Le CADTM Belgique avec d’autres associations s’est lancé dans un débat absolument nécessaire sur le rôle très concret de la Belgique, à l’égard du peuple congolais, de la fin du 19e siècle jusqu’à aujourd’hui. La démarche a été initiée autour de la question du déplacement d’une stèle placée dans le hall de l’Hôtel de Ville de Liège : elle commémore les Liégeois morts au Congo « pour la civilisation » durant la période du roi Léopold II. Cette stèle n’évoque d’aucune façon le calvaire enduré par le peuple congolais à cette même période. L’idée est d’organiser une série d’activités pour décrire les différentes phases de l’exploitation coloniale jusqu’à aujourd’hui. Nous pensons convoquer des activités non seulement à Liège mais à Bruxelles, à Mons, à Ostende et dans d’autres villes, parce que ce pays est empli de symboles qui renvoient à la période de Léopold II. Des symboles qui, pour la plupart, comme la plaque de bronze de l’hôtel de ville de Liège, ont été construits, créés dans les années 1930, dans un contexte bien précis : il fallait faire oublier les atrocités de l’époque léopoldienne. En effet, au début du 20e siècle, dans le cadre d’une campagne internationale de protestation contre les crimes dont se rendait coupable le régime de Léopold II au Congo, une période d’opprobre frappe Léopold II. Puis, on enregistre au cours des années 1930, une sorte de réhabilitation de Léopold II : on érige des statues équestres de Léopold II et on inaugure des plaques « commémoratives » dans une série de lieux publics extrêmement importants au niveau de la mémoire, comme le hall de l’hôtel de ville de Liège. Nous voulons aborder de façon tout à fait critique ces aspects de l’Histoire de manière à ce que la Belgique assure réellement un devoir de mémoire. Le silence est en effet de mise lorsqu’il s’agit des actions Action Actions Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales. du Roi des Belges au Congo de la fin du 19e siècle au début du 20e siècle. La mémoire des mandataires politiques belges, de la presse, de certains professeurs d’université est tout à fait sélective. Notre rôle consiste à réintroduire dans le débat, dans les questions de société, la responsabilité de la Belgique à l’égard du peuple congolais. |
A la fin du 18e siècle et au début du 19e siècle, alors que toute une série de pays conquièrent leur indépendance aux Amériques, l’Afrique subsaharienne est encore largement non colonisée par les Européens. Cela ne l’empêche pas d’avoir subi les effets de la colonisation des autres continents par le biais du commerce triangulaire et de la traite des Noirs. Plusieurs dizaines de millions d’Africains sont réduits en esclavage et transportés de force aux Amériques entre le 17e siècle et le milieu du 19e siècle.
C’est dans le quatrième quart du 19e siècle que l’Afrique subsaharienne tombe complètement sous le joug colonial des pays européens : Grande-Bretagne, France, Portugal, Allemagne, Belgique ... principalement.
Léopold II, deuxième roi des Belges, cherche à doter son pays d’une colonie.
Léopold II envisage de coloniser une partie de l’Argentine, puis il se tourne vers les Philippines. Finalement, il jette son dévolu sur l’immense bassin du fleuve Congo en essayant de ne pas entrer en conflit avec les grandes puissances européennes qui sont déjà, elles, d’importantes puissances coloniales et qui auraient les moyens de réduire à néant les ambitions coloniales de la Belgique, venue tardivement réclamer sa part du gâteau.
Avant de devenir roi, Léopold II avait parcouru une partie importante du monde colonial : Ceylan, l’Inde, la Birmanie, l’Indonésie. Il tomba en admiration au cours de ses voyages devant les méthodes des Pays-Bas à Java en Indonésie. Le modèle javanais reposait sur la main d’œuvre forcée : c’est ce qu’il appliquera lors de sa colonisation au Congo...
Au 19e siècle, les arguments utilisés par les Européens pour coloniser l’Afrique et l’Asie étaient principalement de christianiser les païens, d’apporter les bénéfices du libre commerce (cela reste très actuel…) et, dans le cas de l’Afrique subsaharienne, d’en finir avec la traite des esclaves par les Arabes.
A partir de 1865, quand Léopold II accède au trône, il entreprend de nombreuses initiatives pour doter la Belgique d’une colonie.
En 1876, il organise au palais royal une conférence géographique internationale. Selon lui, l’objectif - et c’est cohérent par rapport au prétexte qui était utilisé à l’époque - est : « Ouvrir à la civilisation la seule partie de notre globe où elle n’ait point encore pénétré, percer les ténèbres qui enveloppent des populations entières, c’est, j’ose le dire, une croisade digne de ce siècle de progrès. (...) Il m’a paru que la Belgique, État central et neutre, serait un terrain bien choisi pour une telle réunion. (...) Ai-je besoin de vous dire qu’en vous conviant à Bruxelles, je n’ai pas été guidé par des vues égoïstes ? Non, Messieurs, si la Belgique est petite, elle est heureuse et satisfaite de son sort ; je n’ai d’autre ambition que de la bien servir. ». Et il explique qu’avec cette société internationale de géographie où sont convoqués de grands explorateurs, il s’agira de construire des routes vers l’intérieur, des stations hospitalières, scientifiques et pacificatrices qui constitueront autant de moyens d’abolir l’esclavage, d’établir la concorde entre les chefs, de leur procurer des arbitres justes, désintéressés. Cela, c’est le discours officiel.
En 1885, après de multiples manœuvres diplomatiques, Léopold II obtient à Berlin l’autorisation de créer un État indépendant du Congo. (...) Parallèlement à ses discours dans les grandes conférences, le roi tient un autre type de propos (...). Par exemple, le 11 décembre 1906, paraît une interview au journal new-yorkais Publisher’s Press où il dit - ayons à l’esprit que nous sommes en 1906, plus de vingt ans après la conférence de Berlin : « Quand on traite une race composée de cannibales depuis des milliers d’années, il est nécessaire d’utiliser des méthodes qui secoueront au mieux leur paresse et leur feront comprendre l’aspect sain du travail ».
Dès le moment où, en 1885, Léopold II peut créer de toutes pièces l’État indépendant du Congo qui est SON État personnel, il prend un premier décret fondamental : toutes les terres considérées vacantes deviennent propriété de l’État. Il s’approprie les terres alors que l’objectif de l’État indépendant du Congo était de permettre aux chefs congolais de s’entendre et de se défendre par rapport aux Arabes qui les réduisaient en esclavage. En réalité, il passe des traités, via l’explorateur Stanley, avec les chefs coutumiers du Congo, par lesquels ceux-ci transfèrent la propriété des terres de leurs villages ou de leurs domaines au chef de l’État indépendant du Congo, Léopold II. Les autres terres, un immense territoire, sont déclarées vacantes et deviennent donc aussi la propriété de l’État indépendant du Congo.
C’est alors que Léopold II applique le modèle de l’exploitation hollandaise de Java : il exploite systématiquement la population qu’il réussit à dominer notamment par la création de la Force publique, en exigeant de cette population qu’elle récolte du latex (du caoutchouc naturel), des défenses d’éléphants, et qu’elle fournisse la nourriture nécessaire aux besoins des colons. Le roi s’octroie un monopole sur à peu près toutes les activités et les richesses du Congo. Son modèle implique une récolte maximale des richesses naturelles du Congo par des moyens qui n’ont rien à voir avec des méthodes directement modernes de production industrielle. Non, il s’agit de forcer la population congolaise à récolter un quota obligatoire de latex par tête, à chasser pour ramener d’énormes quantités de défenses d’éléphants. Léopold II entretient une force coloniale dotée d’une armée principalement composée de Congolais et commandée entièrement par des Belges, pour imposer le respect de l’ordre colonial et le respect des obligations
Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
de rendement. Il utilisera systématiquement des méthodes d’une absolue brutalité. Pour forcer les chefs de villages et les hommes à partir à la cueillette, on emprisonnait leurs femmes dans des camps de concentration où elles étaient régulièrement soumises à des sévices sexuels de la part des colons ou des Congolais de la Force publique. Si l’on n’obtenait pas les résultats et les quantités obligatoires, on tuait pour faire des « exemples », ou on mutilait. Des photos de l’époque montrent des personnes victimes de ces mutilations, qui avaient un sens tout à fait précis. Les soldats de la Force publique devaient faire la preuve qu’ils avaient utilisé chaque cartouche à bon escient : ils devaient donc ramener une main coupée pour prouver que la cartouche avait bien servi à tuer un Congolais.
La vision, la politique de Léopold II, roi des Belges et représentant des intérêts de la Belgique, du peuple belge, correspondait donc à un mode de colonisation extrêmement brutal. Il dit d’ailleurs à propos du modèle de colonisation : « Soutenir que tout ce que le blanc fera produire au pays doit être dépensé uniquement en Afrique et au profit des noirs est une véritable hérésie, une injustice et une faute qui, si elle pouvait se traduire en fait, arrêterait net la marche de la civilisation au Congo. L’Etat qui n’a pu devenir un Etat qu’avec l’actif
Actif
Actifs
En général, le terme « actif » fait référence à un bien qui possède une valeur réalisable, ou qui peut générer des revenus. Dans le cas contraire, on parle de « passif », c’est-à-dire la partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (les capitaux propres apportés par les associés, les provisions pour risques et charges ainsi que les dettes).
concours des blancs, doit être utile aux deux races et faire à chacune sa juste part. »
Manifestement la part qui revient au Congolais, c’est le travail forcé, la chicote et les mains coupées.
Sur la question de l’exploitation sauvage du caoutchouc, je donnerai seulement quelques chiffres : l’exploitation du caoutchouc commence en 1893 et est liée aux besoins en pneumatiques de l’industrie automobile naissante et du développement de la bicyclette. On produit 33.000 kilos de caoutchouc en 1895, on en récolte 50.000 kilos en 1896, 278.000 kilos en 1897, 508.000 kilos en 1898… Les récoltes vont donc rapporter des bénéfices extraordinaires aux sociétés privées que Léopold II a créées, et dont il est l’actionnaire principal, pour gérer des affaires de l’État indépendant du Congo. Le prix du kilo de caoutchouc à l’embouchure du fleuve Congo est de 60 fois inférieur au prix de vente en Belgique. Cela rappelle aussi des choses très actuelles avec les diamants ou le coltan collectés aujourd’hui.
Cette politique a finalement donné naissance à une immense campagne internationale contre les crimes perpétrés par le régime léopoldien. Ce sont des pasteurs noirs des Etats-Unis qui s’insurgent contre cet état de chose, puis le fameux Morel qui travaille pour une société britannique à Liverpool et est amené à voyager régulièrement à Anvers. Il fait le constat suivant : alors que Léopold II prétend que la Belgique fait des échanges commerciaux avec l’État indépendant du Congo, les bateaux ramènent du Congo des défenses d’éléphants, des milliers de kilos de caoutchouc, et ne repartent qu’avec des armes, essentiellement, et des aliments pour la force coloniale. Morel pense qu’il s’agit là d’un bien drôle de commerce. Les Belges de l’époque qui soutenaient Léopold II ne reconnurent jamais cette réalité. Ils affirmèrent que Morel représentait les intérêts de l’impérialisme britannique et ne critiquait les Belges que pour prendre leur place. Paul Janson, dont le principal auditoire de l’université libre de Bruxelles, porte le nom, dira : « Je ne vais jamais critiquer l’œuvre de Léopold (il était député à la chambre) car ceux qui le critiquent notamment les Britanniques, ne le font qu’avec la politique de ôte toi de là que je m’y mette ».
Cependant, les critiques prennent de l’ampleur, avec les livres de Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres, et Le crime du Congo belge, un livre trop méconnu de Arthur Conan Doyle, le père de Sherlock Holmes. La campagne internationale contre l’exploitation du Congo se traduit par des manifestations aux Etats-Unis ainsi qu’en Grande-Bretagne et finit par produire des effets. Léopold II se voit obligé de constituer une commission d’enquête internationale en 1904 qui se déplace sur place, au Congo, pour récolter des témoignages. Ils sont accablants. On les trouve tous sous une forme manuscrite dans les archives de l’État belge.
Au cours des vingt dernières années, des conférences, des livres ont dénoncé le type d’Etat que Léopold II avait instauré au Congo. Bref, une littérature ample et sérieuse s’est ajoutée aux documents d’époque. On y apprend par exemple que la part du budget que l’Etat indépendant du Congo destinait aux dépenses militaires, oscillait bon an mal an entre 38 % et 49 % des dépenses totales. C’est dire l’importance de la chicotte, l’importance des fusils modernes pour instaurer une dictature utilisant systématiquement l’arme de la brutalité et des assassinats…
On peut considérer, sans risque d’erreur, que le roi et l’Etat indépendant du Congo, qu’il dirigeait avec l’accord du gouvernement et du parlement belges de l’époque, sont responsables de « crimes contre l’humanité » commis de manière délibérée. Ces crimes ne constituent pas des bavures, ils sont le résultat direct du type d’exploitation auquel le peuple congolais était soumis. Certains auteurs, et non des moindres, ont parlé de « génocide ». Je propose de ne pas engager un débat qui se focalise sur cette question parce qu’il est difficile d’établir exactement des données chiffrées. Certains auteurs sérieux estiment que la population congolaise en 1885 atteignait 20 millions et qu’au moment où Léopold II doit transmettre à la Belgique en 1908 son Congo à la Belgique pour en faire le Congo belge, il restait 10 millions de Congolais. Ce sont des estimations d’auteurs sérieux, mais difficiles à prouver dans la mesure où il n’y avait pas de recensement de population.
Quel que soit leur nombre, des dizaines de milliers ou des centaines de milliers, ce sont des victimes innocentes de l’activité coloniale de Léopold II, il s’agit de crimes contre l’humanité et il est fondamental de rétablir la vérité historique. Des citoyens, et notamment des jeunes, entrant dans le hall de l’hôtel de ville de la ville de Liège, ou allant de la rue du Trône vers la place Royale à Bruxelles, passent devant la plaque saluant l’œuvre coloniale ou devant la statue équestre de Léopold II. Des citoyens passent devant la statue de Léopold II érigée à Ostende en front de mer. Ils voient un Léopold II majestueux avec, en contrebas, des Congolais tendant leurs mains reconnaissantes Seul commentaire : le rôle civilisateur de Léopold II pour libérer les Congolais de la traite des esclaves… Il est urgent de rétablir la vérité historique et d’arrêter de mentir à nos enfants, de mentir aux citoyens belges, d’arrêter d’insulter la mémoire des victimes, des descendants des victimes et des descendants des Congolais qui ont subi dans leur chair, dans leur dignité, une domination absolument terrible.
Ce devoir de mémoire, il doit être fait ailleurs aussi. Qu’on évite un débat du type : « vous ne faites que critiquer la Belgique et vous taisez ce qui s’est passé ailleurs ». La Grande-Bretagne a dominé de manière extrêmement brutale l’Asie du Sud ; les Pays-Bas ont dominé avec une violence extrême les populations d’Indonésie ; avant cela, on avait exterminé les trois quarts de la population de ce qu’on appelait, à ce moment-là, les Amériques et, dans le cas de la Caraïbe, on en a exterminé quasiment 100 % au cours du 16e siècle. L’Etat belge n’a donc pas du tout le monopole de la brutalité, mais, en tant que citoyens belges, avec nos amis congolais, avec les ressortissants des différents pays qui vivent en Belgique, il est fondamental de faire ce devoir de mémoire et de rétablir la vérité historique. Ce peut être en installant dans un musée la plaque de bronze qui se trouve à l’hôtel de ville, avec toute l’explication nécessaire. Pour le moins, ce peut être en l’accompagnant d’une explication adéquate correspondant à la vérité historique sur la base de travaux scientifiques. Les autorités communales contribueraient ainsi à rendre justice à la mémoire des citoyens du Congo et d’ici, tous citoyens du monde. Mais bien sûr, cela ne suffit pas : nous demandons surtout la mise en place d’une commission parlementaire d’enquête sur le passé colonial de la Belgique.
Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.
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