19 juin 2004 par Damien Millet , Ibrahim Yacouba
La lecture de l’article de Brigitte Breuillac (Le Niger récompensé de ses efforts par un allégement de sa dette, édition du 25 mai 2004) laisse inévitablement un goût amer pour qui suit de près les initiatives actuelles de réduction de la dette (notamment l’initiative sur les pays pauvres très endettés - PPTE) et les proclamations des institutions financières internationales.
Tout d’abord, il convient de souligner que le Club de Paris
Club de Paris
Créé en 1956, il s’agit du groupement de 22 États créanciers chargé de gérer les difficultés de remboursement de la dette bilatérale par les PED. Depuis sa création, la présidence est traditionnellement assurée par un·e Français·e. Les États membres du Club de Paris ont rééchelonné la dette de plus de 90 pays en développement. Après avoir détenu jusqu’à 30 % du stock de la dette du Tiers Monde, les membres du Club de Paris en sont aujourd’hui créanciers à hauteur de 10 %. La forte représentation des États membres du Club au sein d’institutions financières (FMI, Banque mondiale, etc.) et groupes informels internationaux (G7, G20, etc.) leur garantit néanmoins une influence considérable lors des négociations.
Les liens entre le Club de Paris et le FMI sont extrêmement étroits ; ils se matérialisent par le statut d’observateur dont jouit le FMI dans les réunions – confidentielles – du Club de Paris. Le FMI joue un rôle clé dans la stratégie de la dette mise en œuvre par le Club de Paris, qui s’en remet à son expertise et son jugement macroéconomiques pour mettre en pratique l’un des principes essentiels du Club de Paris : la conditionnalité. Réciproquement, l’action du Club de Paris préserve le statut de créancier privilégié du FMI et la conduite de ses stratégies d’ajustement dans les pays en voie de développement.
Site officiel : https://www.clubdeparis.fr/
ne traite que la part bilatérale de la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
nigérienne, c’est-à-dire la dette détenue par un autre Etat. Cette dette ne représente qu’un quart de la dette extérieure nigérienne, les trois autres quarts étant détenus par des institutions multilatérales comme le FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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ou la Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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. Il est donc faux d’écrire qu’ « en annulant la totalité de la dette du Niger, le Club de Paris vient de montrer que la stabilité et la rigueur paient ». La dette nigérienne n’est pas annulée en totalité : selon les chiffres disponibles au Niger, l’annulation porte sur exactement de 83 milliards de francs CFA sur un stock de la dette
Stock de la dette
Montant total des dettes.
évalué à 1122 milliards de francs CFA.
Avant même de se réjouir d’une annulation modique, il ne faut pas se méprendre : elle correspond largement à des créances
Créances
Créances : Somme d’argent qu’une personne (le créancier) a le droit d’exiger d’une autre personne (le débiteur).
que le Niger n’aurait, de toute façon, pas pu rembourser. C’est surtout un dérisoire jeu d’écritures comptables servant à relégitimer les créances restantes et à renforcer les politiques d’ajustement structurel, car le fardeau de la dette pèse toujours autant : bien que le Niger soit un PPTE
PPTE
Pays pauvres très endettés
L’initiative PPTE, mise en place en 1996 et renforcée en septembre 1999, est destinée à alléger la dette des pays très pauvres et très endettés, avec le modeste objectif de la rendre juste soutenable.
Elle se déroule en plusieurs étapes particulièrement exigeantes et complexes.
Tout d’abord, le pays doit mener pendant trois ans des politiques économiques approuvées par le FMI et la Banque mondiale, sous forme de programmes d’ajustement structurel. Il continue alors à recevoir l’aide classique de tous les bailleurs de fonds concernés. Pendant ce temps, il doit adopter un document de stratégie de réduction de la pauvreté (DSRP), parfois juste sous une forme intérimaire. À la fin de ces trois années, arrive le point de décision : le FMI analyse le caractère soutenable ou non de l’endettement du pays candidat. Si la valeur nette du ratio stock de la dette extérieure / exportations est supérieure à 150 % après application des mécanismes traditionnels d’allégement de la dette, le pays peut être déclaré éligible. Cependant, les pays à niveau d’exportations élevé (ratio exportations/PIB supérieur à 30 %) sont pénalisés par le choix de ce critère, et on privilégie alors leurs recettes budgétaires plutôt que leurs exportations. Donc si leur endettement est manifestement très élevé malgré un bon recouvrement de l’impôt (recettes budgétaires supérieures à 15 % du PIB, afin d’éviter tout laxisme dans ce domaine), l’objectif retenu est un ratio valeur nette du stock de la dette / recettes budgétaires supérieur à 250 %. Si le pays est déclaré admissible, il bénéficie de premiers allégements de son service de la dette et doit poursuivre avec les politiques agréées par le FMI et la Banque mondiale. La durée de cette période varie entre un et trois ans, selon la vitesse de mise en œuvre des réformes clés convenues au point de décision. À l’issue, arrive le point d’achèvement. L’allégement de la dette devient alors acquis pour le pays.
Le coût de cette initiative est estimé par le FMI en 2019 à 76,2 milliards de dollars, soit environ 2,54 % de la dette extérieure publique du Tiers Monde actuelle. Les PPTE sont au nombre de 39 seulement, dont 33 en Afrique subsaharienne, auxquels il convient d’ajouter l’Afghanistan, la Bolivie, le Guyana, Haïti, le Honduras et le Nicaragua. Au 31 mars 2006, 29 pays avaient atteint le point de décision, et seulement 18 étaient parvenus au point d’achèvement. Au 30 juin 2020, 36 pays ont atteint le point d’achèvement. La Somalie a atteint le point de décision en 2020. L’Érythrée et le Soudan n’ont pas encore atteint le point de décision.
Alors qu’elle devait régler définitivement le problème de la dette de ces 39 pays, cette initiative a tourné au fiasco : leur dette extérieure publique est passée de 126 à 133 milliards de dollars, soit une augmentation de 5,5 % entre 1996 et 2003.
Devant ce constat, le sommet du G8 de 2005 a décidé un allégement supplémentaire, appelée IADM (Initiative d’allégement de la dette multilatérale), concernant une partie de la dette multilatérale des pays parvenus au point de décision, c’est-à-dire des pays ayant soumis leur économie aux volontés des créanciers. Les 43,3 milliards de dollars annulés via l’IADM pèsent bien peu au regard de la dette extérieure publique de 209,8 milliards de dollars ces 39 pays au 31 décembre 2018.
, le service de sa dette a augmenté l’année dernière pour atteindre, selon le budget nigérien, 34.114 milliards de francs CFA. Et bien que le Niger ait atteint le point d’achèvement de l’initiative PPTE, le stock de la dette extérieure est supérieur à ce qu’il était au début de l’initiative.
Comment dans ces conditions peut-on parler de développement pour un des pays les plus pauvres du monde ? D’ailleurs, le PNUD
PNUD
Programme des Nations unies pour le développement
Créé en 1965 et basé à New York, le PNUD est le principal organe d’assistance technique de l’ONU. Il aide - sans restriction politique - les pays en développement à se doter de services administratifs et techniques de base, forme des cadres, cherche à répondre à certains besoins essentiels des populations, prend l’initiative de programmes de coopération régionale, et coordonne, en principe, les activités sur place de l’ensemble des programmes opérationnels des Nations unies. Le PNUD s’appuie généralement sur un savoir-faire et des techniques occidentales, mais parmi son contingent d’experts, un tiers est originaire du Tiers-Monde. Le PNUD publie annuellement un Rapport sur le développement humain qui classe notamment les pays selon l’Indicateur de développement humain (IDH).
Site :
est encore plus sévère puisque dans son rapport Bilan Commun Pays (BCP-Niger 2003), il écrit que les Nigériens sont devenus encore plus pauvres que ne l’étaient leurs compatriotes il y a 30 ans. Et pourtant, pendant cette période, le pays aura signé plusieurs plans d’ajustement structurel avec le FMI et la Banque Mondiale, et surtout vu sa dette se multiplier par 40 ! L’échec des politiques imposées par le FMI et la Banque mondiale est donc très clair.
D’ailleurs, la preuve de l’échec de l’initiative PPTE réside dans sa définition même, qu’il convient d’étudier très minutieusement avant de lui adresser des louanges imméritées. En 1996 à Lyon, puis en 1999 à Cologne, 42 pays ont été sélectionnés par le G7 G7 Groupe informel réunissant : Allemagne, Canada, États-Unis, France, Grande-Bretagne, Italie, Japon. Leurs chefs d’État se réunissent chaque année généralement fin juin, début juillet. Le G7 s’est réuni la première fois en 1975 à l’initiative du président français, Valéry Giscard d’Estaing. dans le but affiché de bénéficier d’un allégement de leur dette. On nous annonçait que les voix qui s’étaient élevées lors du Jubilé avaient été entendues, mais le G7 a commencé par décider d’un seuil au-delà duquel une dette est insoutenable. Quand elle l’est selon ce critère fort discutable, au moment du point d’achèvement, les créanciers n’annulent pas la dette du pays pour libérer son développement : ils annulent juste la partie qui est au-delà du seuil ! Le but n’est donc pas de briser la spirale infernale de la dette pour ce pays, mais de la réduire juste ce qu’il faut pour qu’elle soit au seuil de soutenabilité : en un mot, le faire payer au maximum de ses capacités financières, afin de garantir aux créanciers qu’ils seront bien remboursés. Aujourd’hui, le soufflé est retombé : huit ans après le lancement de cette initiative, seuls 13 pays sont arrivés à son terme. Le fait que trois pays aient atteint le point d’achèvement en avril 2004 (Niger, Sénégal, Ethiopie) est un hasard de calendrier, pas du tout le signe que « l’initiative PPTE semble plutôt concluante ». Même le FMI et la Banque mondiale reconnaissent aujourd’hui ses insuffisances. Le problème de la dette reste entier : l’initiative est avant tout inadaptée à l’enjeu du non développement de ces pays rongés par la misère.
De façon claire, l’initiative PPTE ne résout donc ni le problème de la dette ni celui du financement du développement des pays pauvres comme le Niger. Même s’il est vrai qu’une jeune démocratie s’installe au Niger, ce que Brigitte Breuillac appelle « rigueur » et « efforts » n’est autre que de la docilité et de la soumission des pouvoirs publics à l’égard des créanciers. Pour « profiter » de cette initiative, le Niger a dû accepter les conditionnalités
Conditionnalités
Ensemble des mesures néolibérales imposées par le FMI et la Banque mondiale aux pays qui signent un accord, notamment pour obtenir un aménagement du remboursement de leur dette. Ces mesures sont censées favoriser l’« attractivité » du pays pour les investisseurs internationaux mais pénalisent durement les populations. Par extension, ce terme désigne toute condition imposée en vue de l’octroi d’une aide ou d’un prêt.
du FMI et des pays riches, à savoir, mener pendant plus de quatre ans une politique d’ajustement structurel soutenu, qui a déjà frappé durement les plus démunis dans de nombreuses régions du monde, broyé les petits producteurs locaux au profit des sociétés multinationales et exclu les populations les plus fragiles des activités économiques de base. Aujourd’hui, la situation d’extrême pauvreté des Nigériens se double d’une liquidation achevée des services publics essentiels. Les éloges adressés au Niger par le FMI et la Banque Mondiale sont mérités : le Niger aura été un parfait exécuteur de toutes les conditionnalités antisociales. Et pendant que le FMI et la Banque Mondiale encouragent l’Etat du Niger à se désengager de tous les secteurs sociaux, à privatiser l’eau et l’électricité, à déstructurer l’école et la santé, ils se taisent sur les énormes avantages financiers que les hommes politiques s’octroient. En comparaison, les quelques sommes dégagées pour les services sociaux seront bien maigres face aux conditionnalités imposées aux forceps par cette même initiative qui vont à l’encontre de la réduction de la pauvreté. La contradiction est flagrante. De surcroît, le pouvoir du FMI et de la Banque mondiale sur les PPTE s’en trouve considérablement renforcé : c’est une nouvelle colonisation économique qui doit dire son nom.
Quant aux « sommes supplémentaires » libérées pour le Niger sur pression de la France et du Royaume-Uni (ce que l’on appelle le topping-up), il convient de donner l’explication qui éclaire tout. Les prévisions économiques permettant de calculer les allégements de dette nécessaires à la rendre tout juste soutenable (ou encore remboursable en totalité !) sont celles du FMI, qui a la fâcheuse habitude de cultiver l’optimisme excessif. Dans la cas du Niger, les prévisions du FMI ont été si erronées que l’allégement calculé initialement ne permettait même pas à sa dette de redevenir soutenable et le Niger risquait rapidement de ne plus pouvoir honorer toutes ses échéances. Il a donc fallu procéder à cet allégement supplémentaire bien peu glorieux en fait.
Les graves lacunes de l’initiative PPTE sont évidentes, comme l’indiquait la CNUCED
Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement
CNUCED
Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement. Elle a été créée en 1964, sous la pression des pays en voie de développement pour faire contrepoids au GATT. Depuis les années 1980, elle est progressivement rentrée dans le rang en se conformant de plus en plus à l’orientation dominante dans des institutions comme la Banque mondiale et le FMI.
Site web : http://www.unctad.org
dès 2000 : “ Les espoirs que l’on fonde actuellement sur la mise en œuvre de l’initiative renforcée en faveur des pays pauvres très endettés (PPTE) ne sont pas réalistes. L’allégement de la dette envisagé ne suffira pas à rendre celle-ci supportable à moyen terme (...) ; par ailleurs, l’ampleur de l’allégement de la dette et la manière dont il interviendra n’auront pas d’effets directs majeurs sur la réduction de la pauvreté.”.
Par conséquent, l’initiative PPTE n’est pas « un dispositif mis au point (...) pour venir en aide aux pays les plus pauvres », mais une initiative de créanciers pour régler les problèmes des créanciers. Ne laissons pas les déclarations de fausse générosité masquer le renforcement de la domination économique que cherche à dissimuler en fait l’initiative PPTE. Seule une annulation totale de la dette extérieure publique des pays en développement et l’abandon des politiques d’ajustement structurel peuvent permettre d’avancer vers le règlement du problème de la dette. Voilà pourquoi loin de louer une initiative qui renforce encore l’oppression, il faut bien conclure que la philosophie de la « soutenabilité de la dette » véhiculée par l’initiative PPTE empêche le vrai débat : l’insoutenabilité de la pauvreté des peuples du tiers-monde. Et en l’occurrence la pauvreté du Niger est aujourd’hui inhumainement insoutenable.
professeur de mathématiques en classes préparatoires scientifiques à Orléans, porte-parole du CADTM France (Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde), auteur de L’Afrique sans dette (CADTM-Syllepse, 2005), co-auteur avec Frédéric Chauvreau des bandes dessinées Dette odieuse (CADTM-Syllepse, 2006) et Le système Dette (CADTM-Syllepse, 2009), co-auteur avec Eric Toussaint du livre Les tsunamis de la dette (CADTM-Syllepse, 2005), co-auteur avec François Mauger de La Jamaïque dans l’étau du FMI (L’esprit frappeur, 2004).
Toutes les créances doivent être honorées, sauf...
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