Compte-rendu de la conférence du 24 mars sur la dette tunisienne au Parlement européen à Bruxelles
28 mars 2011 par Renaud Vivien , Cécile Lamarque
Le 24 mars 2011, le Comité pour l’Annulation de la Dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
du Tiers Monde (CADTM) et les députées européennes Marie-Christine Vergiat et Gabriele Zimmer, membres de la GUE/NGL (Gauche Unitaire Européenne - Gauche Verte Nordique), ont organisé au Parlement européen à Bruxelles une conférence publique intitulée « L’Union européenne et la dette tunisienne ». Cette conférence, soutenue par ATTAC, le CNCD-11.11.11, EURODAD et le Front du 14 janvier, a réuni près de 100 personnes dont des parlementaires de la GUE/NGL, du Groupe des Verts européens et du Parti Socialiste Européen (PSE). Elle a constitué un moment privilégié pour relayer en Europe la campagne pour la suspension immédiate du remboursement de la dette tunisienne, lancée en Tunisie par RAID, une organisation membre des réseaux internationaux CADTM et ATTAC [1].
Dans le premier panel modéré par la députée européenne Malika Benarab-Attou (Verts européens), Fathi Chamkhi (RAID-ATTAC-CADTM Tunisie) a souligné l’hypocrisie des puissances européennes qui ont soutenu le dictateur Ben Ali jusqu’au bout contre le peuple tunisien, pour préserver les intérêts de leurs transnationales. Il signale que “les révolutions qui secouent la rive sud de la méditerranée en sonnant le glas des dictatures annoncent aussi la fin de l’époque des dominations et du néocolonialisme” et appelle l’Europe à “mettre en place des vraies politiques de coopération négociées d’égal à égal, avec les peuples, désormais souverains, du Sud” [2]. De même qu’il s’est affranchi de la dictature de Ben Ali, le peuple tunisien veut s’affranchir du fardeau de la dette, au cœur de ce système de domination et de spolation. RAID-ATTAC-CADTM Tunisie est à l’initiative de la campagne pour la suspension du paiement de la dette lancée en Tunisie. Ce moratoire
Moratoire
Situation dans laquelle une dette est gelée par le créancier, qui renonce à en exiger le paiement dans les délais convenus. Cependant, généralement durant la période de moratoire, les intérêts continuent de courir.
Un moratoire peut également être décidé par le débiteur, comme ce fut le cas de la Russie en 1998, de l’Argentine entre 2001 et 2005, de l’Équateur en 2008-2009. Dans certains cas, le pays obtient grâce au moratoire une réduction du stock de sa dette et une baisse des intérêts à payer.
exigé sur cette dette (avec gel des intérêts) est d’autant plus urgent que le gouvernement provisoire prévoit d’affecter, dès le mois d’avril, 410 millions d’euros sur les 577 millions d’euros destinés cette année à son remboursement (l’équivalent de six fois le budget de la santé !).
Comme le souligne cet appel : « Suspendre le paiement de 577 millions d’euros ne nuira en rien aux créanciers de la Tunisie. Par contre, payer cette somme ne fera qu’aggraver la situation du peuple tunisien !”. Fathi Chamkhi a expliqué que la Tunisie “est devenue, sous le long règne de la dictature, un fournisseur net de capitaux au titre de la dette. Désormais, c’est la Tunisie qui finance les riches créanciers du Nord et non le contraire”. Alors que les prêts augmentaient sous la dictature, “dans le même temps, la pauvreté, le chômage et le pouvoir d’achat moyen se sont dégradés de manière significative : plus de 10% des Tunisiens vivent actuellement en dessous du seuil de pauvreté, le taux de chômage dépasse 15% et concerne dans 3 cas sur 4 des jeunes de moins de 34 ans, qui sont surtout des diplômés de l’université.(…) Seule une minorité en a profité. Le dictateur et ses proches sont ceux qui ont le plus bénéficié de cette dette”.
Fathi Chamkhi a également mis en évidence la lettre adressée par un collectif d’associations tunisiennes (dont RAID-ATTAC-CADTM Tunisie) au gouverneur de la Banque centrale Banque centrale La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale. de Tunisie [3] pour exiger le moratoire sur la dette tunisienne en attendant l’élection de l’Assemblée constituante prévue le 24 juillet prochain et la formation d’un gouvernement démocratiquement élu (le gouvernement provisoire n’ayant aucune légitimité pour effectuer ce paiement) et la réalisation d’un audit de la dette afin de déterminer sa part odieuse, c’est-à-dire celle qui n’a pas servi aux Tunisien-ne-s et qu’il faut donc répudier sans conditions.
Mohammed Ellouze, avocat et membre fondateur de l’association tunisienne contre la torture, a fait un état des lieux des avoirs illicites du clan Ben Ali, qui ont évolué au même rythme que la dette, avec la complicité des pays européens. Il a insisté sur le fait que l’Union européenne et ses pays membres se sont appuyés sur cette “voyoucratie” pour construire une Tunisie ultralibérale, où les capitaux européens ont pu s’assurer la mainmise sur les banques, les transports, le commerce, etc., tandis que les conditions de vie des populations devenaient toujours plus insupportables. La Tunisie a pris un décret portant sur le rapatriement en Tunisie des biens mals acquis de Ben Ali et ses proches, placés à l’étranger. Mohammed Ellouze a également souligné la difficulté de récupérer ces biens sans collaboration effective des autres pays, et rappelé les obligations
Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
des Etats européens qui ont ratifié à la Convention des Nations Unies sur la lutte contre la corruption. Cette convention consacre notamment la restitution des avoirs détournés comme un principe fondamental du droit international. M. Ellouze a conclu qu’il n’est pas compliqué pour les Etats européens de détecter la corruption et les biens mals acquis, dès lors qu’ils ont la volonté politique de le faire.
En direct depuis Tunis (en conférence téléphonique), Kamel Jendoubi, président du Réseau euro-méditerranéen des droits de l’homme (REMDH), a rappelé que « le régime de Ben Ali n’a pas disparu, il a été touché à la tête, il est assommé, mais n’a pas disparu ». Pour lui, l’annulation des créances Créances Créances : Somme d’argent qu’une personne (le créancier) a le droit d’exiger d’une autre personne (le débiteur). européennes à l’égard de la Tunisie signifierait un signal fort de la part de l’UE. Il s’est également insurgé contre le traitement reservé aux migrant-e-s en Europe et appelle l’UE et ses Etats membres à revoir leurs politiques migratoires et de coopération.
Le second Panel, dans lequel est notamment intervenue la députée européenne Ines Ayala Sendera (PSE), a porté sur le rôle néfaste de la Banque européenne d’investissement (BEI) en Tunisie et du projet de Banque euro-méditerranéenne, dénoncé par plusieurs participant-e-s. La modératice Selma Benkhelifa, avocate et membre du Front du 14 janvier, a souligné que la BEI dispose d’un portefeuille de prêts deux fois plus important que la Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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et qu’à l’instar de cette dernière, l’action
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
de la BEI est davantage motivée par des considérations liées au profit que par le soucis d’améliorer les conditions de vie des populations. Elle a rappelé la clause relative aux droits de l’homme dans les contrats et questionné l’absence de mécanisme adéquat visant à vérifier et sanctionner un gouvernement niant les droits fondamentaux de son peuple. L’autre intervenante de ce panel, Oygunn Brynildsen (EURODAD), a mis en évidence le manque de transparence et la difficulté à retracer les activités de prêts de cette institution [4]. Elle a rappelé que l’Union européenne et la BEI ont jusqu’à présent soutenu politiquement et financièrement les régimes en Afrique du Nord, dont celui de Ben Ali. Dès lors, elle appuie également la nécessité d’un moratoire sur la dette tunisienne et d’un audit de ces prêts afin d’apprécier s’ils ont bénéficié aux élites corrompues ou au peuple.
Enfin, Éric Toussaint (président du CADTM Belgique) a fait la synthèse des différentes interventions en soulignant que le peuple tunisien est parfaitement en mesure de prendre les décisions clé quant à son avenir mais que le Nord doit cesser d’entraver le développement des populations, en mettant fin à l’évasion des capitaux, au pillage des ressources par les multinationales et les institutions financières internationales, etc. Il a en outre souligné que le régime dictatorial tunisien a été renversé par un mouvement populaire profond et que la dette contractée sous la dictature de Ben Ali revêt la qualification juridique de « dette odieuse
Dette odieuse
Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.
Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).
Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.
Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».
Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »
Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
» : il s’agit d’une dette personnelle du régime, dont les créanciers ne peuvent exiger le remboursement, sinon auprès du régime de Ben Ali [5]. Eric Toussaint rappelle qu’il y a de nombreux précédents d’annulation/répudation de dettes dans l’Histoire. Il cite l’exemple de la Norvège qui, sous la pression des mouvements sociaux, a annulé unilatéralement et sans conditions des dettes de cinq pays - Équateur, Égypte, Jamaïque, Pérou et Sierra Leone -, reconnaissant sa part de responsabilité dans leur endettement illégitime [6].
La députée européenne Marie-Christine Vergiat (GUE/NGL) a clos cette conférence en appelant les parlementaires européens et nationaux à signer le plus rapidement possible l’appel lancé par le CADTM à destination de ces parlementaires pour la suspension immédiate du remboursement des créances européennes sur la Tunisie (avec gel des intérêts) et la mise en place d’un audit de ces créances [7]. Cet appel qui devrait renforcer la campagne tunisienne vise, à court terme, à faire pression sur le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie pour qu’il suspende le remboursement de cette dette.
[1] Lire l’appel http://www.cadtm.org/Tunisie-campagne-pour-la
[2] Lire l’intervention de Fathi Chamkhi au Parlement européen : http://www.cadtm.org/Intervention-au-Parlement-Europeen
[3] Lire la lettre adressée au gouverneur de la Banque centrale : http://www.cadtm.org/Lettre-au-gouverneur-de-la-Banque. Mustapha Kamel Nabli était en poste à la direction Moyen-Orient/Afrique du Nord à la Banque Mondiale avant d’occuper le poste de gouverneur de la Banque centrale de Tunisie.
[4] Un rapport de Eurodad et Counter Balance a montré que la BEI et ses clients ont souvent utilisé les paradis fiscaux.
[5] Selon la doctrine de la dette odieuse, reconnue en droit international : « Si un pouvoir despotique contracte une dette non pas pour les besoins et dans les intérêts de l’État, mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, etc., cette dette est odieuse pour la population de l’État entier (…). Cette dette n’est pas obligatoire pour la nation ; c’est une dette de régime, dette personnelle du pouvoir qui l’a contractée, par conséquent elle tombe avec la chute de ce pouvoir ».
[6] Hélene Baillot et Renaud Vivien, L’annulation de la dette des pays en développement gagne du terrain au Sud comme au Nord, 30 septembre 2009, http://www.cadtm.org/L-annulation-de-la-dette-des-pays
[7] Appel des parlementaires européens et nationaux : Pour un audit des créances européennes à l’égard de la Tunisie, http://www.cadtm.org/Appel-des-parlementaires-europeens,6560
membre du CADTM Belgique, juriste en droit international. Il est membre de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015. Il est également chargé de plaidoyer à Entraide et Fraternité.
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