18 avril 2015 par Eric Toussaint
La Banque mondiale semble reconnaître qu’elle a commis des erreurs en matière de déplacement de populations [1]. De son côté, Le Consortium international pour le journalisme d’investigation (International Consortium for Investigative Journalism - ICIJ) a examiné les activités de la Banque mondiale dans 14 pays, et a découvert que presque 3,4 millions de « personnes des plus vulnérables » ont été forcées de fuir leurs maisons au cours de la dernière décennie [2]. Nous reproduisons ici un article consacré au déplacement forcé de population en Indonésie.
En Indonésie, la Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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a collaboré activement au sinistre projet de transmigration [3] dont certaines facettes constituent des crimes contre l’humanité. Il s’agit du déplacement – dans certains cas, forcé - de millions de personnes des îles de Java et de Sumatra vers d’autres îles de l’archipel et de la dépossession des indigènes de ces îles.
La Banque mondiale est, surtout pendant les quinze années de l’âge d’or du programme (1974–1989), sa principale source de financement extérieur. Les historiens reconnaissent cette responsabilité de la Banque : « Au milieu et à la fin des années 1970, la Banque a soutenu et a prêté son assistance au programme controversé du gouvernement qui consistait au déplacement officiel et subventionné des familles de Java vers d’autres îles [4] ». Cette contribution ne se limite pas seulement à un appui financier et technique. Elle apporte aussi son appui politique à ce projet.
Entre 1950 et 1974, le nombre de personnes déplacées par le gouvernement dans le cadre de la transmigration atteint 664 000. Mais, à partir de 1974, avec le soutien de la Banque mondiale, ce sont 3,5 millions de personnes qui sont déplacées et assistées, et environ 3,5 millions de personnes qui migrent de leur propre chef. La Banque mondiale contribue directement aux déplacements et réinstallations, ses prêts permettant d’une part de couvrir dans leur presque totalité les migrations « officielles » de 2,3 millions de personnes et d’autre part de « catalyser » la réinstallation de quelque 2 millions de transmigrants spontanés.
Bien que la Banque mondiale qualifie la transmigration de « plus grand programme au monde de réinstallation volontaire », très vite il apparaît que le programme sert aussi à débarrasser Java des habitants indésirables. Ainsi, dans les principales villes javanaises, les « non-conformistes », les personnes âgées, les malades (y compris les lépreux), les mendiants et les vagabonds se voient forcés ou bien de disparaître dans la campagne (où ils avaient peu de chances de survivre) ou bien de rejoindre la transmigration. Ils sont alors chargés, la nuit, dans des camions de l’armée et amenés dans des « camps de transit » où ils sont formés en vue de leur réinstallation [5]. Le mariage est un critère obligé de sélection : les autorités organisent des mariages forcés entre les personnes célibataires avant leur départ. Notons que la Banque mondiale participe grandement aux missions de recrutement de sans-abri et de prisonniers politiques en vue de les envoyer dans les sites de transmigration les plus lointains et les moins prisés.
Les projets liés à la transmigration les plus soutenus par cette institution sont ceux dans lesquels interviennent directement des firmes privées nationales ou étrangères susceptibles d’alimenter le commerce extérieur et d’attirer de plus ambitieux investissements transnationaux (projets de plantations industrielles notamment).
L’exploitation étrangère effrénée des ressources des îles extérieures s’effectue au profit du gouvernement central et des firmes exploitantes, mais au grand dam des populations locales dont une grande partie de l’habitat et des moyens de subsistance est détruite à jamais. Les terres des îles périphériques sont considérées comme « vides » car les indigènes qui y vivent depuis des millénaires ne possèdent pas de certificats de propriété. Ces terres sont alors déclarées « au service de l’État » et confisquées de force, la plupart du temps sans compensation. La Banque mondiale soutient par ailleurs le gouvernement dans ses actes d’expropriations des terres appartenant aux indigènes, bien qu’elle ne l’avoue jamais officiellement.
La transmigration hérite des terrains qui ne sont pas réservés aux concessions forestières et dont la caractéristique commune est d’être très peu productifs. Car, pour les agents du gouvernement chargés de repérer les sites à défricher, peu importe que ces sites soient cultivables ou pas. Ils doivent rapporter, sur une carte, les informations relatives à l’accès aux sites, à la quantité d’hectares à défricher et à la quantité de familles pouvant y être installées.
La forêt – ressource vitale des autochtones dans tous ses aspects - disparaît peu à peu sous l’action
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
des entreprises d’exploitation forestière et de plantations commerciales d’une part, et des équipes gouvernementales chargées de défricher des espaces destinés à l’agriculture et à l’installation des migrants de l’autre. Par ailleurs, les entreprises minières (voir le cas de la compagnie minière états-unienne Freeport McMoran [6]) détruisent des pans entiers de montagne et déversent quotidiennement dans les rivières des tonnes de déchets de minerais, les polluant irrémédiablement. Cette eau constituant la seule source des autochtones, cela provoque de grandes catastrophes sanitaires. L’extraction de pétrole le long des côtes porte également un grand préjudice à la faune et la flore marines, autre source d’alimentation des populations indigènes.
Les véritables responsables sont ceux qui ont conçu, fait exécuter et financer le projet. Ce sont d’abord les pouvoirs publics indonésiens et les institutions internationales (dont la Banque mondiale au premier chef). Mais aussi certains gouvernements occidentaux (États-Unis, Grande Bretagne, Allemagne, Israël…) et les entreprises nationales et étrangères qui sont impliqués dans la réalisation concrète du projet. Tant le développement et la prolifération des exploitations intensives de ressources naturelles que l’accroissement accéléré des surfaces destinées aux plantations commerciales découlent des programmes financés par les prêts internationaux. Et ces prêts sont toujours conditionnés par l’ouverture des marchés à tous les niveaux – disparition des barrières douanières, attraction des capitaux étrangers, priorité aux monocultures d’exportation, libéralisation et privatisation des secteurs de distribution de biens et services, etc.
A la fin des années 1980, de nombreuses et virulentes critiques, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’archipel, se multiplient, accusant la Banque mondiale de participer à un projet de domination géopolitique multipliant les bavures sociales et écologiques et ne respectant pas les droits de l’homme dans ses procédés [7]. La Banque mondiale a en effet joué un rôle capital dans ce projet dont les conséquences sont néfastes et irréversibles : contrôle sur les populations indigènes des îles extérieures et viol de leur droit de propriété du sol ; coût exorbitant des déplacements (7 000 dollars par famille selon les estimations de la Banque mondiale [8] ) en regard des résultats puisque selon une étude de la Banque mondiale de 1986, 50 % des familles déplacées vivaient en dessous du niveau de pauvreté et 20 % vivaient en dessous du niveau de subsistance ; problèmes de densité subsistants à Java ; déforestation massive des îles extérieures…
La Banque mondiale, pointée du doigt de toutes parts, décide de cesser le financement destiné à l’installation de nouveaux sites de transmigration et à la couverture du voyage des transmigrants. Elle concentre ses prêts, néanmoins, sur le renforcement des villages déjà existants [9] et sur le maintien des plantations commerciales, n’abandonnant donc que très partiellement sa participation au programme.
La Banque mondiale dément bien évidemment toutes les allégations portées par les observateurs critiques. Elle décide de réaliser, en 1994, une étude d’évaluation [10] interne des projets qu’elle a financés, afin de déterminer ses éventuelles responsabilités. Dans ce rapport, la Banque mondiale admet une part minime de responsabilité, à savoir que le projet à Sumatra « a eu des effets négatifs et probablement irréversibles » sur la population Kubu, population nomade dont la survie repose sur la culture en jachère, la chasse et le rassemblement dans la forêt. L’audit met en évidence que « bien que l’existence des Kubu dans les zones du projet soit connue depuis la planification du projet, peu d’efforts furent portés pour éviter des problèmes ».
Les prêts de la Banque mondiale pour le programme Transmigration correspondent en tous points à la constitution d’une dette odieuse
Dette odieuse
Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.
Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).
Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.
Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».
Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »
Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
: ils ont été contractés par un régime despotique qui a pu les utiliser à des fins de répression ; ils n’ont pas servi au bien-être de la population. En conséquence, cette dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
est nulle et non avenue : elle doit être annulée. Mais il serait insuffisant d’en rester là. On l’a vu, le projet transmigration que la Banque mondiale a soutenu impliquait le déplacement forcé de certaines populations. La Banque mondiale ne peut pas simplement affirmer qu’elle ne le savait pas. Elle a également été complice de la violation des droits des peuples indigènes qui habitaient les zones colonisées par le projet transmigration. Ces actes très graves ne doivent pas rester impunis.
[1] http://affaires.lapresse.ca/economie/macro-economie/201503/04/01-4849364-deplacements-de-population-la-banque-mondiale-fait-son-mea-culpa.php
[3] Cette partie s’inspire largement du mémoire de licence (encore inédit) d’Alice Minette, Anthropologie d’un malentendu. Analyse du projet de développement « Transmigration » en Indonésie et de ses conséquences sur les îles périphériques de l’archipel en général, et sur la Papouasie Occidentale en particulier. Université de Liège. Voir également Damien Millet, Eric Toussaint. 2005. Les tsunamis de la dette, chap. 3.
[4] Kapur, Devesh, Lewis, John P., Webb, Richard. 1997. The World Bank, Its First Half Century, Volume 1 : History, p. 489 (voir à la note 60 la référence à une décision du Board à ce propos en janvier 1979).
[5] L’un de ces camps est une petite île au large de Java dont il était impossible de s’échapper, et où les dits « indésirables » se voient inculquer les techniques de l’agriculture et l’idéologie de l’Ėtat.
[6] Damien Millet, Eric Toussaint. 2005. Les tsunamis de la dette, pp. 114-115.
[7] Parmi les critiques faites à la Banque au sujet des dommages et du non-respect des droits de l’Homme causés par son soutien aux actions du gouvernement en Papouasie Occidentale, les plus connues sont la lettre adressée en 1984 au président de la Banque A.W. Clausen par le Minority Rights Group (New York) ; la condamnation par le World Council of Indigenous People lors de son meeting régional en 1984 ; une pétition adressée à l’Inter-Governmental Group of Indonesia en 1984-85 par l’Australian Council For Overseas Aid et par de nombreuses associations de défense des droits des indigènes. Ces plaintes ne furent prises en compte ni par le gouvernement indonésien, ni par la Banque, qui maintint son soutien aux abus des droits des indigènes en Papouasie.
[8] Banque mondiale, Indonesia Transmigration Sector Review, cité dans Bruce Rich, Ibid.
[9] Ce renforcement, appelé « Second Stage Development », consiste en l’amélioration des infrastructures et des conditions générales de vie dans les villages de transmigration, ainsi qu’en la réhabilitation des sites ayant connu un large taux de désertion de la part des transmigrants.
[10] “Indonesia Transmigration Program : a review of five Bank-supported projects”, 1994 ; “Impact Evaluation Report : Transmigration I, Transmigration II, Transmigration III”, 1994.
Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.
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