Le passé dans la finance prédatrice d’Ajay Banga, le nouveau président de la Banque mondiale, promet encore davantage de pauvreté

9 mai 2023 par Patrick Bond , Milford Bateman , Lena Lavinas , Erin Torkelson


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Pouvons-nous accepter qu’Ajay Banga devienne président de la BM sans enquêter sur son passé dans la finance prédatrice, surtout en tant que dirigeant visionnaire de MasterCard qui s’engage pour l’« inclusion financière » ?




Nous pouvons apprendre beaucoup de ce qui s’est passé ces dix dernières années, à commencer par son rôle en Afrique du Sud où il a autorisé un partenariat avec Net1, une entreprise de gestion de données dont la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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est actionnaire. En 2016, la Société financière internationale, qui fait partie du groupe Banque Mondiale, en a acheté 22% - la part d’actions Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
la plus importante – pour 107 millions de dollars.

En 2020, Cash Paymaster Services (CPS), la principale filiale de Net1, a dû déclarer faillite après que des actions sociales ont conduit à des poursuites judiciaires contre sa stratégie habituelle de débit, qui a appauvri des millions de personnes sous couvert d’inclusion financière. Net1 attirait les pauvres dans le système bancaire à des conditions qui menaient non pas au développement mais au sous-développement induit par le crédit.

 Piège de la dette pour les pauvres

L’Afrique du Sud, la société la plus inégale au monde, est aussi l’un des centres les plus importants au monde où expérimenter l’inclusion financière, d’abord en raison de son incursion désastreuse dans le microcrédit commercial dans la période qui a immédiatement suivi l’apartheid. Mais cet épisode lamentable a été considérablement aggravé par les expériences des années 2010, lorsque les allocations sociales ont été massivement payées sur des comptes en banque en 2012.

Plus de 25 millions – sur une population de 60 millions – dépendent actuellement d’une allocation mensuelle : allocation de chômage de 20 dollars, allocation familiale de 27 dollars, pension de retraite ou pour handicap de 110 dollars.

Dans son effort pour faire entrer dans le système bancaire 500 millions de pauvres de par le monde, Banga s’est associé à l’agence de sécurité sociale d’Afrique du Sud (SASSA) et Net1, imposant l’utilisation de cartes de débit MasterCard pour le versement des allocations. Ce système de paiement par carte était censé éviter aux Sud-Africains pauvres de longues files d’attente sous le soleil devant des services gouvernementaux (source de trop de décès chez les personnes âgées), les protéger des vols à la tire aux points de distribution et diminuer les coûts liés à l’utilisation d ‘argent liquide, permettant ainsi au gouvernement de réaliser des économies.

Banga s’est rendu en Afrique du Sud en janvier 2013 pour voir comment fonctionnait le système et convaincre les dirigeants conservateurs du Trésor. Il affirmait que les économies annuelles réalisées grâce à un système de distribution plus efficace sont estimées à 80 millions de dollars.

Un des dirigeants locaux qu’il a rencontrés, Nhlanhla Nene, était ministre des finances d’Afrique du Sud en 2014-15 (avant d’être démis pour s’être opposé à un accord douteux avec la Russie sur le nucléaire) et a recouvré son poste en 2018. Nene a été rapidement obligé de démissionner suite à ses visites non expliquées chez les Gupta, qui avait corrompu des membres importants de l’état sud-africain. L’autre dirigeant rencontré par Banga, Ismail Momoniat, a servi longtemps dans les sphères supérieures de l’administration financière.

<span lang='pt'>Fonte: MasterCard on Flickr</span>
Source : MasterCard on Flickr

De plus, en janvier 2013, Banga s’est rendu à Soweto et y a repéré une bénéficiaire dans le bidonville Elias Motsoaledi près du plus grand hôpital de Johannesburg, une rencontre que l’on peut toujours voir sur le compte Flickr de MasterCard. Quatre mois plus tard, le Washington Post lui a offert une belle tribune pour ses souvenirs de la bénéficiaire Hilda Nkantini :

En Afrique du Sud, j’ai rencontré une femme de 77 ans appelée Hilda. Elle habitait une minuscule cabane. Elle m’a dit — et ce n’est pas facile de ne pas se laisser émouvoir quand on entend des choses pareilles — « Maintenant j’ai l’impression d’être quelqu’un. J’ai une carte avec mes données. J’existe » Et vous ne pouvez pas vous imaginer son expression de surprise. Elle recevait la même allocation, mais avant c’était en liquide et elle était anonyme. Maintenant elle avait une identité au sein de l’Afrique du Sud.

Le nouveau système était sans aucun doute apprécié pour son aspect pratique. Mais Banga poursuivait,

Je ne suis pas un philanthrope. Je ne suis pas une agence de l’ONU. Je travaille pour des actionnaires. Je dois engranger des bénéfices. Je crois que vous pouvez faire les deux… si ces gens utilisent leur carte, ça me rapporte… Au début, ils vont retirer de l’argent dans un distributeur. Là ça me rapporte très peu. Mais vous savez quoi ? Eux ils en tirent profit et c’est le premier pas.”

 De l’accès aux allocations à la prédation financière

Tandis que Banga prétendait qu’il pouvait servir à la fois les intérêts des actionnaires et ceux de la population, les allocations de chômage d’Afrique du Sud étaient transformées en collatéraux de produits financiers Produits financiers Produits acquis au cours de l’exercice par une entreprise qui se rapportent à des éléments financiers (titres, comptes bancaires, devises, placements). de haut vol. Banga avait déjà commencé à développer les services de MasterCard en s’associant avec l’un des chefs d’entreprise les plus connus d’Afrique du Sud, Serge Belamant de CPS/Net1.

Grâce à son partenariat avec SASSA, Belamant a reçu l’autorisation de se servir des données personnelles de plus de 18 millions de Sud-Africains. Il a aussi été en mesure de compiler l’historique complet de leurs revenus et de leurs habitudes de consommation. Et il a créé quatre filiales visant à commercialiser des produits financiers auprès de bénéficiaires d’allocations de chômage, et de créer ainsi des dettes privées liées à des produits vendus à crédit (surtout de la microfinance, des assurances décès et des contrats sur téléphones portables). Ces dettes ponctionnaient les comptes des bénéficiaires au point qu’ils ne recevaient presque plus rien, voire rien du tout chaque mois.



Banga s’est abondamment servi de l’histoire de Hilda pour promouvoir son innovation [1] mais l’objectif premier était bien de faciliter la prédation financière organisée par SASSA (la sécurité sociale du pays). En partenariat avec CPS/Net1, Grindrod Bank et MasterCard, SASSA a accordé des subventions à des magasins d’alimentation, des banques commerciales Banques commerciales
Banque commerciale
Banque commerciale ou banque de dépôt : Établissement de crédit effectuant des opérations de banque avec les particuliers, les entreprises et les collectivités publiques consistant à collecter des fonds pour les redistribuer sous forme de crédit ou pour effectuer à titre accessoire des opérations de placements. Les dépôts du public bénéficient d’une garantie de l’État. Une banque de dépôt (ou banque commerciale) se distingue d’une banque d’affaires qui fait essentiellement des opérations de marché. Pendant plusieurs décennies, suite au Glass Steagall Act adopté pendant l’administration Roosevelt et aux mesures équivalentes prises en Europe, il était interdit aux banques commerciales d’émettre des titres, des actions et tout autre instrument financier.
, ou l’un ou l’autre des 10 000 points de paiement de Net1 (qui apparaissent dans tout le pays la première semaine de chaque mois).

Pendant que Banga produisait 10 millions de cartes, Net1 créait des filiales qui vendraient des produits financiers à des bénéficiaires d’allocations, produits comprenant des prêts (Moneyline), des assurances (Smartlife), du temps de communication et de l’électricité (uManje Mobile) et les paiements (EasyPay).

En tant que fournisseur de service monopolistique, Net1 contrôlait l’entièreté du flux de paiement. La société occupait une position idéale pas seulement pour verser les allocations, mais pour vendre des produits financiers et prélever les remboursements au moment des versements.

Il était impossible que les bénéficiaires ne payent pas ces dettes puisque les remboursements étaient automatiquement déduits et ne dépendaient plus de leur comportement de consommateur. Comme les remboursements à Net1 réduisaient à rien leurs allocations sociales, les bénéficiaires se sont tournés vers d’autres prêteurs, formels et informels, dont la plupart se faisaient également rembourser automatiquement par les services de Net1.

Alors que Net1 prétendait faire des prêts sans intérêt, leur “charge” mensuelle dépassait généralement les 5% par mois. Bien que techniquement autorisés par la loi sur le crédit national, ces taux d’intérêt Taux d'intérêt Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
s’élevaient à plus de 30 % sur un prêt standard de 6 mois. À l’époque, les taux d’intérêt sur une carte de crédit étaient légèrement supérieurs à 20 % par an. Grâce à ses crédits à taux élevés, Net1 a tiré davantage de revenus de ses produits d’inclusion financière que de la distribution d’allocations sociales entre 2015 et 2017.

Bien qu’il soit difficile d’estimer le coût pour les bénéficiaires - ces informations sont contrôlées par Net1 - nous disposons de quelques indicateurs utiles. La célèbre ONG de défense des droits sociaux Black Sash a mené une enquête entre octobre et novembre 2016, et sur 1591 bénéficiaires, 25,5 % ont répondu « oui » à la question : « de l’argent a-t-il été déduit de votre allocation sans votre consentement ?’ »

Le partenariat entre Mastercard et Net1 constituait une nouveauté : ils ont créé une carte de débit qui correspondait à deux systèmes de paiement parallèles : Europay-MasterCard-Visa et l’Universal Electronic Payment System (UEPS). Le premier fonctionne en ligne avec un code PIN comme partout dans le monde ; le second fonctionne hors ligne avec sécurité de données biométrique et est spécifiquement conçu pour des bénéficiaires en Afrique du Sud.

Ce qu’impliquait ce double système, c’était que la grande majorité des transactions effectuées par des bénéficiaires d’allocations sociales passaient par le système hors ligne UEPS, soit à un point de paiement Net1 ou auprès de commerçants utilisant la filière Net1. Au lieu d’apparaître dans le Système de Paiement national, et donc d’être visibles aux yeux de la Banque nationale et du Ministère des finances, ces transactions étaient traitées en interne par Net1.

La plupart de ces déductions pour des produits Net1 se passaient en dehors des structures financières traditionnelles. Ce qui a conduit à une importante prédation financière par un fournisseur de service en situation de monopole.

Bref, avec l’aide de MasterCard, Net1 a mis au point un système financier gris qui en fait ne faisait pas du tout entrer les bénéficiaires dans le secteur financier officiel mais les isolait dans un espace de paiement numérique monopolistique échappant au contrôle de l’État. Net1 contrôlait le flux de distribution des caisses de l’État aux comptes des bénéficiaires et pouvait dès lors déduire des allocations les sommes à rembourser pour des produits financiers lors du transfert sur les comptes en banque.

Les bénéficiaires ne pouvaient pas choisir quand ils paient puisque le remboursement aurait déjà été effectué/ puis qu’on déduisait les sommes à rembourser automatiquement. Le partenariat SASSA-MasterCard-CPS/Net1-Grindrod éliminait quasi tout risque de non-paiement en utilisant un dispositif de l’état social en tant que garantie du crédit privé. La situation désespérée de millions de bénéficiaires d’allocations qui se sont fait happer dans une relation prédatrice avec MasterCard était alors aggravée par l’inquiétude que la Ministre des affaires sociales était elle-même corrompue.

Voilà qui a amené Black Sash à enquêter et à déposer plainte contre CPS. En septembre 2020, le mouvement avait réussi non seulement à empêcher un renouvellement du contrat de Net1 mais à obtenir des compensations qui ont mené CPS à la faillite(mais Net1 continue à jouer un rôle dans la distribution des allocations sociales en Afrique du Sud et dans plusieurs autres pays).

 L’Afrique du Sud et le Brésil : des pilotes de l’utilisation de la pauvreté comme vecteur de garantie

Pareille stratégie de limitation des risques transformait des allocations versées par l’État en un nouveau type de garantie collatérale, inversant ainsi l’objectif même de ces transferts d’argent censés lutter contre la pauvreté, en diminuant le degré de privation des pauvres par un apport monétaire. Des processus semblables sont à l’œuvre au Brésil et par bien d’autres systèmes de transferts en liquide.

La Banque mondiale était réticente et même ouvertement hostile à toute forme de transfert monétaire aux pauvres jusqu’à la fin des années 1990 (en argumentant qu’il ne ferait qu’exacerber leurs mauvaises habitudes de consommation). Mais en comprenant la facilité à utiliser un revenu régulier pour rembourser les dettes, elle s’est mise à soutenir le système comme étant l’avenir des politiques sociales dans le Sud Global dès le début des années 2000.

Des conditionnalités Conditionnalités Ensemble des mesures néolibérales imposées par le FMI et la Banque mondiale aux pays qui signent un accord, notamment pour obtenir un aménagement du remboursement de leur dette. Ces mesures sont censées favoriser l’« attractivité » du pays pour les investisseurs internationaux mais pénalisent durement les populations. Par extension, ce terme désigne toute condition imposée en vue de l’octroi d’une aide ou d’un prêt. ont été adoptées et des critères d’éligibilité stricts ont été établis pour légitimer l’utilisation de sommes versées par l’État, en introduisant des paramètres – par exemple une évaluation des ressources et des exigences par rapport à l’emploi – qui séparent les pauvres en « méritants » et « déméritants ». Les pauvres méritants sont vite devenus la pièce centrale de la stratégie d’inclusion financière que la BM s’est mise à soutenir en association étroite avec de grosses entreprises financières.

Aujourd’hui des milliards de ménages pauvres sont devenus simultanément bénéficiaires d’allocations et détenteurs d’un compte en banque. Ce qui leur a donné la possibilité de contracter des emprunts – considérée comme une nouvelle forme de « droit » social dans la foulée de la vague prétendument émancipatrice du microcrédit – mais leur a conféré un nouveau statut existentiel : un endettement structurel.

Cela signifie qu’une forme nouvelle et encore plus abjecte de pauvreté est en train d’émerger, le résultat d’une extraction financière des plus vulnérables, maintenant obligés d’avoir recours à des niveaux de dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
de plus en plus élevés pour rembourser d’anciens emprunts et tout juste survivre. Partout dans les pays les plus pauvres, mais aussi dans les économies à moyens revenus comme l’Afrique du Sud et le Brésil, le niveau d’endettement très élevé chez les travailleurs pauvres et les plus désavantagés est devenu un problème social inquiétant, qui nécessite la mise en œuvre de programmes ciblés pour aider ces énormes contingents de débiteurs à renégocier leurs remboursements, et donc leur capacité à survivre dans l’endettement.

Voilà qui illustre le drame que représente la nomination de Banga au poste de président de la BM, ceci d’autant plus que l’urgence de la crise climatique appelle une nouvelle génération de mesures éco-sociales qui répondent véritablement et équitablement aux besoins de ceux qui continuent à payer – dans le Sud Global – les conséquences de mauvaises politiques de développement et la surconsommation et surproduction de gaz à effet de serre dans le Nord Global.

Dans sa mise en place de l’inclusion financière selon ces modalités, MasterCard fait partie d’un groupe d’élite de multinationales financières, de télécommunications et de paiement numérique, des philanthrocapitalistes de l’utopie numérique (pensons à la fondation Bill et Melissa Gates), des innovateurs genre Belamant, des organisations de lobbying de droite, des ONG alignées comme Accion, ainsi que la Banque mondiale et le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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. Daniela Gabor et Sally Brooks désignent cet ensemble d’acteurs par le terme « complexe fintech de développement philanthropique. »

Ils prétendent que s’ils ont accès à un ensemble de services de microfinance numérique (petits prêts, possibilité d’épargne, transferts monétaires, ordres de débit, etc.) fournis par des plateformes fintech aux actionnaires en quête de dividendes, les pauvres du Sud Global seront mieux en mesure d’échapper à la pauvreté.

 Les fantasmes de la Fintech

Mais les preuves à l’appui de cette affirmation optimiste sont très faibles. Tout d’abord, l’accès à ces services s’est déjà considérablement élargi depuis 1990 grâce à la révolution de la microfinance et à l’émission généralisée de cartes de débit. Cependant même d’anciens farouches partisans reconnaissent aujourd’hui que cette prétendue révolution n’a eu aucun impact sur la pauvreté au niveau mondial.

De plus des plateformes fintech vantées comme des exemples à suivre, comme M-Pesa au Kenya, ont « mûri » sur un mode destructeur, et exploitent de plus en plus leurs clients.

Nous devons donc rester très prudents face aux prétentions de ceux qui souhaitent donner plus de poids aux services fintech : ils cherchent davantage à servir leurs intérêts financiers et à promouvoir une idéologie particulière qu’à redresser une injustice économique structurelle.

La compagnie MasterCard est un bon exemple. Elle affiche comme objectif l’extension de l’inclusion financière pour mieux combattre la pauvreté, ce qui est censé prouver son haut degré de responsabilité sociale, tout comme l’intérêt passionné de Banga pour le lien entre technologie et développement.

Mais en pratique ça ne marche pas. Même des directeurs dans le secteur fintech comme Dan Schulman chez PayPal reconnaissent que l’inclusion financière n’est qu’un euphémisme pour attirer le plus de nouveaux clients possible et être ainsi en position de soutirer un flux continu de profit en jouant les intermédiaires pour d’innombrables minuscules transactions financières qui, ensemble, se montent à des milliers de milliards de dollars.

Et comme le montre l’exemple de CPS/Net1 en Afrique du Sud, les véritables bénéficiaires de cette forme de fintech motivée par le profit ne sont nullement les clients pauvres mais les entreprises fintech, leurs actionnaires et investisseurs et aussi bien sûr l’économie du Nord Global où se trouve presque toujours leur siège social.

C’est pourquoi les exploits de Banga semblent bien répéter les aventures coloniales qui ont permis aux grandes puissances de faire tant de ravages parmi leurs sujets. En extrayant en quantités énormes de la richesse basée sur le travail et des ressources naturelles sous couvert du « fardeau de l’homme blanc » ou d’une mission évangélisatrice, les pays colonisateurs ont systématiquement pillé et sous-développé leurs colonies.

Aujourd’hui un exercice d’exploitation similaire est à l’œuvre, sous prétexte d’inclusion financière grâce à une « Quatrième Révolution Industrielle » combinant des algorithmes basés sur la consommation observée et la technologie des cartes de crédit. Que ce soit ou non délibéré, la nomination de Banga va vraisemblablement être favorable à l’objectif stratégique du gouvernement des États-Unis : promouvoir des comportements de consommation occidentaux et l’endettement consécutif, par le recours à des plateformes fintech détenues et contrôlées par de grosses entreprises et des investisseurs étatsuniens. Banga a montré comment leurs opérations profitent à l’économie des Etats-Unis tout en sapant les cobayes financiers et plus généralement les économies du Sud Global.

 Nkantini ne s’inscrivait pas dans le scénario de MasterCard

Quand nous avons appris la désignation de Banga, nous nous sommes demandé si Hilda Nkantini avait eu à souffrir des dix ans de sa prédation financière en Afrique du Sud – et avons appris que son bon sens financier avait neutralisé le marketing de MasterCard et les farces et attrapes du complexe fintech du développement philanthropique. Nous la retrouvons dans le bidonville où elle habite depuis des décennies – tout comme Siphiwe Mbatha, un chercheur-militant au Centre de recherche et pratique en sociologie de l’Université de Johannesburg le mois dernier – où elle survit tant bien que mal, en termes économiques.

Mais si elle utilise toujours sa MasterCard, elle n’a jamais, souligne-t-elle, utilisé les autorisations de débit sur son allocation pour des prêts ou des services douteux.



En 2013, le reporter du Washington Post a posé à Banga une seule question épineuse sur son projet sud-africain : « MasterCard peut-elle utiliser des données à des fins de marketing ? Et qu’en est-il de la protection des données ? » Sa réponse élude la réalité derrière l’accord entre MasterCard et Belamant : « Pas vraiment. Vous voyez, en tant que système d’exploitation, je n’obtiens pas vraiment d’informations à partir du nom d’une personne. Tout cela va au gouvernement. »

Hilda Nkantini est une preuve vivante qu’il est possible de résister à l’objectif néolibéral associé à la séduction de l’inclusion financière. Nkantini apprécie les avancées technologiques (la distribution des allocations par carte) mais ne se laisse pas prendre par la surveillance biométrique ou la garantie collatérale par autorisation de débit sur un revenu de substitution.

Cette résistance subtile, un vrai jujitsu de l’idéologie de Banga et du partenariat avec CPS/Net1, est malheureusement trop rare. Par conséquent, ce sont les caractéristiques prédatrices de la façon dont MasterCard utilise la distribution d’allocations qui constituent l’héritage principal de Banga en Afrique du Sud.

De plus, l’implication de la Banque mondiale est confirmée par une évaluation publiée en 2021, dans le cadre de partenariat avec l’Afrique du Sud 2022-26 (South Africa Country Partnership Framework FY22-FY26) sur l’inclusion financière dans les années 2010, puisqu’on y lit que ses objectifs ont été « largement atteints » (‘mostly achieved’). Dans la section intitulée « Leçons » la colonne où figure Net1 est laissée vide.

À cet égard, Ajay Banga est la personne idéale à la tête de la Banque mondiale, dont le passé s’inscrit dans la prédation et puisqu’elle est familière de la création massive de pauvreté par ses projets de « développement » en faveur des multinationales et par des programmes d’ajustement structurel macro-économiques. Ajoutons la rhétorique de l’inclusion financière qu’elle tient depuis la microfinance des années 1990 jusqu’à l’utilisation récente par Banga des allocations sociales des pauvres comme garantie. Lors des cinq ou dix prochaines années sous la houlette de Banga, l’institution va sans nul doute confirmer l’impossibilité de sa réforme.

(Co-auteurs : Bateman, Bond, Lavinas et Torkelson sont des enseignants-chercheurs dans les Universités de Juraj Dobrila, Croatie ; Johannesburg, Afrique du Sud ; Rio de Janeiro Federal, Brésil et Durham, Angleterre, respectivement.)


Traduction de l’anglais : Christine Pagnoulle et Vicki Briault.

Notes

[1Voir ici, ici et ici.

Patrick Bond

enseigne à la Witwatersrand University School of Governance à Johannesburg. Il est également directeur du Centre for Civil Society à l’Université KwaZulu-Natal à Durban. Son dernier ouvrage (avec Ana Garcia) s’intitule BRICS, An Anti-Capitalist Critique.

Milford Bateman

Visiting Professor of Economics, Juraj Dobrila University of Pula, Croatia. He is the author of Why Doesn’t Microfinance Work ? The Destructive Rise of Local Neoliberalism.

Lena Lavinas

University of Rio de Janeiro Federal, Brazil.

Erin Torkelson

University of Durham, England.