque la nouvelle législation, imposée par la Commission européenne et votée par les partis DISI (droite) et DIKO (centre-droit), autorise la vente de NPL à des fonds et permet les ventes aux enchères de résidences principales. La valeur d’une grande majorité de ces résidences est pourtant inférieure à 200.000 euros.

Non-performing loans en pourcentage par rapport aux prêts bancaires totaux
Grèce 46,6 %
Chypre 40,6 %
Portugal 16,7 %
Slovénie 12,6 %
Italie 11,8 %
Bulgarie 11,7 %
Irlande 11,4 %
Hongrie 10,1 %
Croatie 8,9 %
Roumanie 8,4 %
Pologne 6,0 %
Espagne 4,8 %
Autriche 4,0 %
Malte 3,6 %
Slovaquie 3,6 %
France 3, 2%
Lettonie 3,1 %
Belgique 2,7 %
Lituanie 2,6 %
Danemark 2,5 %
Pays-bas 2,4 %
Allemagne 2,1 %
Royaume-Uni 1,6 %
République Tchèque 1,6 %
Finlande 1,6 %
Estonie 1,3 %
Luxembourg 1,2 %
Suède 0,9 %

Source : Non-performing loans in the Banking Union, Briefing European Parliament

Il faut dire que le problème des NPL aurait pu être traité si dès 2013 les gouvernements du président N. Anastasiades avaient sauvé les débiteurs au lieu de sauver les banques avec l’argent des contribuables, pour soulager les nouveaux acheteurs de ces banques. Et si l’argent du sauvetage avait plutôt servi à soutenir les retraités, les chômeurs et l’économie réelle, pour la création d’emplois afin d’alimenter un cycle de croissance bénéfique à la société.

Les conséquences douloureuses pour la population de la politique généreuse du gouvernement et de l’UE envers les banques n’ont pas tardé à apparaître comme l’autre monnaie de cette pièce qui circule depuis déjà plus de dix ans. Le 4 juillet, le gouvernement Anastasiades a annoncé une série de mesures pour le système éducatif qui ont pour résultat la réduction des dépenses publiques, la réduction des ressources pour que les conséquences de la privatisation de la banque coopérative ne se fassent pas sentir. Plus précisément, le gouvernement de la République de Chypre a annoncé l’augmentation des heures de travail des professeurs et enseignants, dans une tentative de réduire les embauches du Ministère de l’Éducation, qui pour l’année scolaire 2018-2019 seront réduites de 379 à 159. Les conséquences directes de cette mesure sont l’intensification du travail des enseignants, la dégradation de la qualité de l’enseignement, la réduction des postes, et un coup dur pour les syndicats, puisqu’il est prévu, entre autres, de limiter les autorisations octroyées aux syndicalistes. Les contre-réformes néolibérales touchant le secteur de l’éducation de Chypre devraient permettre l’économie de 52 millions d’euros annuellement, sur un budget total de 650 millions pour le seul paiement des salaires par le Ministère de l’Éducation.

La tentative du gouvernement Anastasiades d’appliquer une politique d’intervention minimale de l’État dans l’Éducation se place aux antipodes de la générosité dont il fait preuve à l’égard des banquiers. Révélatrice de cet élan de « générosité », la déclaration du contrôleur général de la République de Chypre, Odysséas Michaelides, qui énonce clairement que l’accord avec la Banque Hellénique « n’a pas bénéficié à l’État », s’inscrit dans le cadre des audiences menées par le Comité de Recherche, parmi d’autres révélations - comme par exemple celle où il fait mention d’une correspondance entre le ministre des Finances, Ch. Georgiades et son chef de cabinet ministériel, visant l’intervention de la Commission européenne et des autorités de contrôle pour la privatisation de la banque Coopérative. Il prétend de plus que la « négociation a été faite avec un couteau sous la gorge », et, plus impressionnant encore, que « les actifs Actif
Actifs
En général, le terme « actif » fait référence à un bien qui possède une valeur réalisable, ou qui peut générer des revenus. Dans le cas contraire, on parle de « passif », c’est-à-dire la partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (les capitaux propres apportés par les associés, les provisions pour risques et charges ainsi que les dettes).
donnés à la banque Hellénique dépassent les passifs de 500 millions d’euros » (Zachariou, 2018). Les coupes dans l’éducation sont destinées à combler les trous des finances publiques, causés par une politique de prestations rendues aux banques étrangères…

Face à la tentative de réduire les crédits de l’éducation publique et d’attaquer les droits des travailleurs dans le secteur de l’enseignement, les enseignants eux-mêmes protestent pour rejeter le projet du gouvernement, en dénonçant le fait qu’il ne s’agit pas de « rationaliser le secteur », mais d’effectuer des coupes budgétaires anti-sociales.

Tous les développements susmentionnés (privatisation des banques, ventes aux enchères de résidences principales, diminution de l’éducation publique et de l’emploi, etc.) rendent la République de Chypre vulnérable aux pressions exercées sur elle pour qu’elle accepte une solution analogue au « Plan Annan », qui avait été refusé par la population chypriote grecque lors d’un referendum il y a 14 ans. Le danger est donc qu’après « l’austérité financière » qui a augmenté la dette publique et qui a étouffé les droits sociaux des chypriotes, on assiste à une « austérité géopolitique » qui noiera les droits souverains de la République de Chypre.

Sources :
- Kazamias, K. (2018, août 26), « Δεν υπήρξε βούληση διατήρησης του Συνεργατισμού », εφημερίδα Φιλελεύθερος, Συνέντευξη στην Αντιγόνη Σολομωνίδου-Δρουσιώτου, http://www.philenews.com/koinonia/anthropoi/article/572503/k-kazamias-den-ypirxe-boylisi-diatirisis-toy-synergtismoy
- Vatikiotis, L. (2018, juillet), « Ανοιχτή πληγή οι τράπεζες στην Κύπρο », Επίκαιρα, τ. 396, https://bit.ly/2LOgzLn
Chani, G. (2017, 16 octobre), « Η τραπεζική “πίττα” δέκα χρόνια μετά », Stockwatch, https://www.stockwatch.com.cy/el/article/trapezes/i-trapeziki-pitta-deka-hronia-meta
- European Parliament (2017, March 15), Non-performing loans in the Banking Union, Stocktaking and Challenges, Briefing. http://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/BRIE/2018/614491/IPOL_BRI(2018)614491_EN.pdf
- Zachariou, K. (2018, 31 Août), « Έγκλημα καλά σχεδιασμένο από το ΥΠΟΙΚ η κατάρρευση του Συνεργατισμού », Χαραυγή, https://dialogos.com.cy/haravgi/egklima-kala-schediasmeno-apo-to-ipik-i-katarrefsi-tou-sinergatismou/


Traduit par Eva Betavatzi


Source : Debtfree.gr

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