13 avril 2008 par Eric De Ruest
Depuis plusieurs jours, des manifestations populaires prennent forme dans de nombreux pays du Sud. Les raisons de ce mécontentement sont partout semblables ; les prix de la nourriture de base ont augmenté de manière aussi brutale qu’importante et les populations, déjà paupérisées par la mondialisation, se retrouvent dans l’incapacité d’assumer cette charge supplémentaire. Les peuples ont faim ! Les causes de cette flambée sont multiples mais elles sont globalement issues des jeux économiques. D’une part, une spéculation de replis sur les denrées alimentaires suite à la crise des subprimes, d’autre part la production d’agrocarburants et le réchauffement climatique. Pourtant, certains journalistes pointent dans leurs articles les autorités locales africaines comme responsables des choix catastrophiques en matière de politiques alimentaires, semblant ignorer que les politiques agricoles des pays du Sud sont soumises aux conditionnalités de la Banque mondiale, du Fonds monétaire international (FMI) ou encore aux Accords de partenariat économique (APE). Ceux qui façonnent l’opinion publique font ici preuve d’une légèreté étonnamment orientée. C’est ainsi que l’on peut lire dans la presse écrite belge : « de nombreux pays du continent [africain] importent des aliments au lieu de les produire, parce que les autorités locales donnent la priorité aux cultures d’exportation afin d’en retirer les devises pour acheter ce qu’ils ne produisent pas [1] ». Raccourci étonnant. Aussi étonnant que simplificateur et qui dédouane à peu de frais les politiques néolibérales de privatisation, de plans d’ajustement structurel, imposés depuis bientôt trente ans par les institutions financières internationales (IFI) et les gouvernements du Nord au reste de la planète.
Les PAS (plans d’ajustement structurel) ont été imposés par les institutions de Bretton Woods aux pays du Sud dans le contexte de la crise de la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
du début des années 1980 [2]. Ces mécanismes, tout droit issus de l’idéologie néolibérale, englobent l’ensemble des secteurs des sociétés visées. En effet, pour les théoriciens du néolibéralisme, la mondialisation
Mondialisation
(voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.
Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».
La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
déploiera l’ensemble de ses bienfaits quand chaque région produira ce en quoi elle excelle et laissera donc le soin aux autres régions de produire la majorité de ce dont elle a besoin. C’est en substance la théorie des avantages comparatifs datant de 1817. Plus simplement, un pays reconnu comme étant particulièrement adapté à la culture du cacao doit renoncer à produire les céréales, les huiles végétales, les légumineuses nécessaires à l’alimentation de base de ses habitant(e)s et doit échanger sur le marché mondial sa production contre tout ce qui lui manque. Il s’agit donc de se couper des cultures vivrières
Vivrières
Vivrières (cultures)
Cultures destinées à l’alimentation des populations locales (mil, manioc, sorgho, etc.), à l’opposé des cultures destinées à l’exportation (café, cacao, thé, arachide, sucre, bananes, etc.).
séculaires et essentielles à la souveraineté alimentaire des peuples pour se plier aux jeux des économistes. Jeux dangereux qui ont montrés leurs limites très rapidement et dont on peut contempler toute la déraison à travers les
échecs observés dans de nombreux pays ( Haïti, le Sénégal, le Burkina Faso, etc.). Dangereux car ignorants la destruction de la biodiversité au profit des monocultures d’exportations, ignorants aussi les impacts écologiques désastreux des transports nécessaires pour toutes ces marchandises. De plus, comment imaginer, sans une politique volontariste de contrôle des prix, qu’un pays qui exporte l’arachide dont les cours restent bas pendant 20 ans sur le marché mondial pourra importer les tracteurs et le pétrole nécessaires à son maintien sur ce marché ? Quand on connaît la tendance des cours du Brent à s’envoler toujours plus vers de nouveaux sommets et des prix des biens manufacturés à rester démesurément supérieurs aux cours de cette pauvre cacahuète, on imagine la catastrophe. C’est immanquablement la ruine et la famine pour la paysannerie locale et l’inévitable migration vers les bidonvilles pour une large partie de cette population.
Quelle est donc cette théorie issue des milieux intellectuels réputés sérieux qui fait fi de la biodiversité, de la souveraineté alimentaire des peuples, des risques de destruction par différents fléaux naturels ou humains accrus par le choix de la monoculture Monoculture Culture d’un seul produit. De nombreux pays du Sud ont été amenés à se spécialiser dans la culture d’une denrée destinée à l’exportation (coton, café, cacao, arachide, tabac, etc.) pour se procurer les devises permettant le remboursement de la dette. , de l’essence chaotique du marché [3], de la pollution généralisée ?
Dans son premier rapport de 1999 consacré aux PAS, M. Fantu CHERU [4] explique que l’ajustement structurel va « au delà de la simple imposition d’un ensemble de mesures macroéconomiques au niveau interne. Il est l’expression d’un projet politique, d’une stratégie délibérée de transformation sociale à l’échelle mondiale, dont l’objectif principal est de faire de la planète un champ d’action où les sociétés transnationales pourront opérer en toute sécurité. Bref, les PAS jouent un rôle de ’courroies de transmission’ pour faciliter le processus de mondialisation qui passe par la libéralisation, la déréglementation et la réduction du rôle de l’Etat dans le développement national. » Réduction du rôle de l’Etat. Et cela vient d’un rapporteur spécial des Nations-Unies.
M. CHERU n’est d’ailleurs pas le seul rapporteur des Nations-Unies à avoir évoqué dans ses travaux les conséquences néfastes des PAS. Des critiques détaillées issues des travaux d’autres experts onusiens font feu de tout bois dans les domaines du droit au logement, du droit à l’alimentation ou encore à celui de l’éducation [5]. Là où les IFI imposent la privatisation et ouvrent une voie royale à l’appétit gargantuesque des multinationales.
C’est donc à cause d’une dette trop souvent issue de dictatures ou d’emprunts réalisés par les puissances coloniales (l’un n’empêchant pas l’autre) et transférés aux états nouvellement indépendants, que les gouvernements des pays du Sud (d’Afrique en particulier) [6] ont été contraints d’accepter les PAS et ainsi concéder une part importante de leur souveraineté. Si bien qu’avancer aujourd’hui que les choix stratégiques pour l’alimentation seraient encore dans les mains des gouvernements du Sud relève de l’escroquerie intellectuelle à moins d’un manque d’information indigne du journalisme que l’on est en droit d’attendre en démocratie. Entendons par là que fustiger à tort les Africains est une contre-vérité lourde de sens et qui n’aide en rien à créer un climat fraternel entre les peuples.
Les émeutes qui se sont déclenchées la semaine dernière à Port-au-Prince, mais aussi dans d’autres villes haïtiennes, ont été réprimées dans le sang. Une quarantaine de blessés au total dont quatorze par balles et au moins 5 morts. Pourtant, ces manifestations n’étaient que le résultat prévisible d’une flambée subite du prix du riz (de l’ordre de 200%). Quand on sait qu’aujourd’hui 82% de la population vit dans une précarité absolue avec moins de 2$ par jour, on comprend facilement de telles réactions face à cette augmentation.
Haïti utilise 80% de ces recettes d’exportations uniquement pour couvrir les importations nécessaires à ses besoins alimentaires [7]. Cependant, il n’en a pas toujours été comme cela. Avant la chape de plomb dictatoriale des Duvalier père et fils (de 1957 à 1986), l’île connaissait l’autosuffisance alimentaire. Mais la tendance qu’ont les IFI’s à soutenir les dictatures s’est encore confirmée ici et le peuple haïtien, en plus des blessures personnelles (tortures, exécutions sommaires, climat de terreur permanent instauré par les tontons macoutes), se voit réclamer le remboursement de la dette externe qui culminait en septembre 2007 à 1,54 milliard de dollars [8]
Le secteur agricole aura été le plus durement touché par les exigences des prêteurs et puisque la population était majoritairement rurale, l’ampleur des dégâts n’en a été que plus importante. En cause ? Principalement l’abaissement des droits de douane imposé aux pays du Sud mais rarement respecté entre l’Europe et les Etats-unis.
Et l’enchaînement fatal s’est mis en place ; arrivée d’un riz produit à l’étranger à moindre coût (car subventionné) donc exode vers les villes de nombreux paysans ruinés et donc impossibilité de réaction du marché local en cas de flambée des prix sur le marché international. Ici comme ailleurs, les bénéfices de la libéralisation sont inexistants pour la très grande majorité de la population, les dégâts sont par contre considérables.
Quand les pompiers pyromanes communiquent, partout la presse y fait écho. Le (pas très bon) mot de L.Michel est cité par tous les journalistes de la place européenne : « un tsunami économique et humanitaire ». On pourrait croire par là que la crise a une cause extra-humaine, comme le fruit d’une catastrophe naturelle. Pourtant, comme nous l’avons développé plus haut, les causes de la crise sont par trop le résultat de politiques dictées par les milieux financiers aux gouvernements du Sud. C’est aussi à notre voracité énergétique qu’il faut imputer une des causes de cette crise ; Les agrocarburants rentrent bien en concurrence, sur le marché, avec les denrées alimentaires. La spéculation qui se fait autour de cette nourriture changée en carburant tire le prix des céréales et du sucre vers de nouveaux plafonds. Même Peter Brabeck, patron de la multinationale Nestlé, s’inquiète de la situation dans une interview au journal suisse « NZZ am Sonntag » du 23 mars 2008. Pour lui, si l’on veut couvrir 20% de la demande pétrolière avec des agrocarburants, il n’y aura plus rien à manger [9].
Il est donc plus que temps d’abandonner ce modèle de (sous-)développement néfaste et de laisser le choix aux populations de cultiver prioritairement pour leur marché intérieur. Actuellement, avec les connaissances acquises dans le domaine de l’agriculture respectueuse de l’environnement, nous pouvons viser l’autonomie alimentaire régionale sur l’ensemble de la planète et donc satisfaire à un droit humain fondamental, celui de se nourrir décemment. Les conséquences positives de ces progrès tant attendus seraient de favoriser rapidement la santé dans un premier temps, puis l’éducation, induisant une qualité de vie meilleure sous toutes les latitudes.
[1] p.4 de « la libre Belgique », un article de M.F.C. (avec l’AFP et Reuters) ce jeudi 10 avril 2008
[2] Lire E.Toussaint « la finance contre les peuples : La bourse ou la vie » chap.8 p.187 coédition Syllepse /CADTM/CETIM, 2004.
[3] Benoît Mandelbrot a conçu, développé et utilisé une nouvelle géométrie de la nature et du chaos. On sait moins que la géométrie fractale est née des travaux que Mandelbrot avait consacrés à la finance au cours des années 1960. Pour de plus amples informations lire : « Fractales, hasard et finance », de Benoît Mandelbrot, 1959-1997 en poche.
[4] Expert indépendant auprès de l’ancienne commission des droits de l’homme des Nations-Unies (sur les effets des PAS sur la jouissance effective des droits humains - rapport E/CN.4/1999/50 du 24 février 1999)
[5] Lire à ce propos la brochure éditée par le CETIM « Dette et Droits Humains », décembre 2007.
[6] Pour le Congo par exemple, au 30 juin 1960, jour de l’indépendance, la dette directe s’élève à un total de 921 096 301,44 US$ » (Tiré de l’article de Dieudonné Ekowana).
[7] Ce qui laisse très peu de marge pour tout le reste, tout ce qui est pourtant nécessaire au développement d’un pays. Jamais d’ailleurs le duo infernal FMI/BM ne s’est vanté d’une quelconque réussite de ses politiques sur cette île.
[8] Selon la Banque mondiale et l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC) Bébé Doc. aurait détourné au total entre 300 et 800 millions de dollars.
[9] Tout comme le Premier ministre italien, Romano Prodi, sceptique sur les bénéfices des agrocarburants et qui a affirmé qu’une transition vers ce type de palliatif au pétrole aurait un impact négatif sur la production alimentaire.
était membre du CADTM Belgique et co-auteur avec Renaud Duterme de La dette cachée de l’économie, Les Liens qui Libèrent, 2014.
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