Entretien avec Éric Toussaint
14 novembre 2014 par Eric Toussaint , Genaro Grasso
Éric Toussaint signale qu’il ne faut pas accepter les tribunaux du CIRDI pour résoudre les litiges avec les fonds vautours
Le spécialiste de la dette remet en question la décision de la justice américaine.
Éric Toussaint est docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII et possède également une formation d’historien. Dans son activité militante, il est président du Comité pour l’Annulation de la Dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
du Tiers-Monde (CADTM), une organisation qui s’efforce d’analyser les origines des dettes souveraines des pays du Tiers-Monde ainsi que leurs conséquences pour ensuite élaborer des alternatives de financement du développement humain.
Il a également été conseiller du président Rafael Correa au sein de la Commission d’Audit Intégral de la Dette de l’Équateur. Eric Toussaint est l’auteur de nombreux ouvrages sur le système financier international, tels que Les Tsunamis de la dette (2005), Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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: le Coup d’État permanent. L’Agenda caché du Consensus de Washington (2006),La Dette ou la vie (2011) et Bancocratie, paru récemment.
En outre, la Chambre des députés d’Argentine l’a invité mercredi 15 octobre 2014 à participer à une conférence sur la dette extérieure aux côtés des députés du Front pour la Victoire (Frente para la Victoria) Héctor Recalde et Carlos Raimundi, et de l’économiste Fernanda Vallejos. Interrogé par le quotidien Tiempo Argentino, Éric Toussaint expose son analyse du conflit avec les fonds vautours
Fonds vautour
Fonds vautours
Fonds d’investissement qui achètent sur le marché secondaire (la brocante de la dette) des titres de dette de pays qui connaissent des difficultés financières. Ils les obtiennent à un montant très inférieur à leur valeur nominale, en les achetant à d’autres investisseurs qui préfèrent s’en débarrasser à moindre coût, quitte à essuyer une perte, de peur que le pays en question se place en défaut de paiement. Les fonds vautours réclament ensuite le paiement intégral de la dette qu’ils viennent d’acquérir, allant jusqu’à attaquer le pays débiteur devant des tribunaux qui privilégient les intérêts des investisseurs, typiquement les tribunaux américains et britanniques.
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Considérez-vous que le verdict du juge Griesa en faveur des fonds vautours soit un jugement juste ?
Ce sont incontestablement des fonds qui ont fait l’acquisition de titres argentins dans le seul but de poursuivre en justice l’Argentine pour tirer le plus de profit possible via une opération purement spéculative. Pour moi, c’est tout à fait inacceptable et, au regard de la législation américaine, illégal. En effet, aux États-Unis, la loi interdit d’acheter des titres de la dette
Titres de la dette
Les titres de la dette publique sont des emprunts qu’un État effectue pour financer son déficit (la différence entre ses recettes et ses dépenses). Il émet alors différents titres (bons d’état, certificats de trésorerie, bons du trésor, obligations linéaires, notes etc.) sur les marchés financiers – principalement actuellement – qui lui verseront de l’argent en échange d’un remboursement avec intérêts après une période déterminée (pouvant aller de 3 mois à 30 ans).
Il existe un marché primaire et secondaire de la dette publique.
si le but n’est pas de recevoir des coupons d’intérêt mais de spéculer et d’intenter une action
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
en justice contre l’émetteur. C’est une pratique jugée illégale là-bas.
Toutefois la Cour Suprême des États-Unis a validé le jugement de Griesa lorsqu’elle a évité d’analyser le recours de l’Argentine…
Bien sûr, il ne s’agit pas d’un conflit entre l’Argentine et le juge Griesa mais avec la justice des États‑Unis puisque la Cour a donné raison au juge. C’est une tentative manifeste de faire revenir l’Argentine et l’Amérique latine à la situation de la fin du XIXe et du début XXe, à l’époque où les grandes puissances dictaient directement aux nations débitrices le comportement à adopter, bafouant ainsi la souveraineté de ces pays.
Dès lors, pensez-vous que la décision de la justice américaine renferme un dessein politique ?
Oui, ou du moins, elle a une conséquence politique : donner une interprétation totalement biaisée de la loi car cette interprétation contredit le contenu-même de la législation américaine sur les fonds vautours.
Peut-on extrapoler cela aux fonds vautours ?
Les fonds vautours cherchent le profit maximal. Ce qui me paraît fondamental ce ne sont pas les vautours mais la décision d’une juridiction étrangère qui avalise leurs agissements. C’est là un enseignement très important à tirer : il ne faut plus transférer la compétence juridictionnelle – i.e. le pouvoir de trancher en cas de litige– à une juridiction étrangère.
Les fonds vautours ont-ils une influence sur la politique internationale ?
Bien évidemment. Il ne fait aucun doute que le fonds NML de Paul Singer fournit une aide financière au Parti républicain, lequel a beaucoup de pouvoir aux États-Unis et, partant, exerce une influence sur la politique américaine. Je dirais que les fonds vautours représentent l’avant-garde de la politique étrangère des États-Unis dans le secteur financier, suivis des bataillons qui ont pour nom Goldman Sachs, Bank of America, Citibank et ainsi de suite.
Exercent-ils également une influence en Europe ?
Ces fonds portent désormais leur regard sur la Grèce et l’Espagne. Le fond de Paul Singer, NML Capital, a fait l’acquisition de crédits de la dette de la banque espagnole Bankia pour ensuite reproduire le même schéma qu’en Argentine. Aujourd’hui, en Europe, il existe une véritable prise de conscience sur le degré de dangerosité de ces fonds.
Quelle est votre opinion eu égard au comportement d’institutions telles que le FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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ou la Banque mondiale dans les pays en développement ?
Elles sont coresponsables de l’endettement frauduleux. Cela apparaît très nettement dans le jugement Ballesteros [1] de l’affaire Olmos en 2000, dans lequel ressort la complicité du FMI, qui a donné son aval à la Junte militaire pour contracter la dette et ensuite dans tout le programme de privatisation de Carlos Menem et la destruction du service public. Ces institutions font partie du problème et non de la solution.
Les concessions réclamées par le FMI ont-elles un caractère politique ?
Le FMI et la Banque Mondiale sont des instruments du pouvoir des États-Unis et ce sont les bras institutionnels de la politique étrangère américaine. Ces politiques ont pour but de maintenir les pays du Sud dans un état de soumission face aux pays centraux.
Que pensez-vous de la proposition émise par l’Argentine à l’ONU concernant une convention de restructuration de la dette ?
Pour moi, le fait de procéder à une annulation de la dette est un élément positif. Mais j’estime qu’il faudrait mettre au centre du débat des Nations-Unies le thème de l’illégitimité de la dette. Le mécanisme de restructuration en soi ne suffit pas. On ne peut restructurer une dette illégitime, il faut l’annuler.
Mais, dans ce cas-ci, le FMI a appuyé le recours contre les fonds vautours.
Je pense que c’est un épiphénomène. En fin de compte, les fonds vautours agissent d’une manière qui ne plaît pas au FMI. Mais cette organisation a mené des actions de dérégulation financière dans les pays en développement, actions qui ont favorisé les agissements des fonds vautours. Le FMI est complice des fonds vautours. Le fait est que le FMI est en faveur d’un mécanisme de restructuration de la dette en accord avec la majorité des créanciers alors que les fonds vautours ne veulent pas le respecter.
Vous semble-t-il acceptable que le CIRDI
CIRDI
Le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) a été créé en 1965 au sein de la Banque mondiale, par la Convention de Washington de 1965 instituant un mécanisme d’arbitrage sous les auspices de la Banque mondiale.
Jusqu’en 1996, le CIRDI a fonctionné de manière extrêmement sporadique : 1972 est la date de sa première affaire (la seule de l’année), l’année 1974 suivit avec 4 affaires, et suivirent de nombreuses années creuses sans aucune affaire inscrite (1973, 1975,1979, 1980, 1985, 1988, 1990 et 1991). L’envolée du nombre d’affaires par an depuis 1996 (1997 : 10 affaires par an contre 38 affaires pour 2011) s’explique par l’effet des nombreux accords bilatéraux de protection et de promotion des investissements (plus connus sous le nom de « TBI ») signés a partir des années 90, et qui représentent 63% de la base du consentement à la compétence du CIRDI de toutes les affaires (voir graphique)). Ce pourcentage s’élève à 78% pour les affaires enregistrées uniquement pour l’année 2011.
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soit compétent pour résoudre les différends relatifs à la dette souveraine, comme l’ont proposé certains fonds vautours ?
Les détenteurs des titres souhaitent certainement que leurs bons soient considérés comme des investissements, mais à mes yeux il s’agit là d’une interprétation totalement erronée et biaisée. Par ailleurs, le CIRDI appartient à la Banque mondiale, c’est un instrument des États-Unis au service des grandes entreprises multinationales privées, qui obtiennent arbitrairement la plupart des jugements qui leur sont favorables. Je recommande à l’Argentine de se retirer du CIRDI comme l’ont fait la Bolivie, l’Équateur et le Venezuela. Le Brésil n’a d’ailleurs jamais souhaité en faire partie.
Craignez-vous que la convention de restructuration qui doit être mise en place par l’ONU ne devienne un CIRDI ?
Oui, cette convention pourrait se transformer en un tribunal en faveur des créanciers. Par conséquent, en ayant à l’esprit le monde dans lequel nous vivons, il est fondamental de comprendre que la résolution d’un conflit avec les créanciers passe par un acte souverain unilatéral de l’État débiteur. On ne peut attendre de jugement favorable de la part d’un tribunal international.
Est-ce donc une bonne chose que l’Argentine saisisse la Cour internationale de justice de La Haye ?
Bien évidemment. Ce peut être un des instruments mais il faut rester bien clair : les États-Unis ne reconnaissent plus la compétence de la Cour de La Haye depuis que cette dernière les a condamnés en 1985 pour avoir miné les ports lors du différend avec le Nicaragua sandiniste. En cas de jugement en leur défaveur, les États-Unis ne la reconnaissent pas et ne respectent pas les arrêts. Donc, même si le recours est légitime, il n’est pas sûr qu’il soit assorti d’effets.
Que devrait faire l’Argentine ?
Il convient d’aller au-delà de la simple opposition aux fonds vautours. Il est crucial de revenir à la question de la légitimité de la dette. J’exhorte les pouvoirs publics argentins à mener un audit de la dette. Il faut prendre en compte la très lourde histoire de la dette argentine. Je parle ici de la dette contractée par la Junte militaire et de la socialisation des pertes des entreprises privées à la fin de la dictature. Il est également essentiel de rappeler la dette contractée dans les années 1990 par Carlos Menem et son système de privatisation ainsi que le Megacange (« méga-échange ») de Domingo Cavallo en 2001. Il n’est pas juste que l’Argentine doive payer les créanciers qui ont participé à la fraude ou qui ont soutenu la dictature argentine. D’où l’importance d’un audit citoyen de la dette.
La loi de paiement souverain appelle à mener un audit de la dette. Qu’en pensez-vous ?
Ce qui m’inquiète c’est que dans les propositions du nouvel échange on offre la possibilité aux détenteurs de titres de saisir une juridiction française en cas de litige. En fin de compte, on continue avec la même faiblesse, en transférant la compétence à une autre juridiction au lieu de la juridiction nationale. Il faut respecter la constitution argentine qui stipule clairement qu’on ne peut déléguer la compétence relative au règlement des différends avec des entités étrangères à une autre juridiction.
Éric Toussaint a participé cette semaine à une conférence-débat intitulée « Dette et souveraineté en Amérique latine » à la Chambre des députés. La rencontre a eu lieu en présence du député pour le Front pour la Victoire (Frente para la Victoria) Héctor Recalde et de l’économiste Fernanda Vallejos. Le débat a été modéré par le député Carlos Raimundi.
Ce n’est pas la première fois qu’Éric Toussaint prend la parole en Argentine. En 2003 déjà, il avait participé à une conférence à la faculté de sciences sociales de l’Université de Buenos Aires aux côtés d’une des mèreq de la place de Mai, Nora Cortiñas. En 2010, il a publié La crisis global aux éditions de las Madres et a participé à la Cátedra de los Libertadores, aux côtés de Norberto Galasso et Atilio Borón. De surcroit, en avril 2011, il a assisté aux Journées interparlementaires consacrées aux « Droits de l’Homme et la crise mondiale » et à un débat sur la crise mondiale et la perspective régionale avec l’Association des Travailleurs de l’État (ATE, Asociación de Trabajadores del Estado) à Rosario.
Traduction par Marion Antonini
[1] Il s’agit du juge qui a rendu le jugement dit Sentencia Olmos du nom du journaliste argentin qui a porté plainte contre l’accroissement considérable de la dette pendant la période de la dernière dictature militaire (1976-1983). Ce jugement du 13 juillet 2000 démontre clairement le caractère illégal de la dette argentine.
Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.
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