Les banques de développement doivent être tenues responsables de leurs investissements désastreux au Congo

25 septembre 2020 par GRAIN


(Photo : Argia)

Les restes du leader congolais assassiné Patrice Lumumba quittent enfin la Belgique pour revenir dans son pays. Mais cela ne met pas fin à la lutte anticoloniale qu’il a menée et pour laquelle il a finalement été tué. Les puissances étrangères continuent de piller la République démocratique du Congo (RDC) et, dans les plantations de palmiers à huile mises en place par les Européens il y a plus d’un siècle, même les actes de cruauté les plus sadiques du règne du roi Léopold se poursuivent à ce jour.



Le responsable belge d’une plantation du nord de la province de l’Équateur a récemment rétabli l’ancienne pratique consistant à fouetter publiquement les villageois accusés d’avoir volé des noix de palme dans les plantations de l’entreprise. Les villageois, que le directeur appelle ouvertement « singes macaques », sont terrifiés à l’idée de s’exprimer sur ce sujet. L’année dernière, deux des gardes de sécurité de l’entreprise ont accosté un militant des droits fonciers local sur son petit bateau et l’ont sauvagement battu à mort, et les deux gardes se promènent aujourd’hui librement dans les villages, continuant à terroriser les gens.

Qui est derrière cette opération ignoble ? Eh bien, si vous vivez en Europe occidentale ou aux États-Unis, il est probable que vous ayez quelque chose à voir avec cette opération. La société, Plantations et Huileries du Congo (PHC), est détenue et financée par certains des plus grands instituts de financement du développement en Europe et aux États-Unis, parmi lesquels ceux du Royaume-Uni, de Belgique, de France, d’Allemagne, des Pays-Bas et d’Espagne. Au cours des sept dernières années, ces institutions publiques ont gaspillé environ 200 millions USD pour tenter de sauver l’entreprise coloniale centenaire en déliquescence, qui a été rachetée à Unilever par une société financière canadienne, Feronia Inc.

Ces 200 millions de dollars auraient pu faire une énorme différence pour les communautés dont les 100 000 ha de terres ont été occupés par ces plantations pendant plus d’un siècle. Ce montant aurait pu être utilisé pour construire des infrastructures et des services de santé dont les communautés ont cruellement besoin. Mais au lieu de cela, les fonds publics ont été placés entre les mains de gestionnaires de fonds de banques de développement, chargés d’aider les Africains en finançant les sociétés multinationales qui pillent les ressources de leurs communautés. Une grande partie de ces fonds a été gaspillée pour payer les salaires exorbitants des dirigeants de sociétés européennes, les frais de voyage, les équipes juridiques, les consultants, ainsi que des paiements destinés à un puissant homme politique de RDC. Les promesses de verser aux travailleurs un salaire minimum et de leur fournir un logement décent et des services médicaux ne se sont jamais concrétisées. On a pu entendre l’argument selon lequel il n’y avait pas d’argent disponible pour ces investissements alors que, dans le même temps, des millions étaient disponibles pour payer les salaires des directeurs de sociétés expatriés, basés à Londres et à Kinshasa. Les communautés locales, dont les terres et les forêts ont été volées par l’entreprise, restent désespérément pauvres et en recherche de terres.

En juin de cette année, après avoir rendu compte d’une nouvelle année de pertes de plusieurs millions de dollars, Feronia a soudainement annoncé qu’un accord avait été conclu avec les propriétaires de sa banque de développement pour transférer Plantations et Huileries du Congo à un fonds d’investissement Fonds d’investissement Les fonds d’investissement (private equity) ont pour objectif d’investir dans des sociétés qu’ils ont sélectionnées selon certains critères. Ils sont le plus souvent spécialisés suivant l’objectif de leur intervention : fonds de capital-risque, fonds de capital développement, fonds de LBO (voir infra) qui correspondent à des stades différents de maturité de l’entreprise. privé. Ce fonds est basé dans le paradis fiscal Paradis fiscaux
Paradis fiscal
Territoire caractérisé par les cinq critères (non cumulatifs) suivants :
(a) l’opacité (via le secret bancaire ou un autre mécanisme comme les trusts) ;
(b) une fiscalité très basse, voire une imposition nulle pour les non-résidents ;
(c) des facilités législatives permettant de créer des sociétés écrans, sans aucune obligation pour les non-résidents d’avoir une activité réelle sur le territoire ;
(d) l’absence de coopération avec les administrations fiscales, douanières et/ou judiciaires des autres pays ;
(e) la faiblesse ou l’absence de régulation financière.

La Suisse, la City de Londres et le Luxembourg accueillent la majorité des capitaux placés dans les paradis fiscaux. Il y a bien sûr également les Iles Caïmans, les Iles anglo-normandes, Hong-Kong, et d’autres lieux exotiques. Les détenteurs de fortunes qui veulent échapper au fisc ou ceux qui veulent blanchir des capitaux qui proviennent d’activités criminelles sont directement aidés par les banques qui font « passer » les capitaux par une succession de paradis fiscaux. Les capitaux généralement sont d’abord placés en Suisse, à la City de Londres ou au Luxembourg, transitent ensuite par d’autres paradis fiscaux encore plus opaques afin de compliquer la tâche des autorités qui voudraient suivre leurs traces et finissent par réapparaître la plupart du temps à Genève, Zurich, Berne, Londres ou Luxembourg, d’où ils peuvent se rendre si nécessaires vers d’autres destinations.
de l’île Maurice et géré par Kalaa Mpinga, fils d’un ancien premier ministre de RDC et acteur majeur de la scène africaine de l’extraction de l’or et du diamant.

L’institut britannique de financement du développement, le groupe CDC, principal actionnaire de Feronia, a justifié le transfert de ses actions Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
à la société de Mpinga en disant que cela réduirait les dépenses liées au maintien de la cotation de la société à la bourse Bourse La Bourse est l’endroit où sont émises les obligations et les actions. Une obligation est un titre d’emprunt et une action est un titre de propriété d’une entreprise. Les actions et les obligations peuvent être revendues et rachetées à souhait sur le marché secondaire de la Bourse (le marché primaire est l’endroit où les nouveaux titres sont émis pour la première fois). de Toronto. Quiconque connaît bien les fonds de capital-investissement, ce qui est sans nul doute le cas des dirigeants de la CDC, sait que le modus operandi des fonds de capital-investissement consiste à maximiser les frais, à exercer un effet de levier Effet de levier L’effet de levier désigne l’effet sur la rentabilité des capitaux propres d’une entité (entreprise, banque, etc.) qu’aura son recours à l’endettement (elle augmentera lorsque le coût de l’endettement sera inférieur à l’augmentation des bénéfices obtenus grâce à lui, et inversement). Le ratio de levier calcule le rapport entre les fonds propres d’une telle entité et le volume de ses dettes. Les banques ont progressivement augmenté cet effet de levier avec la libéralisation financière, c’est-à-dire que pour 1000 euros de capital le nombre d’euros qu’elles ont pu emprunter a considérablement augmenté. sur la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
et à réduire les actifs Actif
Actifs
En général, le terme « actif » fait référence à un bien qui possède une valeur réalisable, ou qui peut générer des revenus. Dans le cas contraire, on parle de « passif », c’est-à-dire la partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (les capitaux propres apportés par les associés, les provisions pour risques et charges ainsi que les dettes).
. L’engagement volontaire (et non accessible au public) en matière de gouvernance environnementale et sociale que la CDC et les autres banques de développement affirment avoir obtenu de la société de capital-investissement n’offre aucune protection significative à la population du Congo qui sera affectée par le comportement prédateur du nouveau propriétaire.

La CDC aurait passé par pertes et profits plus de 50 millions USD en cédant ses actions à la société de capital-investissement de Mpinga, alors que d’autres banques de développement européennes acceptent de renoncer à 80 % de leurs remboursements de prêts en cours.

Cette prise de contrôle par le capital-investissement camoufle la tentative désespérée des banques de développement de se retirer de l’affaire. Les banques de développement, comme les autres investisseurs, sont censées se retirer après avoir réalisé un bénéfice et, dans leur cas, elles sont censées au moins montrer qu’un certain « développement » concret a eu lieu. Ni l’un ni l’autre de ces objectifs n’a été atteint dans le cas de Feronia. Les banques sont en train de se retirer parce que rien ne semble annoncer la fin des pertes de l’entreprise et parce que les tensions avec les travailleurs et les communautés locales, qui en ont assez des salaires de misère et du vol de leurs terres et forêts, deviennent incontrôlables.

Le transfert de PHC à une société de capital-investissement ne résoudra pas cette situation et n’apportera pas de « développement » aux communautés. Si elles avaient voulu atteindre cet objectif, les banques de développement auraient pu simplement rendre les terres et les plantations de la société aux communautés locales.Il y a des centaines d’huileries de palme communautaires qui fonctionnent à proximité des plantations de PHC, et leur activité est en plein essor. En effet, certaines communautés ont déjà commencé à récupérer et à mettre en production des parties des plantations qui ne sont pas utilisées par PHC.

Le « retrait » de Feronia met à nu l’absence totale de responsabilité des banques de développement. Depuis qu’elles se sont impliquées pour la première fois dans les activités de Feronia en 2013, de nombreux communiqués et lettres ont été publiés par les communautés et des rapports ont été publiés dans les médias et par les ONG, qui relèvent en détail de graves accusations contre l’entreprise portant sur le traitement des travailleurs et des communautés par la société, les violations des droits de l’homme, l’occupation illégale des terres et la destruction de l’environnement. Les institutions de financement du développement (IFD) n’ont rien fait de significatif pour améliorer la situation, et ont même tenté de saper les efforts de la communauté qui cherchaient à obliger l’entreprise à rendre des comptes. Au cours de l’année dernière, les IFD n’ont pris aucune mesure pour sanctionner l’entreprise lorsque deux de ses agents de sécurité ont attaqué et tué un membre de l’organisation locale RIAO-RDC qui soutient les communautés dans leur lutte pour leurs terres. Elles ne sont pas non plus intervenues lorsque plusieurs dirigeants communautaires actifs dans la lutte pour les terres ont été arrêtés pour des motifs inventés de toutes pièces par un groupe de policiers voyageant dans un véhicule de l’entreprise. Les chefs de village ont été détenus pendant des mois en prison sans inculpation, tandis que l’entreprise achevait l’installation contestée de nouvelles parcelles de palmiers à huile autour de leur communauté.

Nous ne pouvons pas laisser les banques de développement se tirer à si bon compte de cette catastrophe. Au minimum, une enquête indépendante et transparente des prêteurs doit être menée sur le meurtre du défenseur des terres de la RIAO-RDC et sur toutes les autres violations des droits de l’homme et de l’environnement commises par Feronia Inc et sa filiale PHC pendant la période où les banques de développement étaient financièrement impliquées dans l’entreprise. Les banques de développement doivent être tenues pour responsables de ces violations, et des dommages et intérêts doivent être versés aux personnes qui ont été affectées par ces violations en RDC. L’affaire Feronia, ainsi que d’autres échecs d’investissement des banques de développement, montre qu’il est nécessaire de revoir les pratiques des IFD et d’envisager s’il ne serait pas préférable de les arrêter complètement.

L’autre action fondamentale qui doit être exigée des IFD dans l’affaire Feronia est la restitution des terres aux communautés. Neuf communautés de RDC ont déjà déposé auprès de la Société allemande d’investissement et de développement (DEG) une plainte qui a été acceptée par le mécanisme de traitement des plaintes de la banque. Ce processus de médiation est en cours, mais a été entravé par un sérieux manque de soutien financier pour les communautés et pour l’organisation locale qui les aide dans ce processus, ainsi que par la situation d’insécurité sur le terrain générée par l’entreprise. La DEG et les autres banques de développement sont toujours liées à PHC au travers de la dette de l’entreprise, avec des hypothèques sur les terres de PHC qui servent de garantie. Mais comme l’entreprise appartient désormais à un fonds d’investissement privé, il sera encore plus difficile pour les communautés de s’assurer de la bonne volonté de l’entreprise dans un processus de médiation.

Feronia n’est certainement pas le seul investissement désastreux réalisé par les banques de développement européennes et américaines. La liste de ces cas est longue et ne cesse de s’allonger. Mais la débâcle de Feronia doit être la dernière.


Source : GRAIN

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