Les dessous de l’aide au développement de la Belgique

3 décembre 2014 par Renaud Vivien , Hélène Capocci


En septembre dernier, le CNCD-11.11.11 a publié son rapport 2014 sur l’aide publique au développement (APD) de la Belgique. Le CADTM utilise ici ce précieux document ainsi que l’analyse de l’accord du nouveau gouvernement faite par le CNCD-11.11.11 pour rebondir sur quelques éléments liés à la dette publique, aux mesures d’austérité et à l’instrumentalisation de cette « aide ».



En Belgique, le montant consacré à l’APD APD On appelle aide publique au développement les dons ou les prêts consentis à des conditions financières privilégiées accordés par des organismes publics des pays industrialisés à des pays en développement. Il suffit donc qu’un prêt soit consenti à un taux inférieur à celui du marché pour qu’il soit considéré comme prêt concessionnel et donc comme une aide, même s’il est ensuite remboursé jusqu’au dernier centime par le pays bénéficiaire. Les prêts bilatéraux liés (qui obligent le pays bénéficiaire à acheter des produits ou des services au pays prêteur) et les annulations de dette font aussi partie de l’APD, ce qui est inadmissible. est de 1,52 milliard d’euros en 2013. Cette somme correspond à 0,45% du revenu national brut (RNB), bien loin de l’objectif de 0,7% fixé au niveau international et que la Belgique s’est engagée à atteindre à de multiples reprises.

Après avoir frôlé cet objectif en 2010 (avec 0,64%), notamment grâce à l’allègement de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
de la République démocratique du Congo (RDC), l’APD belge est depuis lors constamment en baisse. Soulignons, en effet, que les allègements de dettes sont comptabilisés dans l’APD, ce qui permet de la gonfler artificiellement. On parle donc d’ « aide fantôme ». Sont comptabilisés dans l’APD non seulement les allègements de dettes mais aussi les prêts accordés à des taux concessionnels (inférieurs à ceux du marché), les frais liés à l’accueil des étudiants étrangers ainsi que certaines dépenses liées à la répression des demandeurs d’asile...

Malgré l’inclusion de ces dépenses qui n’ont rien à voir avec le « développement », le budget de l’APD baisse et cette tendance va vraisemblablement se poursuivre avec le nouveau gouvernement. Le Ministre de la Coopération au Développement, Alexander de Croo, a clairement annoncé sa volonté de diminuer l’APD de 150 millions d’euros d’ici 2015 et d’aller jusqu’à une économie de 279 millions d’euros en 2019 [1]. Le prétexte est toujours le même : l’austérité est inévitable et doit toucher toutes les dépenses de l’État. Ce qui est faux. Le budget dédié au remboursement annuel de la dette (le service de la dette Service de la dette Remboursements des intérêts et du capital emprunté. ), qui constitue la première dépense de l’État fédéral, n’est absolument pas touché par l’austérité.

Les sommes remboursées chaque année sont pourtant colossales : environ 45 milliards d’euros (soit 20% du budget de l’État). De plus, une grande partie de cette dette est illégitime. Rappelons en effet que les sauvetages bancaires (Dexia, Fortis, Ethias, KBC) depuis 2007 ont gonflé la dette publique belge de 33 milliards d’euros [2]. Ce montant n’inclut ni les intérêts sur les emprunts contractés, ni les conséquences financières de la crise, elle-même causée par les banques et les gouvernements complices. La dette a, en effet, augmenté de plus de 100 milliards depuis la crise de 2007.

L’injustice fiscale constitue un autre facteur d’illégitimité de la dette belge. Ainsi, pour la seule année 2011, le SPF-Finances estime que l’État belge a vu s’échapper environ 60 milliards d’euros en exonérations et autres réductions fiscales [3]. À ces cadeaux fiscaux légaux mais illégitimes (puisqu’ils ne profitent qu’à une minorité alors que leur coût est collectivisé), il faut encore ajouter les montants issus de la fraude et de l’évasion fiscale. Selon le CNCD-11.11.11, ce montant s’élève à 30 milliards d’euros par an [4]. Ajoutons également les pertes liées à l’affaire « Luxleaks » [5].

À côté de ces sommes, le montant de l’aide au développement paraît bien dérisoire, et pourtant, c’est encore trop pour le gouvernement. À côté de ces sommes, le montant de l’aide au développement paraît bien dérisoire, et pourtant, c’est encore trop pour le gouvernement. Par conséquent, le nombre de pays partenaires va être réduit, des projets de coopération au développement seront probablement interrompus et d’autres ne verront jamais le jour.

Toutefois, tous les acteurs de la « coopération au développement » ne reçoivent pas le même traitement puisqu’il apparaît que la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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en ressort clairement gagnante. Selon les chiffres du CNCD-11.11.11, c’est la seule organisation qui bénéficie d’une aide en augmentation. La Belgique a augmenté de 18% ses contributions depuis 2010. À elle seule, elle reçoit en 2013 le quart des montants attribués au niveau multilatéral, ce qui équivaut à 130 millions d’euros [6]. Malgré la contribution importante de la Belgique, ses représentants à la Banque mondiale ne rendent aucun compte devant le Parlement.

Mais encore, rappelons que les programmes commandités par la Banque mondiale et les politiques qu’elle impose avec le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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provoquent des violations de droits humains. En effet, les rapports doing business et benchmarking business of agriculture diffusés par la Banque mondiale vont à l’encontre des droit humains, tout comme les conditionnalités Conditionnalités Ensemble des mesures néolibérales imposées par le FMI et la Banque mondiale aux pays qui signent un accord, notamment pour obtenir un aménagement du remboursement de leur dette. Ces mesures sont censées favoriser l’« attractivité » du pays pour les investisseurs internationaux mais pénalisent durement les populations. Par extension, ce terme désigne toute condition imposée en vue de l’octroi d’une aide ou d’un prêt. attachées aux prêts et aux allègements de dettes qu’elle octroie. Concernant les conditionnalités imposées par le FMI et la Banque mondiale, elles sont dénoncées par le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU. Selon sa résolution 20/10 : « Chaque État a au premier chef la responsabilité de promouvoir le développement économique, social et culturel de sa population, il a, à cette fin, le droit et la responsabilité de choisir ses moyens et ses objectifs de développement et qu’il ne devrait pas être soumis à des prescriptions spécifiques venant de l’extérieur pour sa politique économique ».

De plus, la SFI (Société financière internationale), qui fait partie du groupe de la Banque mondiale, accorde des prêts à des fonds d’investissement Fonds d’investissement Les fonds d’investissement (private equity) ont pour objectif d’investir dans des sociétés qu’ils ont sélectionnées selon certains critères. Ils sont le plus souvent spécialisés suivant l’objectif de leur intervention : fonds de capital-risque, fonds de capital développement, fonds de LBO (voir infra) qui correspondent à des stades différents de maturité de l’entreprise. et à des banques commerciales Banques commerciales
Banque commerciale
Banque commerciale ou banque de dépôt : Établissement de crédit effectuant des opérations de banque avec les particuliers, les entreprises et les collectivités publiques consistant à collecter des fonds pour les redistribuer sous forme de crédit ou pour effectuer à titre accessoire des opérations de placements. Les dépôts du public bénéficient d’une garantie de l’État. Une banque de dépôt (ou banque commerciale) se distingue d’une banque d’affaires qui fait essentiellement des opérations de marché. Pendant plusieurs décennies, suite au Glass Steagall Act adopté pendant l’administration Roosevelt et aux mesures équivalentes prises en Europe, il était interdit aux banques commerciales d’émettre des titres, des actions et tout autre instrument financier.
installées dans les paradis fiscaux Paradis fiscaux
Paradis fiscal
Territoire caractérisé par les cinq critères (non cumulatifs) suivants :
(a) l’opacité (via le secret bancaire ou un autre mécanisme comme les trusts) ;
(b) une fiscalité très basse, voire une imposition nulle pour les non-résidents ;
(c) des facilités législatives permettant de créer des sociétés écrans, sans aucune obligation pour les non-résidents d’avoir une activité réelle sur le territoire ;
(d) l’absence de coopération avec les administrations fiscales, douanières et/ou judiciaires des autres pays ;
(e) la faiblesse ou l’absence de régulation financière.

La Suisse, la City de Londres et le Luxembourg accueillent la majorité des capitaux placés dans les paradis fiscaux. Il y a bien sûr également les Iles Caïmans, les Iles anglo-normandes, Hong-Kong, et d’autres lieux exotiques. Les détenteurs de fortunes qui veulent échapper au fisc ou ceux qui veulent blanchir des capitaux qui proviennent d’activités criminelles sont directement aidés par les banques qui font « passer » les capitaux par une succession de paradis fiscaux. Les capitaux généralement sont d’abord placés en Suisse, à la City de Londres ou au Luxembourg, transitent ensuite par d’autres paradis fiscaux encore plus opaques afin de compliquer la tâche des autorités qui voudraient suivre leurs traces et finissent par réapparaître la plupart du temps à Genève, Zurich, Berne, Londres ou Luxembourg, d’où ils peuvent se rendre si nécessaires vers d’autres destinations.
, qui ensuite prêtent aux entreprises des PED. En d’autres termes, « les institutions de financement du développement acheminent des fonds via des paradis fiscaux, alors que les pays en voie de développement perdent chaque année des centaines de millions d’euros à cause de l’évitement et de l’évasion fiscales des entreprises ». Sur 42 fonds d’investissement alimentés par l’institution d’investissement belge, 30 d’entre eux seraient basés dans des paradis fiscaux. D’autre part, en 2012, il avait été découvert que BIO (une société belge d’investissement pour les pays en développement) avait utilisé des paradis fiscaux pour canaliser l’aide au développement.

le contenu de l’accord du gouvernement qui, soulignons-le, ne parle à aucun moment de la dette des PED alors qu’elle constitue un obstacle majeur à la satisfaction des besoins humains fondamentaux et à la souveraineté de ces États. Revenons à présent sur le contenu de l’accord du gouvernement qui, soulignons-le, ne parle à aucun moment de la dette des PED alors qu’elle constitue un obstacle majeur à la satisfaction des besoins humains fondamentaux et à la souveraineté de ces États. Outre l’importante diminution de l’APD, l’accord gouvernemental instrumentalise l’ « aide » au bénéfice du secteur privé belge. La Belgique conditionnera ainsi une partie de son « aide » à la signature par le pays bénéficiaire de contrats de biens ou de services avec des entreprises belges : « Les secteurs dans lesquels nous souhaitons nous concentrer dans nos pays partenaires dépendent en grande partie de la valeur ajoutée que nous pouvons offrir à nos entreprises, nos experts et nos universités sans porter atteinte au principe de l’aide déliée » [7].

Ce n’est pas tout : le nouveau gouvernement opère une nouvelle fois une instrumentalisation de l’aide, mais cette fois dans le but de renforcer le contrôle des flux migratoires. En effet, le nouveau gouvernement dit vouloir choisir ses pays partenaires en fonction des régions d’origine des migrants, afin qu’ils ne quittent pas leur pays pour s’installer en Belgique.

Enfin, l’accord gouvernemental entend inclure les contributions de la Belgique au financement climatique international au budget de l’APD. La Belgique revient une fois encore sur ses engagements. En effet, suite à la déclaration de Copenhague de 2009, elle s’était engagée à ce que les financements destinés au climat et à la coopération soient additionnels. L’actuel premier ministre Charles Michel, alors ministre de la Coopération au développement en 2009, avait pourtant affirmé que « la notion de moyens additionnels est capitale ». Les ambitions de l’accord du gouvernement vis-à-vis du climat sont d’ailleurs d’une discrétion préoccupante : aucun chiffre n’est donné sur les mesures belges envers la lutte contre le réchauffement climatique, aucun engagement chiffré pour les réductions d’émissions de gaz à effet de serre, et aucune référence aux objectifs belges au Sommet de Paris en décembre 2015 ne sont exprimés [8].

Pour conclure, le discours de l’Union européenne qui présente les mesures d’austérité comme inévitables sous prétexte d’une dette publique trop élevée, sert d’alibi au nouveau gouvernement belge pour se soustraire, entre autres, à ses engagement dans le domaine de la coopération au développement.

Le CADTM dénonce cette APD, qui n’a d’aide que le nom, et exige l’annulation totale et inconditionnelle des dettes du Sud à l’égard de la Belgique, qui sont largement odieuses, illégales et illégitimes. Le CADTM dénonce cette APD, qui n’a d’aide que le nom, et exige l’annulation totale et inconditionnelle des dettes du Sud à l’égard de la Belgique, qui sont largement odieuses, illégales et illégitimes. Le montant total de ces créances Créances Créances : Somme d’argent qu’une personne (le créancier) a le droit d’exiger d’une autre personne (le débiteur). envers les pays du Sud ne s’élève qu’à 2 milliards d’euros. Cela représente trois fois moins que le prix des derniers F16. Par ailleurs, cette annulation de dettes ne devra pas être comptabilisée dans l’APD, à l’instar de la Norvège qui a annulé en 2006 ses créances sur cinq pays du Sud au motif que ces dettes étaient reconnues comme illégitimes.

Enfin, l’aide au développement devrait être rebaptisée « fonds de réparation » afin de libérer l’expression de sa teinte condescendante et de tenir compte de la dette historique des pays du Nord envers ceux du Sud. Cette appellation pourrait constituer une première étape symbolique dans l’établissement de nouvelles bases pour les futures relations Nord/Sud.


Hélène Capocci est stagiaire au CADTM

Notes

[5La Belgique a conclu, selon les données recueillies par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), 37 accords fiscaux secrets avec le Luxembourg au profit de 26 familles ou entreprises belges. Citons entre autres la famille de Spoelberch (AB Inbev), le Groupe Bruxelles Lambert d’Albert Frère mais également des sociétés comme Belgacom, Banque Degroof, Dexia (d’avant l’ère Belfius) ou encore la branche belge de British American Tobacco. Résultat : des milliards d’euros ont échappé au fisc belge, privant ainsi l’État d’importantes ressources financières. Voir : http://www.rtbf.be/info/economie/detail_luxleaks-des-milliards-d-euros-d-impots-evapores-dans-des-accords-secrets?id=8395257

[6Rapport 2014 sur l’aide belge au développement, publié par CNCD-11.11.11.

[7Accord de gouvernement, 9 octobre 2014.

Renaud Vivien

membre du CADTM Belgique, juriste en droit international. Il est membre de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015. Il est également chargé de plaidoyer à Entraide et Fraternité.

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