Série : 1944-2021, 77 ans d’intervention de la Banque mondiale et du FMI (Partie 29)
6 avril 2021 par Eric Toussaint
(CC - Flickr - Chris Hoare)
Les estimations du nombre de pauvres à l’échelle de la planète présentées par la Banque mondiale ne sont pas fiables. Cet article le montre.
En 2008, la Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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a reconnu avoir fait des erreurs importantes dans ses calculs concernant la situation mondiale de la pauvreté. Tout en affirmant que « les estimations de la pauvreté établies par la Banque mondiale s’améliorent grâce à des données plus fiables sur le coût de la vie », l’institution avait découvert que « 400 millions de personnes de plus que l’on ne pensait précédemment vivent dans la pauvreté » [1]. C’était l’équivalent de plus de la moitié de la population de l’Afrique subsaharienne à l’époque !
Cela reflète le manque de fiabilité des statistiques publiées par la Banque mondiale, statistiques qui servent surtout à cautionner les politiques néolibérales dictées ou imposées à travers le monde par ses propres experts [2].
Selon son communiqué de 2008, « 1,4 milliard de personnes vivant dans le monde en développement (1 personne sur 4) subsistait avec moins de 1,25 dollar par jour en 2005 », alors que les estimations précédentes tournaient autour de 1 milliard de personnes.
Pourtant, la Banque mondiale ne manquait pas de se réjouir car ce qui compte pour elle, ce n’est pas le nombre de pauvres, mais la proportion de personnes pauvres. Pourquoi ? Parce qu’avec la démographie mondiale en progression, ce chiffre permet plus facilement de faire illusion. Si, par exemple, le nombre de personnes pauvres stagne, la proportion de pauvres baisse mécaniquement au fil des ans. Voilà pourquoi l’objectif dit « du millénaire » était de réduire de moitié, entre 1990 et 2015, la proportion de la population dont le revenu est inférieur à 1,25 dollar par jour. Il ne s’agissait pas de réduire le nombre de pauvres en chiffres absolus.
Mais avec les énormes erreurs de la Banque mondiale dans ses calculs sur la pauvreté, c’est tout l’édifice des politiques internationales contre la pauvreté qui s’écroulait. Les politiques d’ajustement structurel (réduction des budgets sociaux, recouvrement des coûts dans les secteurs de la santé et de l’éducation, agriculture tournée vers l’exportation et réduction des cultures vivrières
Vivrières
Vivrières (cultures)
Cultures destinées à l’alimentation des populations locales (mil, manioc, sorgho, etc.), à l’opposé des cultures destinées à l’exportation (café, cacao, thé, arachide, sucre, bananes, etc.).
, abandon de la souveraineté alimentaire, etc.), imposées par le FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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et la Banque mondiale depuis le début des années 1980, ont détérioré les conditions de vie de centaines de millions de personnes dans le monde. Les critiques envers la Banque mondiale n’ont pas manqué à ce propos. Ainsi Thomas Pogge, professeur à l’université Columbia, écrivait en 2008 : « Les méthodes de calcul de la Banque mondiale sont extrêmement douteuses. Il y a des raisons de penser qu’avec une méthode plus plausible, on observerait une tendance plus négative et une pauvreté beaucoup plus étendue. (…) Tant que la méthode actuelle de la Banque mondiale et les données qui se basent sur elle conserveront leur monopole dans les organisations internationales et dans la recherche universitaire sur la pauvreté, on ne pourra pas prétendre prendre ce problème réellement au sérieux. » [3]
Le peu de sérieux des calculs de la Banque mondiale apparaît très clairement dans cette déclaration, de Martin Ravallion, un des principaux auteurs de la Banque sur la question de la pauvreté : « Les estimations les plus récentes de la pauvreté ont été établies à partir des enquêtes réalisées auprès de 675 ménages dans 116 pays en développement, représentant 96 % du monde en développement, » explique-t-il [4]. Comment peut-on oser prétendre publier des chiffres fiables concernant la situation de plusieurs milliards de personnes sur la base d’une enquête se limitant à 675 ménages ? Quel aveu de manque de sérieux ! Le même auteur reconnaît également qu’au début des années 1990, la Banque mondiale se limitait à des enquêtes menées dans seulement 22 pays.
En 2010, la banque mondiale a reconnu que pour calculer le nombre de pauvres à l’échelle de la planète elle se basait uniquement sur un échantillon de 675 ménages répartis dans 116 pays en développement
Sur le ton de la diplomatie, le même Martin Ravallion écrivait « De nouvelles données importantes ont révélé que le coût de la vie dans les pays en développement est plus élevé que nous ne le pensions, ce qui explique l’ampleur inégalée à ce jour des modifications apportées aux chiffres relatifs à la pauvreté dans le cadre de la dernière révision… » [5].
Comme je l’ai montré dans le texte « La Banque mondiale n’a pas vu venir le printemps arabe et préconise la poursuite des politiques qui ont produit les soulèvements populaires », la BM a présenté une analyse complètement fausse de la pauvreté et des inégalités dans la région arabe. Pour ce faire elle s’est fondée sur les statistiques publiées par des organismes nationaux officiels qui sont aux ordres des régimes autoritaires de la région.
Par ailleurs, au moment où ces lignes sont écrites, la Banque mondiale estime qu’une personne ne vit pas dans l’extrême pauvreté si, résidant dans un pays en développement, elle dispose pour vivre de plus de 1,9 dollar par jour. C’est évidemment tout à fait discutable. Cela fixe très bas le revenu quotidien qui permet de déterminer si une personne vit en dessous du seuil de pauvreté extrême. En conclusion ce montant de 1,9 dollar par jour ne constitue pas un indicateur fiable et les méthodes pour extrapoler à l’échelle de la planète le nombre de pauvres ne sont pas sérieuses.
La Banque mondiale estime qu’une personne résidant dans une pays en développement ne vit pas dans l’extrême pauvreté si elle dispose de plus de 1,9 dollar par jour
À noter que dans ces récentes publications, la Banque mondiale annonce qu’en conséquence de la crise liée au coronavirus, plus de 100 millions d’êtres humains vont en 2020-2021 augmenter les rangs des victimes de l’extrême pauvreté. Dans un rapport publié en 2020, la Banque mondiale écrit : « la lutte contre la pauvreté enregistre sa pire régression en 25 ans. En 2020, le taux mondial d’extrême pauvreté devrait augmenter pour la première fois en plus de vingt ans, du fait de la pandémie de coronavirus ». Dans le même article, les auteurs de la Banque ajoutent : « le changement climatique pourrait entraîner de 68 à 135 millions de personnes dans la pauvreté à l’horizon 2030 » [6].
Ces estimations qui sont à prendre avec des pincettes vu les méthodes de calcul de la Banque indiquent néanmoins une évolution dramatique qui demande des solutions radicales et urgentes en faveur des droits humains.
[1] Banque mondiale, « Estimations de la pauvreté dans le monde en développement (mise à jour) » https://www.banquemondiale.org/fr/news/feature/2010/02/17/estimates-of-poverty-in-the-developing-world-updated consulté le 28 février 2021
[2] Damien Millet et Éric Toussaint, « Carte blanche : La Banque mondiale découvre 400 millions de pauvres en plus », publié par le quotidien Le Soir, publiée le 13 septembre 2008,
https://plus.lesoir.be/art/carte-blanche-la-banque-mondiale-decouvre-400_t-20080913-00HX62.html consulté le 28 février 2021
[3] Voir pour une analyse d’ensemble : Thomas Pogge, Politics as Usual : What Lies behind the Pro-Poor Rhetoric, Cambridge, Polity Press, 2010.
[4] Martin Ravallion, directeur du Groupe de recherche sur le développement économique à la Banque mondiale dans Banque mondiale, « Estimations de la pauvreté dans le monde en développement (mise à jour) » https://www.banquemondiale.org/fr/news/feature/2010/02/17/estimates-of-poverty-in-the-developing-world-updated déjà cité
[5] Martin Ravallion, directeur du Groupe de recherche sur le développement économique à la Banque mondiale, in https://www.banquemondiale.org/fr/news/feature/2010/02/17/estimates-of-poverty-in-the-developing-world-updated déjà cité
[6] Banque mondiale, « Pauvreté », https://www.banquemondiale.org/fr/topic/poverty/overview consulté le 28 février 2021
Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.
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