Le trio infernal Banque mondiale / FMI / OMC

27 octobre 2003 par Eric Toussaint




Au cours du mois de septembre 2003, ont eu lieu successivement le sommet interministériel de l’OMC OMC
Organisation mondiale du commerce
Créée le 1er janvier 1995 en remplacement du GATT. Son rôle est d’assurer qu’aucun de ses membres ne se livre à un quelconque protectionnisme, afin d’accélérer la libéralisation mondiale des échanges commerciaux et favoriser les stratégies des multinationales. Elle est dotée d’un tribunal international (l’Organe de règlement des différends) jugeant les éventuelles violations de son texte fondateur de Marrakech.

L’OMC fonctionne selon le mode « un pays – une voix » mais les délégués des pays du Sud ne font pas le poids face aux tonnes de documents à étudier, à l’armée de fonctionnaires, avocats, etc. des pays du Nord. Les décisions se prennent entre puissants dans les « green rooms ».

Site : www.wto.org
à Cancun et l’assemblée annuelle de la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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et du FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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à Dubaï. Le premier a été un échec, la seconde s’est déroulée dans un climat franchement maussade. Il est essentiel de prendre la mesure de la cohérence des politiques recommandées par le trio Banque mondiale / FMI / OMC.

L’éclatement de la crise de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
en 1982 a donné l’occasion à la Banque mondiale et au FMI de développer leur action Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
de manière conjointe à l’égard des pays endettés de la Périphérie. La Banque mondiale et le FMI ont formé un duo qui s’est chargé à la fois d’imposer une discipline néolibérale aux pays endettés (via les plans d’ajustement structurel - PAS) et d’assurer la continuité du remboursement de la dette. Ce duo n’a jamais mis fin à ses rivalités internes mais, si on prend un peu de hauteur historique, ce qui prime, c’est la cohérence de leur intervention dans le cadre du Consensus de Washington [1].

Les PAS visent depuis l’origine à ouvrir au maximum les économies des pays endettés aux transnationales des pays les plus industrialisés et aux intérêts stratégiques des pays de la Triade Triade Les expressions « Triade » et « triadique » sont dues à K. Ohmae (1985). Elles ont été utilisées d’abord par les business schools et le journalisme économique, avant d’être adoptées très largement. Les trois pôles de la Triade désignent les États-Unis, l’Union européenne et le Japon, mais autour de ces pôles se forment des associations un peu plus larges. Selon Ohmae, le seul espoir d’un pays en développement - il faut y ajouter désormais les anciens pays dits socialistes - est de se hisser au statut de membre associé, même périphérique, d’un des trois « pôles ». Cela vaut également pour les nouveaux pays industrialisés (NPI) d’Asie, qui ont été intégrés par étapes, avec notamment des différences de pays à pays, dans le pôle dominé par le Japon (Chesnais, 1997, p. 85-86). (les deux se confondant la plupart du temps). L’alliance intime entre les créanciers publics (les institutions de Bretton Woods et le Club de Paris Club de Paris Créé en 1956, il s’agit du groupement de 22 États créanciers chargé de gérer les difficultés de remboursement de la dette bilatérale par les PED. Depuis sa création, la présidence est traditionnellement assurée par un·e Français·e. Les États membres du Club de Paris ont rééchelonné la dette de plus de 90 pays en développement. Après avoir détenu jusqu’à 30 % du stock de la dette du Tiers Monde, les membres du Club de Paris en sont aujourd’hui créanciers à hauteur de 10 %. La forte représentation des États membres du Club au sein d’institutions financières (FMI, Banque mondiale, etc.) et groupes informels internationaux (G7, G20, etc.) leur garantit néanmoins une influence considérable lors des négociations.

Les liens entre le Club de Paris et le FMI sont extrêmement étroits ; ils se matérialisent par le statut d’observateur dont jouit le FMI dans les réunions – confidentielles – du Club de Paris. Le FMI joue un rôle clé dans la stratégie de la dette mise en œuvre par le Club de Paris, qui s’en remet à son expertise et son jugement macroéconomiques pour mettre en pratique l’un des principes essentiels du Club de Paris : la conditionnalité. Réciproquement, l’action du Club de Paris préserve le statut de créancier privilégié du FMI et la conduite de ses stratégies d’ajustement dans les pays en voie de développement.

Site officiel : https://www.clubdeparis.fr/
) a permis de faire entrer à nouveau les pays de la Périphérie dans un cycle de dépendance accentué et a fortement renforcé la position des transnationales des pays du Centre sur les marchés de la Périphérie, non seulement en terme de parts de marché mais également en terme de contrôle sur les leviers stratégiques de l’activité économique et sur les ressources naturelles.

Le dispositif de contrôle s’est renforcé avec la création de l’Organisation mondiale du Commerce. Depuis 1995, année d’entrée en activité de l’OMC, les directions des trois institutions multilatérales coordonnent leurs efforts pour pousser plus loin la mondialisation Mondialisation (voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.

Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».

La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
néolibérale. La Banque mondiale, le FMI et l’OMC constituent un trio.

L’article 3, alinéa 5 des accords de Marrakech donnant naissance à l’OMC mentionne explicitement la collaboration entre les trois institutions : « En vue de rendre plus cohérente l’élaboration des politiques économiques au niveau mondial, l’OMC coopérera, selon la forme appropriée, avec le FMI et la Banque mondiale ».

Dans une fiche technique publiée par le FMI sur son site en septembre 2003, on lit : « Le FMI et l’OMC coopèrent à maints égards pour assurer une plus grande cohérence des décisions économiques mondiales ». Plus loin, on apprend que le FMI, la Banque mondiale et l’OMC ont mis au point pour les pays les moins avancés un « cadre intégré (qui) vise à assurer l’inclusion des questions commerciales dans le Document de stratégie pour la réduction de la pauvreté (DSRP Document de stratégie de réduction de la pauvreté
DSRP
(En anglais, Poverty Reduction Strategy Paper - PRSP)
Mis en œuvre par la Banque mondiale et le FMI à partir de 1999, le DSRP, officiellement destiné à combattre la pauvreté, est en fait la poursuite et l’approfondissement de la politique d’ajustement structurel en cherchant à obtenir une légitimation de celle-ci par l’assentiment des gouvernements et des acteurs sociaux. Parfois appelés Cadre stratégique de lutte contre la pauvreté (CSLP).
À destination des pays retenus dans l’initiative PPTE, les DSRP poursuivent sous un autre nom l’application des Plans d’ajustement structurel.
) que les pays préparent en consultation avec le FMI, la Banque mondiale et d’autres partenaires au développement »
 [2].

Lors d’une réunion du Conseil général de l’OMC à Genève en mai 2003 pour préparer le sommet interministériel de l’OMC qui allait se réunir à Cancun en septembre 2003, Supachai Panitchpakdi, directeur général de l’OMC, Horst Kölher, directeur général du FMI, et James Wolfensohn, président de la Banque mondiale, avaient adopté une déclaration commune dans laquelle ils appelaient les dirigeants du G8 G8 Ce groupe correspond au G7 plus la Fédération de Russie qui, présente officieusement depuis 1995, y siège à part entière depuis juin 2002. à prendre la direction politique des négociations en vue d’assurer le succès de Cancun. Ils ajoutaient : « L’OMC, le FMI et la Banque mondiale coopèrent pour soutenir l’engagement entier des pays en développement dans les négociations sur le commerce global afin qu’il en résulte une croissance de leur commerce ». [3]

Et de réaffirmer le dogme néolibéral en vertu duquel un maximum d’insertion dans le commerce international augmente les possibilités de développement des pays en développement : « Le commerce est vital non seulement grâce aux gains directs qu’il apporte mais aussi parce qu’il accroît les flux financiers et les investissements réels vers les pays en développement. Ces flux génèrent une croissance du revenu et de l’emploi qui permet à la population de sortir de la pauvreté et qui rend les économies plus résistantes aux chocs » [4].

Enfin, ils ajoutaient que : « Le G8 aidera à maintenir l’élan de l’ajustement structurel sur le long terme tant dans les pays développés que dans ceux en développement ».

Il est essentiel de constater la cohérence des politiques recommandées par le trio Banque mondiale / FMI / OMC. Le FMI et la Banque mondiale utilisent leur statut de créancier privilégié pour conditionner l’octroi de prêts aux gouvernements de la Périphérie à la mise en œuvre de réformes économiques qui augmentent l’ouverture des économies des pays endettés au marché mondial dominé par les pays les plus industrialisés et les transnationales qui y ont en majorité leur siège. Le renforcement de la connexion des économies des pays de la Périphérie au marché mondial, tel qu’il est hiérarchisé, se fait au détriment de leurs producteurs locaux, de leur marché intérieur et des possibilités de renforcer les relations intra Périphérie (les relations Sud-Sud).

Contrairement au dogme néolibéral, une plus grande ouverture et une plus forte connexion au marché mondial constituent un obstacle au développement des pays de la Périphérie. L’insertion entière d’un pays de la Périphérie dans le marché mondial est générateur de déficit structurel de la balance commerciale Balance commerciale
Balance des biens et services
La balance commerciale d’un pays mesure la différence entre ses ventes de marchandises (exportations) et ses achats (importations). Le résultat est le solde commercial (déficitaire ou excédentaire).
(les importations croissent plus vite que les exportations), déficit qui a tendance à être comblé par des emprunts extérieurs qui augmentent l’endettement [5]. La boucle est bouclée. La politique du trio Banque mondiale / FMI / OMC maintient les pays de la Périphérie dans le cercle vicieux de l’endettement et de la dépendance.


Notes

[1J. Stiglitz dans La grande désillusion tente, sans convaincre, de séparer les rôles respectifs de la Banque et du FMI. Il tire à boulets rouges sur le FMI tout en ménageant la Banque.

[4ibidem

[5Certains avanceront pour contrer cette argumentation l’exemple de la Chine. La Chine maintient un important solde positif de sa balance commerciale. Elle exporte plus vers les pays de la Triade (à commencer par les Etats-Unis) et le reste du monde qu’elle n’en importe. Son endettement extérieur relativement modéré vu la taille de l’économie ne constitue pas, toutes choses restant égales, un grave problème car elle dispose d’une épargne très importante principalement en dollars. La Chine et le Japon sont en termes relatifs les principaux détenteurs de bons du Trésor des Etats-Unis. Bref, la Chine est créancière des Etats-Unis. La dette extérieure publique de la Chine est grosso modo équivalente aux créances qu’elle détient sur les Etats-Unis sous forme de bons du Trésor. Selon l’Union des Banque Suisses et l’OCDE, en juin 2003, la Chine, le Japon, Hongkong et la Corée du Sud détenaient ensemble pour 696 milliards de dollars de bons du Trésor des Etats-Unis. L’exemple de la Chine ne contredit pas l’argumentation de l’auteur. Car la Chine a une insertion très particulière dans le marché mondial. Elle maintient de très importantes protections à l’égard du marché mondial et la taille de son marché intérieur est considérable. Le danger pour la Chine est que ses autorités acceptent de se plier aux exigences du trio Banque mondiale / FMI / OMC en abandonnant le contrôle sur les mouvements de capitaux, en rendant convertible sa monnaie, en libérant le contrôle sur les investissements et en supprimant ses barrières douanières. Toutes ses mesures sont demandées par l’UE, les Etats-Unis, le Japon et sont relayées par le trio. L’avenir nous montrera que si le processus de restauration capitaliste en cours en Chine se combine avec l’application du Consensus de Washington, les effets négatifs des politiques néolibérales - déjà perceptibles - prendront une ampleur dramatique pour une partie majoritaire de la population.

Eric Toussaint

Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

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