Les limites du système ISSD (Initiative de suspension du service de la dette) du G-20

Synthèse du rapport EURODAD

7 décembre 2020 par Romain Compère


Titanic-Museum in Branson Missouri USA (CC - Wikimedia)

La pandémie de coronavirus a des conséquences profondes et dévastatrices. Si le virus a pu se répandre sur toute la planète et déstabiliser les gouvernements du monde entier, il est certain que ce sont les populations des pays du Sud qui seront le plus profondément et durablement impactées par la crise. La capacité de ces pays à affronter le choc pandémique, lourdement handicapée par des décennies de sous-investissements dans le secteur médical, se révèle largement insuffisante pour endiguer la propagation du virus et ses dégâts. Les conséquences économiques et sociales, déjà dramatiques actuellement, risquent de se perpétuer dans le temps si aucune mesure forte n’est prise pour alléger le fardeau de la dette des pays du Sud. Le dernier rapport [1] d’Eurodad (European Network on Debt and Development) souligne les liens entre pandémie, crise sociale et crise économique, et démontre à quel point l’ISSD (Initiative de Suspension du Service de la Dette) se révèle insuffisante pour endiguer la nouvelle vague de crises de la dette qui s’annonce. Ce rapport propose également des pistes pour dépasser l’ISSD afin que les pays les plus vulnérables ne se voient pas, à l’issue de la pandémie, confrontés à l'obligation de rembourser une dette que, tout en ayant augmenté, ils auraient encore moins qu’auparavant la capacité de rembourser.



 Les conséquences sociales de la Covid-19

Les pays en développement sont confrontés depuis le début de l’année à une baisse des recettes d’exportation (ralentissement du commerce international et baisse du prix des matières premières), à une chute de revenus issus du tourisme, une baisse des envois de fonds et une fuite des capitaux. Cette récession Récession Croissance négative de l’activité économique dans un pays ou une branche pendant au moins deux trimestres consécutifs. a des conséquences sociales calamiteuses : « 1,6 milliard d’enfants des pays en développement ont cessé d’aller à l’école, [...] 240 millions d’emplois ont été perdus dans les pays à faible et moyen revenu au deuxième trimestre de 2020, tandis que les pertes en revenus du travail sont estimées à 3 500 milliards de dollars pour les trois premiers trimestres de l’année. Selon Oxfam, un demi-milliard de personnes sont par conséquent susceptibles de sombrer dans la pauvreté », en majorité des femmes, faisant accroître l’écart de pauvreté entre les genres.

De manière structurelle, la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
des pays du Sud, déjà à son plus haut niveau historique avant la pandémie, devrait augmenter, d’après les projections du Fonds monétaire international FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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(FMI), « à hauteur de 10 % du PIB PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
dans les économies de marché émergentes, et de 7 % dans les pays à faible revenu »
. Alors que ces pays doivent augmenter leurs dépenses sociales et de santé, tout en étant confrontés à une baisse des rentrées, il est évident que leur capacité à rembourser une dette supplémentaire, octroyée sous la forme de prêts plutôt que de dons, deviendra de plus en plus limitée. Dans ce cas de figure, il devient évident que bon nombre de pays en développement vont être confrontés dans les prochaines années à une profonde crise de la dette, laissant entrevoir le spectre d’une nouvelle « décennie perdue ».

 Le système ISSD et ses limites

L’ISSD est un accord mis en place par le G20 G20 Le G20 est une structure informelle créée par le G7 (Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni) à la fin des années 1990 et réactivée par lui en 2008 en pleine crise financière dans le Nord. Les membres du G20 sont : Afrique du Sud, Allemagne, Arabie saoudite, Argentine, Australie, Brésil, Canada, Chine, Corée du Sud, États-Unis, France, Inde, Indonésie, Italie, Japon, Mexique, Royaume-Uni, Russie, Turquie, Union européenne (représentée par le pays assurant la présidence de l’UE et la Banque Centrale européenne ; la Commission européenne assiste également aux réunions). L’Espagne est devenue invitée permanente. Des institutions internationales sont également invitées aux réunions : le Fonds monétaire international, la Banque mondiale. Le Conseil de stabilité financière, la BRI et l’OCDE assistent aussi aux réunions. , en collaboration avec le FMI et la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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, permettant de suspendre, de début mai à fin 2020 [2], les « paiements en capital et intérêts de la dette due aux créanciers publics bilatéraux par les pays en développement les plus pauvres ». La participation à l’ISSD pouvait potentiellement être demandée par 77 pays [3] parmi les plus pauvres de la planète, à savoir ceux appartenant à la catégorie des pays les moins avancés (selon les critères de l’ONU) ainsi que les pays IDA (qui peuvent emprunter à l’Association internationale de développement de la Banque mondiale). Notons que la participation à l’ISSD n’est pas exempte de conditions, dont la plus remarquable est la conclusion préalable d’un accord avec le FMI. Pourtant, vers mi-octobre, 46 pays seulement (majoritairement issus d’Afrique Subsaharienne) avaient annoncé avoir intégré le programme. Si l’on regarde du côté des 27 pays qui n’ont pas (ou pas encore) demandé à « bénéficier » de l’initiative, on constate qu’onze d’entre eux étaient pourtant en état de surendettement ou présentaient un risque élevé de surendettement.

Il peut paraître curieux que ces pays n’adhèrent pas à un programme sensé leur apporter une aide substantielle dans une période si critique. Eurodad relève plusieurs raisons permettant d’expliquer ce phénomène :

  1. Certains pays ont une dette bilatérale très faible. Les bénéfices à tirer de la participation au programme seraient trop minimes que pour valoir la peine de souscrire au programme ISSD. Ce serait le cas de nombreux petits états insulaires.
  2. La participation à l’ISSD, comme dit plus haut, est conditionnée à une demande d’appui financier au FMI. Nombre de pays, notamment en Asie du Sud-Est, sont réticents à l’idée de renouer une collaboration avec cette institution depuis le fiasco de sa gestion de la crise asiatique de 1997.
  3. Certains États craignent que le recours à l’ISSD amène les agences de notation Agences de notation Les agences de notation (Standard and Poor’s, Moody’s et Fitch en tête) sont des agences privées qui évaluent la solvabilité et la crédibilité d’un émetteur d’obligations (État, entreprise). Jusqu’aux années 1970 elle étaient payées par les acheteurs potentiels d’obligations, depuis la libéralisation financière la situation s’est inversée : ce sont les émetteurs d’obligations qui rémunèrent les agences pour qu’elles les évaluent... Reconnaissons leur qualité de travail : c’est ainsi que Lehman Brothers se voyait attribuer la meilleure note juste avant de faire faillite. à dégrader leur note souveraine. Cette révision à la baisse pourrait, à terme, désavantager certains pays en renchérissant leur accès à des marchés financiers Marchés financiers
    Marché financier
    Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
    .

Par ailleurs, l’ISSD n’est en aucune manière un programme permettant d’annuler la dette. Comme l’indique son nom, il ne s’agit là que d’un accord permettant une suspension temporaire de la dette. Corollaire de cette suspension : les dettes qui n’ont pas pu être payées durant l’année 2020 devront être remboursées dans leur intégralité entre 2022 et 2024 [4]. Comme le souligne Eurodad : « Cela ne coûte donc rien aux créanciers ; les pays emprunteurs auront simplement des remboursements plus conséquents à effectuer une fois la période de suspension terminée. Ils devront alors certainement emprunter davantage de fonds pour rembourser non seulement le service de la dette Service de la dette Remboursements des intérêts et du capital emprunté. reporté, mais aussi peut-être le service d’un nouvel emprunt contracté pour faire face au ralentissement économique engendré par la Covid-19 ». Si l’on considère ce mécanisme à l’aune des 46 pays participant à l’ISSD, les 5,3 milliards de paiement de dettes suspendus par l’ISSD pour 2020 iront simplement s’ajouter aux 71,54 milliards que ces pays se sont engagés à rembourser entre 2022 et 2024, dans le cas hypothétique où ils n’auraient pas contracté de dettes supplémentaires entre-temps pour faire face à la crise économique qui s’annonce.

Aussi, il faut souligner que l’ISSD ne concerne que la dette bilatérale. Elle ne concerne pas les créanciers multilatéraux comme la Banque mondiale ou comme les créanciers privés, lesquels ont été simplement encouragés à prendre des décisions similaires, sans qu’un cadre contraignant ait pu être adopté en la matière. Le montant suspendu par l’ISSD (5,3 milliards) ne représente donc qu’une faible partie (24 %) de la dette que les pays participants se doivent de rembourser entre mai et décembre. De manière plus large, les 5,3 milliards de dollars suspendus « ne représentent que 1,6 % du total des paiements dus par les pays en développement en 2020 », soit un montant risible. Dans le cas où l’ISSD serait prolongée à toute l’année 2021, les 46 pays participants se verraient de toute manière obligés de verser 17 milliards de dollars aux créanciers privés et multilatéraux.

Au-delà de l’insuffisance des montants suspendus, cette asymétrie entre créanciers bilatéraux et les autres risque de pousser les pays bénéficiaires de ISSD à utiliser ces ressources pour rembourser les créanciers privés plutôt que pour contrer les dégâts occasionnés par la pandémie. En effet, d’après Jubilee Debt Campaign (Organisation du Royaume-Uni visant à l’annulation de la dette des pays les plus pauvres), « 11,3 milliards de dollars de prêts du FMI accordés à 28 pays fortement touchés par la crise de la Covid-19 sont effectivement utilisés pour renflouer des créanciers privés ». En l’absence d’un cadre obligeant les créanciers privés et multilatéraux à s’adjoindre à l’ISSD, il est probable que ce cas de figure vienne à se répéter à l’avenir, entraînant dans son sillage une dégradation des conditions de vie dans les pays concernés.

 Le rôle de la Banque mondiale

Paradoxalement, la Banque mondiale ne s’est pas adjointe aux efforts des créanciers bilatéraux. Malgré les appels en ce sens du G20, de l’ONU, d’organisations de la société civile (OSC) et d’Etats comme le Pakistan ou la Chine, la Banque mondiale, comme les autres institutions multilatérales de développement, n’a pas manifesté de volonté d’intégrer le dispositif ISSD. Il est pourtant évident que la participation de ces dernières aurait un impact très concret pour les pays concernés, étant donné « qu’un tiers des paiements de la dette effectués par ces mêmes pays en 2020 seront versés aux institutions multilatérales ». La Banque mondiale, à elle seule, pourrait libérer 2,46 milliards de dollars si elle suspendait les paiements de dette entre mai et fin décembre 2020 pour les pays ISSD, et jusqu’à 4 milliards si elle renouvelait sa participation à l’année 2021. Son exemple pourrait pousser d’autres banques multilatérales à faire de même, ce qui pourrait dégager jusqu’à 9,75 milliards entre mai et décembre 2020 et plus de 13 milliards en 2021 pour les pays participants à l’ISSD.

Si la Banque mondiale refuse d’alléger le fardeau de la dette à des pays en pleine crise sociale et sanitaire, c’est au nom de la conservation de la confiance des marchés (notamment celle des agences de notation financière), confiance qui lui permet de continuer à emprunter des capitaux à bas taux. Elle privilégie ainsi sa propre réputation et position, quitte à laisser se développer une spirale d’endettement. Il s’agit là d’un exemple éclairant d’inversion des moyens et des fins ; comme le souligne Eurodad : « plutôt que de laisser des considérations de marché déterminer sa démarche, la Banque mondiale devrait s’engager à alléger la dette des nombreux pays qui en ont besoin, et explorer avec le FMI et d’autres banques de développement multilatérales les différents moyens de protéger leur capacité de prêt à des conditions favorables malgré ces allègements de dette ». Les leviers d'action de ces institutions sont par ailleurs considérables, comme le souligne Jubilee Debt Campaign : « l’annulation de tous les paiements au titre de la dette au FMI et à la Banque mondiale par les pays de l’ISSD entre les mois d’octobre 2020 et décembre 2021 pourrait être financée par les bénéfices provenant de la seule vente de 6,7 % de l’or détenu par le FMI ».

La Banque mondiale pourrait adopter une stratégie différente, et considérer que l’allègement de la dette des pays ISSD aurait pour conséquence leur plus rapide sortie de crise, et améliorerait donc leur capacité à faire face au paiement de leur dette. Ce faisant, elle favoriserait une reprise dans ces pays, ce qui faciliterait leur accès à de futurs crédits, rendant éventuellement superflus de nouveaux emprunts auprès de la Banque mondiale. Pour le moment, la réalité est tout autre : certains pays qui augmentent leurs dépenses dans le secteur de la santé se voient menacés d’une dégradation de leur notation tandis que la Banque mondiale continue à percevoir le service de dettes en pleine pandémie. Et quand bien même la Banque mondiale affirme fournir aux pays qui en ont besoin des « flux financiers positifs » (c’est-à-dire qu’elle prête plus que ce qu’elle ne reçoit en paiement de dettes), il est à craindre que ces pays dans le besoin eussent eu davantage de marge de manœuvre si le paiement de leur dette avait été suspendu au regard du montant que consent à leur prêter la Banque mondiale.

 Le rôle des créanciers privés

Les créanciers privés ne participent pas à l’ISSD, toute suspension de dette est laissée à l’appréciation du créancier, au cas par cas. Par conséquent, les ressources libérées par l’ISSD ou par les nouveaux prêts d’urgence du FMI (ou d’autres institutions multilatérales) ont pu être allouées au remboursement de créances Créances Créances : Somme d’argent qu’une personne (le créancier) a le droit d’exiger d’une autre personne (le débiteur). privées plutôt qu’à la lutte contre le Covid-19 : « entre mai et décembre 2020, [...] les 46 pays qui bénéficient de la suspension du service de la dette auront versé 6,94 milliards à des créanciers privés, [soit] 1,64 milliard de dollars de plus que ce qu’ils reçoivent des créanciers bilatéraux au titre de la suspension de la dette ».

Les appels des OSC, des pays du G20, du Club de Paris Club de Paris Créé en 1956, il s’agit du groupement de 22 États créanciers chargé de gérer les difficultés de remboursement de la dette bilatérale par les PED. Depuis sa création, la présidence est traditionnellement assurée par un·e Français·e. Les États membres du Club de Paris ont rééchelonné la dette de plus de 90 pays en développement. Après avoir détenu jusqu’à 30 % du stock de la dette du Tiers Monde, les membres du Club de Paris en sont aujourd’hui créanciers à hauteur de 10 %. La forte représentation des États membres du Club au sein d’institutions financières (FMI, Banque mondiale, etc.) et groupes informels internationaux (G7, G20, etc.) leur garantit néanmoins une influence considérable lors des négociations.

Les liens entre le Club de Paris et le FMI sont extrêmement étroits ; ils se matérialisent par le statut d’observateur dont jouit le FMI dans les réunions – confidentielles – du Club de Paris. Le FMI joue un rôle clé dans la stratégie de la dette mise en œuvre par le Club de Paris, qui s’en remet à son expertise et son jugement macroéconomiques pour mettre en pratique l’un des principes essentiels du Club de Paris : la conditionnalité. Réciproquement, l’action du Club de Paris préserve le statut de créancier privilégié du FMI et la conduite de ses stratégies d’ajustement dans les pays en voie de développement.

Site officiel : https://www.clubdeparis.fr/
et d’institutions multilatérales telles que l’ONU, le FMI et la Banque mondiale à la participation des créanciers privés (banques, détenteurs d’obligations Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
, fonds d’investissements, etc.) à l’ISSD se sont révélés peu fructueux. Sous la pression, l’Institut de la Finance Internationale (IIF), un lobby Lobby
Lobbies
Un lobby est une structure organisée pour représenter et défendre les intérêts d’un groupe donné en exerçant des pressions ou influences sur des personnes ou institutions détentrices de pouvoir. Le lobbying consiste ainsi en des interventions destinées à influencer directement ou indirectement l’élaboration, l’application ou l’interprétation de mesures législatives, normes, règlements et plus généralement, toute intervention ou décision des pouvoirs publics. Ainsi, le rôle d’un lobby est d’infléchir une norme, d’en créer une nouvelle ou de supprimer des dispositions existantes.
représentant les intérêts du secteur financier privé, a seulement proposé un modèle de contrat permettant un accord entre prêteurs et emprunteurs, accord qui stipule que les intérêts de la dette ne seront, eux, pas suspendus, ce qui signifie qu’un tel accord alourdit en fin de compte la charge de la dette.

Cette maigre contribution n’a eu qu’un très maigre succès : au moment de la sortie du rapport, seuls trois pays avaient entamé des démarches en ce sens (la Grenade, le Tchad et la Zambie), et aucune procédure de suspension n’avait encore été accordée par les bailleurs privés. Une des raisons principales de la grande frilosité des pays en développement à recourir à une demande de gel des paiements auprès des créanciers privés est la potentielle dégradation de leur note souveraine, principalement par les trois agences de notation (Moody’s, Fitch et S&P). Deux de ces dernières ont en effet annoncé considérer un défaut de paiement envers les créanciers privés comme un signal négatif. Or que depuis début mars, une douzaine de pays africains ont vu leur note baissée, nombre de gouvernements n’osent dès lors plus engager de pourparlers avec leurs créanciers privés, de peur de voir leur accès à de futurs financements handicapé par une dégradation de leur note.

Des mots mêmes du président du FMI, l’impasse dans laquelle se trouvent nombre de pays surendettés est constitutive d’une architecture profondément déséquilibrée du système de la dette mondiale. Un pays ne pouvant pas faire faillite, il ne peut échapper au poids de sa dette, ce qui grève durablement ses possibilités de développement. En ce sens, ce système favorise démesurément les créanciers privés qui se voient assurés du remboursement de leur prêt, même en cas d’urgence sanitaire et sociale. Si certaines pistes ont été proposées par les OSC permettant de limiter la toute-puissance des créanciers privés, et si le FMI semble se pencher vers une réforme de l’architecture internationale permettant une limitation du pouvoir et des droits des créanciers privés, aucune de ces mesures ne s’attaque au fond du problème, c’est-à-dire à la création d’un processus permettant de restructurer de manière systématique sa dette, voire permettant à un pays de se déclarer en faillite.

 Quel avenir pour les pays en développement ?

Si l’ISSD s’avère déjà insuffisante pour pallier les besoins les plus urgents des pays qui en bénéficient, il devient nécessaire de définir une perspective à long-terme permettant à tous les pays en développement d’éviter l’écueil d’une nouvelle spirale de la dette.

Les pays participant à l’ISSD n’ont pour l’instant fait que reporter le paiement de certaines dettes. Selon Eurodad, il deviendra impératif, à terme, de procéder à une annulation permanente si l’on veut permettre à ces pays « de faire face aux conséquences sociales et économiques de la pandémie de Covid-19 après 2020, à plus forte raison dans un contexte de récession mondiale ». Pour le moment, nous n’en sommes pas là et le FMI, la Banque mondiale, l’ONU, une multitude d’OSC ainsi que de nombreux gouvernements (dont ceux du G20) se sont prononcés en faveur d’une extension de l’ISSD en 2021, et nombre d’entre eux ont reconnu le caractère impératif d’un allègement et d’une restructuration de la dette des pays en développement. L’Union Africaine a même proposé une suspension des remboursements de la dette prolongée de quatre ans.

Toutefois, le futur de l’ISSD semble incertain. Les pays du G20 sont en effet d’accord pour une extension à 2021, mais sans avoir de consensus quant à la durée de cette extension : les six premiers mois ou toute l’année [5] ? Par ailleurs, des débats sont en cours pour une extension de l’ISSD à d’autres pays, sans qu’un accord ait encore été trouvé, et il n’y a pas de réflexion sur l’intégration des banques multilatérales comme la Banque mondiale ni sur la participation du secteur privé. Le G7 G7 Groupe informel réunissant : Allemagne, Canada, États-Unis, France, Grande-Bretagne, Italie, Japon. Leurs chefs d’État se réunissent chaque année généralement fin juin, début juillet. Le G7 s’est réuni la première fois en 1975 à l’initiative du président français, Valéry Giscard d’Estaing. , lui, serait prêt à soutenir une extension de l’ISSD, mais dans le cadre d’une demande de financement auprès du FMI, laissant craindre l’imposition de mesures austéritaires.

La question de la restructuration et de l’allègement de certaines dettes est débattue, sans qu’il y ait de mesures systémiques en vue. Le FMI et la Banque mondiale ont prévu un plan d'action pour la fin de l’année, tandis les pays du G20 et les créanciers privés ont prôné une approche au cas par cas sur la question. Surtout, la question d’une restructuration ou d’un allègement restera balisée par les mêmes limites institutionnelles qu’auparavant : « les créanciers du Club de Paris, le FMI, la Banque mondiale et les prêteurs privés reconnaissent que tout accord sur l’allègement et la restructuration de la dette doit suivre les orientations fixées par le G20 et le Club de Paris, et doit être mis en œuvre par l’intermédiaire de la structure FMI/Banque mondiale/Club de Paris », c’est-à-dire selon le business as usual.

Enfin, Eurodad soulève la question de l’avenir des pays exclus de l’ISSD. Tandis que les pays les plus pauvres ont pu bénéficier de l’aide limitée développée ci-dessus et que les pays développés ont pris des mesures de soutien de leur économie (en moyenne 19,8 % du PIB), 78 pays dans une situation intermédiaire (sans compter le cas des petits états insulaires) ont dû affronter la crise sans aide extérieure. Avec leurs moyens limités, ils n’ont pu prendre des mesures fiscales et financières comparables à celles des pays avancés, et ont réagi de manière très différente à la crise du Covid-19. En moyenne, ils ont dépensé l’équivalent de 5,1 % de leur PIB, soit presque le quart de l’équivalent des pays plus riches. Ces pays intermédiaires n’ont pas la même facilité d’accès aux financements du FMI ou à certains programmes d’assistance financière, comme le GFSN (Global Financial Safety Net) que les pays les plus pauvres mais ont pourtant dû (et doivent toujours) s’acquitter du paiement de leur dette durant toute l’année 2020. « En ce qui concerne les 68 pays non-éligibles à l’ISSD du G20, pour lesquels les données sont disponibles, le service de la dette publique extérieure atteindrait 273,43 milliards de dollars en 2020. L’écrasante majorité de ces paiements, soit 196,7 milliards de dollars (72,2 % du total) est à rembourser à des créanciers privés ».

En l’absence de mécanisme global leur permettant de négocier une suspension de dette, les pays en développement n’ont que la perspective d’une succession de négociations longues et ardues avec chacun de leurs créanciers privés. Cette piste est peu enviable au vu des risques de représailles juridiques et économiques, ce qui explique pourquoi les pays en développement continuent à payer leur dette sans changement notable. Pourtant, les projections économiques et sociales pour 2020 sont catastrophiques : les pays en développement vont voir, selon le FMI, leur PIB se contracter de 3 % et leur dette publique devrait passer en moyenne de 52,4 % à 63,1 % du PIB, tandis que la pandémie se répand progressivement à l’intérieur de leurs territoires (80 % des morts du Covid-19 en juillet étaient situés dans les pays en développement). La capacité de ces pays à protéger leur population, confrontée à de hauts taux de pauvreté, l’omniprésence du travail informel et disposant de filets de sécurité sociale limités, laisse supposer que certains gouvernements devront bientôt choisir entre paiement de la dette et maintien de mesures sociales et économiques d’urgence. La cécité des institutions multilatérales et du G-20 en la matière, en ne prenant que des mesures pour les pays les plus pauvres, sans création d’une réponse englobant tous les créanciers et étendue aux pays en développement, laisse planer le spectre d’un défaut de paiement et d’une crise de la dette généralisée.

 Les cas du Kenya, du Pakistan et de la Zambie

Le rapport Eurodad examine le cas de plusieurs pays bénéficiant de l’ISSD (Népal, Cameroun, Kenya, Salvador, Pakistan, Zambie et Philippines) en pointant ses limites. Nous nous limiterons ici à synthétiser les cas du Kenya, du Pakistan et de la Zambie, particulièrement illustratifs.

Le Kenya a annoncé ne pas participer à l’ISSD, renonçant ainsi à la suspension du paiement de 803 millions de dollars. Si le gouvernement kényan est évidemment intéressé par une suspension de sa dette bilatérale, l’exemple du Cameroun, qui a vu sa note dégradée par les agences de notation suite à sa participation à l’ISSD, l’a dissuadé d’entreprendre des démarches en ce sens. Cette décision a probablement été prise d’après l’idée que « les coûts à long terme associés à une dégradation de note sont dès lors perçus comme supérieurs aux avantages à court terme d’une suspension du paiement de la dette ». Le Kenya craint donc le renchérissement futur du service de sa dette extérieure envers les créanciers privés, laquelle s’élève à 10,2 milliards de dollars, soit 33 % de la dette totale. Ce pays est pourtant dans un état critique, du fait d’une invasion de criquets qui menace la sécurité alimentaire du pays, d’un taux de pauvreté alarmant (presque 40 % de sa population), et d’un système de santé incapable de faire face à la pandémie (518 centres de soins intensifs pour 50 millions d’habitants). La dette du Kenya devrait en outre, entre 2020 et 2022, passer de 61,7 % du PIB en 2019 à 69,9 % en 2022, et son service de la dette sur les recettes publiques devrait grimper de 53,5 % à 74,5 % au cours de la même période, rendant la perspective d’un défaut de paiement presque inévitable.

Le cas du Pakistan est illustratif des limites de l’ISSD. La dette extérieure du pays s’est, suite à l’adoption de mesures néolibérales, envolée depuis quelques années jusqu’à s’élever à 111 milliards de dollars. Entre septembre 2020 et juin 2023, le Pakistan doit assurer le service de sa dette extérieure à hauteur de 27,8 milliards de dollars, la majorité de celle-ci étant détenue par des organisations multilatérales et le secteur privé. L’ISSD n’a permis au Pakistan d’obtenir une suspension du paiement de sa dette que de seulement 1,8 milliard de dollars, soit « une goutte d’eau dans l’océan », ce qui l’a contraint à contracter des prêts supplémentaires auprès du FMI (1,4 milliard) et de diverses institutions multilatérales (1,75 milliard). Avec un ratio dette/PIB de plus de 80 % et 45 % de sa population vivant sous le seuil de pauvreté, le Pakistan est sensé continuer de payer plus d’1 milliard de dollar par mois au service de sa dette. Cette situation intenable l’a amené à prendre position sur la scène internationale en faveur d’un allègement de la dette des pays pauvres. En conséquence, le pays a subi des pressions de la part des institutions financières internationales (IFI) et des agences de notation, ces dernières menaçant même le Pakistan de dégrader son risque de crédit s’il promouvait la justice en matière d’endettement.

Enfin, la Zambie a subi de plein fouet la crise pandémique. Dans ce pays où 58 % de la population vivait déjà sous le seuil de pauvreté et où 68 % de la population travaille dans l’économie informelle, l’impact a été particulièrement fort auprès des femmes et des petits exploitants agricoles. Or que la dette zambienne atteignait en 2018 78 % de son PIB et que le service de la dette zambienne constitue depuis cinq ans plus de 70 % de ses recettes publiques, l’ISSD n’a permis de suspendre le paiement que de 139 millions de dollars, soit seulement 1,2 % du montant de sa dette extérieure. La majorité de cette dette étant, comme dans le cas du Pakistan, détenue par des créanciers privés et des institutions multilatérales, la Zambie se voit obligée de rembourser sa dette malgré la détresse sociale de sa population. En 2022, les créanciers privés sont supposés toucher pas moins de 750 millions de dollars. Confronté à une situation intenable, le gouvernement zambien a officiellement demandé, le 22 septembre dernier, aux créanciers de suspendre ses paiements pendant six mois.

 Conclusion

Pour Eurodad, l’ISSD est une première étape nécessaire mais beaucoup trop faible au vu de l’ampleur de la crise économique et sociale qui se profile. A court terme, les Etats du G20 et les IFI devraient mettre en place certaines mesures d’urgence pour pallier la vague de défauts de paiement qui s’annonce.

  • Un renforcement des initiatives actuelles du FMI et du G20 en matière d’allègement de la dette, permettant d’annuler tous les paiements de dette extérieure jusqu’à quatre ans.
  • L'obligation de participation de tous les créanciers (multilatéraux et privés) à l’ISSD, de sorte que les fonds d’urgence perçus ne soient pas réaffectés par les gouvernements à des remboursements de dette
  • Un soutien aux pays qui suspendent leurs paiements, en prenant des mesures empêchant des créanciers privés de les poursuivre en justice, et soutenir clairement les pays qui se déclarent en « état de nécessité », selon les propres statuts du FMI.
  • Accorder de nouveaux financements d’urgence aux pays en développement, en préférant les dons aux prêts.

A plus long terme, un allègement des dettes de ces pays devient également inévitable. Pour ce faire, il devient nécessaire d’établir « un mécanisme garantissant une approche globale pour une restructuration équitable, transparente et durable de la dette en temps voulus, qui inclue les nécessaires annulations de dette ». Eurodad préconise que le G20 et les IFI mettent en place une initiative post Covid-19 d’allègement et de viabilité de la dette. Cette initiative devrait « tenir compte des besoins de financement à long terme de ces pays pour atteindre les Objectifs du Développement (ODD), les objectifs relatifs au climat et les engagements en matière de droits humains et d’égalité de genre, et devrait impliquer tous les créanciers pour garantir l’annulation et la restructuration de la dette ». Cependant, toutes ces initiatives se révèlent insuffisantes pour prévenir les crises de la dette futures, au vu des lacunes de l’architecture internationale. A cet effet, Eurodad lance un appel pour la création d’un « cadre multilatéral permanent qui soutienne une restructuration systématique équitable et en temps voulus de la dette souveraine, à travers un mécanisme réunissant tous les créanciers ». Sous l’égide des Nations unies, ce mécanisme devrait fonder une nouvelle approche, permanente, multilatérale et indépendante, qui serait à même de restructurer les dettes en ne considérant pas uniquement l’aspect comptable. Un tel outil prendrait en compte, outre les capacités financières, « les besoins en matière de développement, de droits humains, d’égalité de genre et de vulnérabilités climatiques, ainsi que des questions de légitimité de la dette ». Sans un instrument de ce type, permettant de prévenir les crises systémiques de la dette, il est fort à parier qu’elles reviennent encore et encore, entraînant leur lot de destructions économiques et sociales.


Pour voir la position du CADTM :


Notes

[1L’Initiative de suspension du service de la dette du G20 : écoper le Titanic avec un seau ? Rapport parallèle d’Eurodad sur les limites de l’Initiative de suspension du service de la dette du G20, OCTOBRE 2020, Note d’analyse rédigée par Iolanda Fresnillo, voir : https://d3n8a8pro7vhmx.cloudfront.net/eurodad/pages/768/attachments/original/1603714545/Rapport-ISSD-FR.pdf?1603714545

[2Suite à la réunion annuelle de la Banque mondiale et du FMI en octobre 2020, l’ISSD a été prolongé de 6 mois. Sont donc concernés, le service de la dette bilatérale des pays sélectionnés courant de mai 2020 à avril 2021.

[3En raison d’arriérés de paiement envers la Banque mondiale et/ou le FMI, 4 pays ont finalement été exclus de l’ISSD, portant le nombre total de pays éligible à 73.

[4Suite à la réunion annuelle de la Banque mondiale et du FMI en octobre 2020, l’ISSD a été prolongé de 6 mois et la période de remboursement prolongé de 2 ans. Le service de la dette bilatérale courant de mai 2020 à avril 2021 des pays ayant souscris à l’ISSD devra être remboursé entre 2022 et 2026.

[5Voir notes de bas de page 2 et 4.

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