Les ménages s’endettent pour se loger en Belgique

22 février 2021 par Eva Betavatzi


Ou pourquoi le CADTM soutient la pétition lancée par Action Logement Bruxelles pour une baisse des loyers à Bruxelles



L’accès à la propriété privée est au centre des politiques du logement en Europe, comme c’est désormais le cas dans la plupart des pays capitalistes, et la Belgique ne fait pas exception. Les aides de l’État participent activement à l’augmentation des crédits hypothécaires ces dernières années. Entre 2003 et 2017, la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
hypothécaire privée belge est passée de 29,5 % à 54,7 % du PIB PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
 [1]. En 2018, les banques belges avaient octroyé un total de 242,7 milliards d’euros de crédits hypothécaires, dont 60,9 milliards ont été titrisés [2]. À l’heure actuelle, 3 millions de personnes sont débitrices aux banques pour avoir contracté des crédits hypothécaires, soit 55 % de la population active [3] ! En 15 ans, les prix de l’immobilier ont presque doublé dans tout le pays, et l’accès au crédit hypothécaire des ménages moins riches a diminué [4] ce qui a d’avantage contribué à renforcer les problèmes d’accès au logement.

L’augmentation des dettes privées, et en particulier celle des crédits hypothécaires ces dernières années, est extrêmement inquiétante, d’autant plus si on considère les conséquences plus que probables de la crise économique en cours exacerbée par la pandémie de Covid-19. Cette augmentation a causé une hausse des prix généralisée de l’immobilier, des prix d’achat mais aussi des loyers [5]. Les ménages pauvres se retrouvent ainsi de plus en plus exclus de leurs lieux de vie (logements et quartiers), l’accès au logement des classes moyennes est rendu plus difficile, et une forme de « privatisation » de la question du logement s’est durablement installée, le droit au logement étant pourtant un droit fondamental reconnu par l’article 23 de la Constitution belge qui devrait être assuré par l’État. L’expression « avoir une brique dans le ventre » témoigne de l’ancrage historique d’une politique qui encourage l’achat individuel orchestrée par les pouvoirs publics au bénéfice des acteurs du marché immobilier et du système bancaire [6].

Encore aujourd’hui, les propriétaires bénéficient d’innombrables avantages fiscaux [7], contrairement aux locataires qui eux ne bénéficient de presque aucune aide publique. Rappelons que pour avoir un toit au-dessus de sa tête, il existe deux possibilités : la location ou l’achat (à moins d’avoir hérité de son logement ou d’avoir signé un contrat d’occupation précaire). Or le marché privé – acquisitif et locatif – est largement majoritaire par rapport au marché public. Le fait que la location ne présente que peu d’avantages (car elle n’est pas soutenue, régulée, contrôlée) pousse les habitant.e.s à faire le choix de l’endettement. Les logements mis à disposition sur le marché locatif ne sont tout simplement pas toujours adaptés (suroccupation, insalubrité, …), parfois non-conformes aux règlementations en vigueur (en termes d’ensoleillement, de surface disponible, d’hygiène, de normes incendie…), parfois simplement inaccessibles (discrimination des propriétaires à l’égard des futurs locataires, pression démographique, …) et, pour la majorité, ils sont trop chers. Les contrôles des logements mis en location ne sont pas suffisamment nombreux, et les propriétaires ne sont que très rarement sanctionnés lorsqu’ils louent des biens insalubres, et/ou trop chers (les prix des loyers ne sont pas contraints, c’est « le marché » qui décide) [8]. Pas (ou trop peu) de sanctions non plus si l’attribution d’un logement mis en location se fait de manière discriminante et excluante. Les familles nombreuses, précaires, ou sujettes à des discriminations ont ainsi beaucoup de peine à trouver un logement adapté à leur besoin et abordable.

Le recours à un crédit permet d’échapper à ces nombreux problèmes, au moins partiellement, même s’il en pose d’autres. Il constitue une « auto-régulation » de son loyer, il garantit l’accès à un logement (à condition de pouvoir rembourser son crédit) ou encore il permet de s’assurer un lieu de vie convenable et adapté. En d’autres termes, le crédit hypothécaire semble être une solution individuelle à l’absence d’une politique publique sérieuse en Belgique pour le droit au logement face à un marché discriminant et excluant.

Mais le crédit hypothécaire est une fausse solution. Tout d’abord les politiques de crédit facile alimentent la spéculation immobilière, les situations de bulle, et à ce titre mettent l’ensemble de l’économie en danger à moyen-long terme. Mais, surtout, elles hypothèquent notre avenir politique.

Comme l’écrivait déjà Smets en 1977 cité par Manuel Aalbers [9] : un prêt hypothécaire est un outil disciplinaire, les travailleur.euses sont contraint.e.s de poursuivre leurs activités pour rembourser leurs mensualités et se voient plus réticent.e.s à faire grève et (j’ajoute) plus largement à remettre en cause le modèle de société actuel. La promesse de remboursement empêche d’imaginer d’autres possibles. Toute perspective de remise en cause de la croissance du PIB et du massacre écologique en cours, par exemple, est mise à plat car il faut produire et travailler pour rembourser [10].

Les habitant.e.s ne sont pas responsables de la hausse des prix des loyers ou d’achat, du manque d’accès qui en découle, des processus de gentrification, de marchandisation et de financiarisation (le logement étant la proie des investisseurs en manque de « placements sûrs »). En achetant, ils espèrent que cela leur apportera des bénéfices mais qu’en est-il de leurs enfants qui ne pourront pas trouver de logements abordables ? Aussi, beaucoup aimeraient pouvoir travailler moins, travailler mieux, pour pouvoir passer davantage de temps avec leurs familles, leurs ami.e.s. Mais ce sont elles et eux qui se voient contraint.e.s, de plus en plus, de s’endetter auprès de leur banque pour pouvoir accéder à une relative sérénité en matière de logement. La vie attendra : avant, il faudra rembourser.

Pour toutes ces raisons, le CADTM s’est joint à d’autres militantes du collectif Action Logement Bruxelles pour réagir au nouveau Plan d’urgence logement présenté par le gouvernement bruxellois au début de cette année 2021.

Nous avons corédigé une carte blanche publiée le 30 janvier 2021 dans la presse : https://www.levif.be/actualite/belgique/pour-une-baisse-des-loyers-a-bruxelles/article-opinion-1386513.html

Nous participons à l’organisation de la journée européenne d’action pour le droit au logement et à la ville qui s’organise le 28 mars 2021 dans différentes villes d’Europe et à Bruxelles et vous invitons à nous y rejoindre : http://www.housing-action-day.be/fr

Enfin, nous soutenons la pétition lancée par Action Logement Bruxelles réclamant une baisse des loyers dans la capitale belge : https://www.actionlogementbxl.org/baisse-des-loyers/


Merci à Martin Pigeon et Sarah De Laet pour leurs relectures

Pétition pour une baisse des loyers à Bruxelles

Le nouveau Plan d’urgence logement présenté au début de l’année 2021 montre encore une fois que la Région bruxelloise refuse de faire face à la montée fulgurante des loyers.

Aucun changement structurel, aucun renversement de tendance n’y est engagé. Avec un tel plan, les loyers continueront d’augmenter, les loyers abusifs continueront d’exister. Les bénéfices tirés des loyers ne seront toujours pas taxés, les pouvoirs publics poursuivront le financement des propriétaires (essentiellement en aidant les pauvres à payer un loyer trop cher : AIS , allocation, conventionnement, etc.), et on observera encore un flux continu d’argent du public vers le privé. Ce plan n’est rien d’autre qu’une solidarité de la collectivité vers les bailleurs.

Pendant ce temps-là, 47 000 ménages attendent un logement social, et, entre un tiers et la moitié des ménages bruxellois serait en droit de prétendre à un tel logement. Se loger est compliqué et cher pour les locataires de la classe moyenne, et du côté des classes populaires, la situation est désastreuse. Le marché privé ne peut pas loger dignement les ménages pauvres : la concurrence est immense, les logements coûtent trop cher. Ces loyers trop élevés ont des conséquences graves sur la vie des gens : 90 % des demandes d’expulsion ont lieu suite des loyers impayés. Ce marché exclut, fragilise, menace la santé physique et mentale des habitants, sans compter que s’y exerce un racisme structurel puissamment appauvrissant et excluant. Rappelons que 41 % des enfants bruxellois vivent dans des logements insalubres.

Dans d’autres villes européennes, à Paris, à Berlin, à Lille, en Écosse et ailleurs, les pouvoirs locaux ont eu le courage politique de limiter les loyers en instaurant un plafond contraignant. À Berlin, une décision gouvernementale a même imposé un gel des loyers pour une période de 5 ans afin de faire face à leur montée fulgurante. À Bruxelles, rien. Pourtant, les revenus ont chuté à cause de l’arrêt partiel de l’activité économique, et avec la hausse des prix de l’immobilier, la part des revenus consacrés au loyer pèse de plus en plus lourd dans le budget des ménages. Nous sommes en crise économique et lors d’autres crises économiques la Belgique a agi sur les valeurs locatives privées (que ce soit en annulant des dettes, en limitant les augmentations, en revenant à des valeurs antérieures).

Le plan de la Région bruxelloise ne fait que démontrer ce que nous savions déjà : à choisir entre trouver structurelle-ment une solution pour les locataires (et les ménages peu nantis), ou se garantir la paix avec les propriétaires bail-leurs, le gouvernement choisit encore et toujours la défense de la propriété privée sur la défense du droit au loge-ment, pourtant inscrite dans la constitution belge. Des milliers de bruxelloises et de bruxellois ont besoin d’une baisse des loyers, et l’arrêt de l’activité économique, l’exigence de rester chez soi, l’importance accrue de l’habitat dans notre société en crise sanitaire rend cette nécessité encore plus pressante.

C’est pourquoi nous exigeons :

  1. Une baisse des loyers immédiate de 25% par rapport à la grille indicative existante des loyers. Soit un re-tour aux loyers de 2004 augmentés de l’indexation depuis lors. Nous refusons de payer la spéculation immobilière.
  2. Une renégociation des crédits hypothécaires octroyés aux propriétaires-occupants.
  3. Une interdiction formelle de spéculer sur les loyers pendant au moins 5 ans avec un gel des loyers imposé après la baisse.
  4. Une transparence sur les données du cadastre. Nous ne savons pas à qui appartient Bruxelles. Quelles sont les entreprises immobilières ou fonds d’investissement qui rachètent nos logements et font augmenter les prix ?
  5. Une contribution financière des multi-propriétaires pour aider les locataires en difficulté, les personnes sans-abri et les personnes avec ou sans-papiers qui ont perdu leurs revenus à cause de la crise sanitaire. Les fonds publics prévus dans le PUL doivent être financés par les riches propriétaires-rentiers de la capitale.
  6. Une réquisition immédiate et gratuite des bâtiments vides pour l’hébergement des personnes sans-abri et une expropriation des propriétaires qui laissent délibérément leur bâtiment à l’abandon en vue de les transformer en logements sociaux (gérés par les SISP).
  7. L’arrêt des expulsions. Des propositions et des idées existent, c’est au gouvernement de les mettre en œuvre.




Premières organisations signataires :

Actrices et Acteurs des temps présents, La Santé en lutte, UTSOPI (Union des Travailleu(r)ses du Sexe Organisées Pour l’Indépendance), Inter-Environnement Bruxelles (IEB), CADTM – Comité pour l’abolition des dettes illégitimes, DUNE asbl, Angela.D, Dérive, Collecti.e.f 8 maars – Bruxelles, SACOPAR asbl (Santé, Communauté, Participation), AMO rythme, Union des Locataires de Saint-Gilles asbl (ULSG), CGSP ALR Bruxelles/ACOD LRB Brussel, Le Piment asbl, Présence et Action Culturelles (PAC), Bruxelles Zone Antifasciste, Fédération des Services Sociaux (FdSS), Infirmiers de rue / Straatverplegers, Syndicat des immenses, POUR (pour écrire la liberté), SMES, Maison de Santé Potager, DSQ (Développement Social du Quartier Botanique), Codes (Comité de Défense de Saint-Gilles), Brigade de solidarité populaire Watermael-Boitsfort, ULM (Union des locataires marollienne), Progress Lawyers Network…

Soutenez la pétition en cliquant sur ce lien : https://www.actionlogementbxl.org/baisse-des-loyers/


Notes

[2Ibid.

[4Le crédit hypothécaire a été rendu accessible aux ménages plus pauvres via des initiatives publiques telles que le Fonds du logement bruxellois.

[5Depuis le début de la crise sanitaire, les prix des logements ont continué à augmenter en Belgique alors que les revenus de nombreuses personnes ont fortement diminué.

[10Maurizio Lazzarato, Gouverner par la dette, Paris, Les Prairies ordinaires, 2014

Eva Betavatzi

CADTM Belgique.

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