Version 2.0 de Un nouveau piège de l’endettement du Sud au Nord
2 février 2021 par Eric Toussaint , Milan Rivié
La pandémie du coronavirus et les autres aspects de la crise multidimensionnelle du capitalisme mondialisé justifient en soi la suspension du remboursement de la dette. En effet il faut donner la priorité à la protection des populations face aux drames sanitaires, économiques et écologiques.
En plus de l’urgence, il est important de prendre la mesure des tendances plus longues qui rendent nécessaire la mise en œuvre de solutions radicales en ce qui concerne la dette des pays en développement. C’est pour cela que nous poursuivons l’analyse des facteurs qui renforcent dans la période présente le caractère insoutenable du remboursement de la dette réclamée aux pays du Sud global. Nous abordons successivement l’évolution à la baisse du prix des matières premières, la réduction des réserves de change, le maintien de la dépendance par rapport aux revenus que procure l’exportation des matières premières, les échéances du calendrier de remboursement des dettes des PED qui implique d’importants remboursements de 2021 à 2025 principalement à l’égard des créanciers privés, la chute des envois des migrant-e-s vers leur pays d’origine, le reflux vers le Nord des placements boursiers, le maintien de la fuite des capitaux [1]. Les reports de paiement accordés en 2020-2021 en raison de la pandémie par les États créanciers membres du Club de Paris et du G20 ne représentent qu’une petite partie des remboursements que doivent effectuer les Pays en développement.
Au tournant des années 1980, la chute du prix des matières premières fut le second facteur déclencheur principal de la crise de la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
du Tiers Monde. L’histoire se répète aujourd’hui pour ces pays vulnérables et toujours dépendants de leurs revenus d’exportation. Indispensables pour fournir les devises étrangères nécessaires pour assurer le remboursement de la dette extérieure, les matières premières sont depuis 2014-2015 exportées à des prix très en-deçà de ceux précédemment atteints (voir graphique 1). Ce renversement provoque d’importantes difficultés financières pour une série de pays dépendants de revenus pétroliers, agricoles ou miniers. Les pays exportateurs de pétrole sont les plus touchés car la chute des prix est énorme. Dans une série de cas, ce facteur est aggravé par la dépréciation
Dépréciation
Dans un régime de taux de changes flottants, une dépréciation consiste en une diminution de la valeur de la monnaie nationale par rapport aux autres monnaies due à une contraction de la demande par les marchés de cette monnaie nationale.
des monnaies des pays du Sud face au dollar étasunien.
Graphique 1 : Évolution du prix des matières premières entre novembre 2010 et novembre 2020 [2]
On remarque une corrélation nette entre l’évolution du prix des matières et l’endettement extérieur des PED. De 1998 à 2003, période de reflux de capitaux des PED vers les pays du Nord, le prix des matières premières est relativement bas. A partir de 2003-2004, les prix des matières premières entament une forte croissance qui culmine en 2008, ce phénomène attire les investisseurs et les prêteurs du Nord à la recherche de pays offrant des garanties Garanties Acte procurant à un créancier une sûreté en complément de l’engagement du débiteur. On distingue les garanties réelles (droit de rétention, nantissement, gage, hypothèque, privilège) et les garanties personnelles (cautionnement, aval, lettre d’intention, garantie autonome). basées sur leurs ressources en matières premières et leurs revenus d’exportation. Et donc à compter de 2008, commence une période d’afflux de capitaux des pays du Nord vers les PED. Les pouvoirs publics et les grandes entreprises privées du Sud sont incités à s’endetter en profitant du super-cycle des matières premières. Il y a néanmoins une chute en 2009 due à la crise mondiale provoquée par la grande crise financière de 2008 aux États-Unis et en Europe occidentale. Les prix des matières premières remontent à nouveau en 2010. Au cours de l’année 2014, c’est l’effondrement soudain de ce cycle.
Avec la nouvelle baisse des prix pétroliers en 2020, la baisse des recettes d’exportation et plus généralement des revenus, la hausse des remboursements à compter de 2020, une série de pays risque de ne plus être en mesure de rembourser leur dette extérieure publique
S’en suit une période courant de 2015 à 2020, au cours de laquelle les prix des différentes matières premières oscillent à la hausse bon an mal an sans jamais recouvrir pour autant les sommets atteints lors du « super-cycle ». Dans le sillage de la crise économico-financière aggravée par la Covid-19, les prix s’effondrent littéralement lors du premier semestre 2020. Malgré le rebond des prix au cours du second semestre, la tendance est clairement négative pour une série de matière première entre le 1er janvier et le 1er décembre 2020, -8,30 % pour l’ensemble des matières premières (Carburants : -31,21% ; plomb : -7,67 % ; coton : -5,17 % ; fèves de cacao : -11,92 % ; thé : -13,54 % ; café : -3,21 %). L’or, valeur refuge, spécifiquement en tant de crise, s’est quant à lui apprécié de 21,76 %.
Disposant de moins de revenus d’exportation, les réserves de change disponibles se réduisent rapidement (voir graphique 2) et la hausse de l’endettement s’accélère. L’année 2020 s’est terminée avec une forte hausse des dettes.
Graphique 2 : Réserves de change des PED en mois d’importation [3]
La fin du « super cycle » coïncide avec la baisse continue des réserves de change des PED en mois d’importation. Alors que pour des pays dépendant des matières premières on recommande un minimum de réserve de 3 mois d’importation, les pays à faible revenu se situent désormais bien en-deçà. Avec la nouvelle baisse des prix pétroliers en 2020, la baisse des recettes d’exportation et plus généralement des revenus, la hausse des remboursements à compter de 2020, une série de pays , en particulier certains pays exportateurs de pétrole, risque de ne plus être en mesure de rembourser leur dette extérieure publique.
Le prix des matières premières revêt une importance fondamentale dans le système dette actuel pour les PED. Le colonialisme suivi du néocolonialisme symbolisé notamment par les plans d’ajustement structurel des IFI, maintiennent volontairement une majorité de PED dans un « modèle » extractiviste exportateur de matières premières (voir encadré). Sans infrastructures de transformation suffisante, ils sont extrêmement sensibles à la volatilité des prix, volatilité entretenue par la spéculation
Spéculation
Opération consistant à prendre position sur un marché, souvent à contre-courant, dans l’espoir de dégager un profit.
Activité consistant à rechercher des gains sous forme de plus-value en pariant sur la valeur future des biens et des actifs financiers ou monétaires. La spéculation génère un divorce entre la sphère financière et la sphère productive. Les marchés des changes constituent le principal lieu de spéculation.
sur les grands marchés boursiers internationaux [4]. Si l’on prend les 29 pays à faible revenu (voir tableau 2), à l’exception de la Corée du Nord et d’Haïti, tous sont dépendants de l’évolution du prix d’une matière ou d’une autre. On pourrait élargir l’exercice aux pays à revenu intermédiaire et trouver des résultats similaires. Par exemple en 2017, les carburants représentaient entre 50 et 97 % des produits exportés pour le Congo (50 %), le Gabon (70 %) et l’Angola (97 %) ; les produits agricoles 80 % des exportations de la Grenade ; les produits miniers 75 % des exportations de la Zambie et 92 % pour le Botswana.
Encadré : Qu’est-ce que modèle » extractiviste exportateur ? Ce modèle consiste en un ensemble de politiques qui visent à extraire du sous-sol ou de la surface du sol un maximum de biens primaires (combustibles fossiles, minerais, bois…) ou à produire un maximum de produits agricoles destinés à la consommation sur les marchés étrangers afin de les exporter vers le marché mondial. Ce modèle a des nombreux effets néfastes : destruction environnementale (mines à ciel ouvert, déforestation, contamination des cours d’eau, salinisation/appauvrissement/empoisonnement/érosion des sols, réduction de la biodiversité, émission de gaz à effet de serre…), destruction des milieux naturels de vie de populations entières (peuples originaires et autres) ; épuisement des ressources naturelles non renouvelables ; dépendance à l’égard des marchés mondiaux (bourses de matières premières ou de produits agricoles) où se déterminent les prix des produits exportés ; maintien de salaires très bas pour rester compétitif ; dépendance à l’égard des technologies détenues par les pays les plus industrialisés ; dépendance à l’égard d’intrants Intrants Éléments entrant dans la production d’un bien. En agriculture, les engrais, pesticides, herbicides sont des intrants destinés à améliorer la production. Pour se procurer les devises nécessaires au remboursement de la dette, les meilleurs intrants sont réservés aux cultures d’exportation, au détriment des cultures vivrières essentielles pour les populations. (pesticides, herbicides, semences transgéniques ou non, engrais chimiques…) produits par quelques grandes sociétés transnationales (la plupart provenant des pays les plus industrialisés) ; dépendance à l’égard de la conjoncture économique et financière internationale. Source : Eric Toussaint, « Équateur : De Rafael Correa à Lenin Moreno », https://www.cadtm.org/Equateur-De-Rafael-Correa-a-Lenin-Moreno |
Tableau 1 : Dépendance des pays à faible revenu aux matières premières (en mois d’importation) [5]
Dépendance à l’égard des exportations de produits agricoles | Dépendance à l’égard des exportations de combustibles | Dépendance à l’égard des exportations de minéraux, minerais et métaux | |||
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Pays | Réserves de change en 2019 |
Pays | Réserves de change en 2019 |
Pays | Réserves de change en 2019 |
Afghanistan | 12,02 | Soudan (2017) | 0,19 | Burkina Faso | nc |
Centrafrique | nc | Tchad | nc | Burundi (2018) | 0,88 |
Éthiopie | 1,8 | Yémen | nc | Érythrée | nc |
Gambie (2018) | 3,59 | Guinée | 3,26 | ||
Guinée-Bissau | nc | Liberia | 2,99 | ||
Madagascar | 4,38 | Mali | nc | ||
Malawi | 2,82 | Mozambique | 4,36 | ||
Ouganda (2018) | 4,18 | Niger | nc | ||
Syrie | nc | RDC (2018) | 0,41 | ||
Rwanda | 4,28 | ||||
Sierra Leone (2018) | 3,47 | ||||
Tadjikistan | 1,68 | ||||
Togo | nc |
Tableau 2 : Pays en développement ayant des réserves de change inférieures à 3 mois d’importation
Pays à faible revenu | Pays à revenu intermédiaire inférieur | Pays à revenu intermédiaire supérieur | |||
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Éthiopie | 1,80 | Djibouti | 1,22 | Belize | 2,38 |
Liberia | 2,99 | Eswatini | 2,11 | Biélorussie | 1,86 |
Malawi | 2,82 | Ghana | 2,73 | Équateur | 0,77 |
Tadjikistan | 1,68 | Laos | 1,57 | Guyana | 1,79 |