11 juin 2021 par Adrien Péroches , Anaïs Carton , Bizo Oumarou
Le camp de réfugiés de Mangaize au Niger. Photo : HCR/H. Caux
Carrefour de nombreux espaces sous tensions politiques et sécuritaires, le Niger est depuis plus d’une décennie une voie privilégiée vers l’Europe pour les migrants originaires d’Afrique centrale et de l’Ouest. Ces mouvements, conséquence de la dégradation des conditions de vie des populations, entraînée par le déclin de l’attractivité économique de pays surendettés et engagés dans des programmes d’ajustement structurel imposés par les institutions financières internationales, ont fait du Niger, pays très pauvre, mais stratégique, un espace de choix pour l’externalisation des politiques européennes en matière de gestion des flux migratoires.
En 2019, le Niger s’est classé 189e et dernier pays au classement mondial de l’Indice de développement humain. Le taux de pauvreté y atteint 41,4 % et affecte plus de 9,5 millions de personnes [1]. La dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
publique du Niger est évaluée à 2 202 millions US$ et le service de la dette
Service de la dette
Remboursements des intérêts et du capital emprunté.
extérieure est de 155 millions US$ [2]. En 2021, l’analyse de la viabilité de la dette indique que le Niger fait face à un risque de surendettement. Le gouvernement dépense 15,3 % des recettes nationales pour le paiement de la dette extérieure (dette principale et intérêts) [3].
Pourtant, le Niger dispose de ressources naturelles rares et stratégiques qui auraient dû lui permettre d’appuyer un développement plus juste pour sa population. En effet, les mines d’uranium autour d’Arlit, qui alimentent depuis 1969 les centrales nucléaires françaises, ont représenté jusqu’à 40 % de la production mondiale d’uranium dans les années 1980. Pourtant, grâce à des accords coloniaux lui étant favorables, l’entreprise française Orano (ex-Areva) a exporté la majeure partie de la valeur ajoutée créée en dehors du pays, laissant aux Nigérien·nes des dégâts sanitaires et environnementaux importants et des populations sans emplois à la suite de la forte réduction du personnel de ses filiales en 2021 [4].
Le Niger est devenu, par la force des évènements, une frontière extérieure de l’UE très efficace dans le barrage de la route migratoire
Le pays a enregistré entre 2012 et 2017 d’importants mouvements migratoires sur son territoire. Si historiquement le Niger était une voie de passage pour les populations d’Afrique centrale, les conflits en Libye, au Mali et dans la région du lac Tchad ont poussé les migrant·es d’Afrique de l’Ouest à emprunter cette voie à leur tour. Le Niger était donc un candidat parfait pour la politique d’externalisation des frontières de l’Union européenne (UE).
Suite au sommet de La Valette, en 2015, le Fonds fiduciaire d’urgence de l’UE pour l’Afrique (FFU), qui s’inscrit dans la continuité de projets financés par les neuvième et dixième Fonds européen pour le développement (FED), a fixé avec le gouvernement du Niger quatre axes d’intervention :
Le FFU institutionnalise donc l’association des enjeux migratoires aux questions plus traditionnelles de l’aide au développement et de la sécurité. Ce mode d’action permet une diffusion des politiques européennes dans des États tiers. Par ce biais, l’UE exerce une contrainte d’adaptation sur ces pays et limite leur capacité à décider et à agir. C’est la situation actuelle du Niger qui est devenu, par la force des évènements, une frontière extérieure de l’UE très efficace dans le barrage de la route migratoire [6].
Le Niger est sollicité comme nous venons de le voir par l’UE en vue de prévenir l’arrivée massive de migrant·es sur son territoire. Les actions du FFU pour l’Afrique viennent en complément d’autres instruments de l’Union européenne, notamment le projet Midas. Ce dernier est un système d’information et d’analyse de données sur la migration, créé en septembre 2018. C’est la première étape d’un projet de biométrisation des frontières terrestres du pays, financé par l’UE et le Japon, et réalisé conjointement par l’Organisation internationale pour les migrations et Eucap Sahel Niger, la mission de sécurité civile de Bruxelles [7]. Au cœur de ce
projet, il y a la Direction pour la surveillance du territoire (DST), la police aux frontières nigérienne, dont le rôle s’est accru au même rythme que l’intérêt européen à réduire la migration via le Niger [8].
Dans cet esprit, certaines exigences d’intérêt national (ordre public, climat sécuritaire, difficulté d’accueil des migrant·es et réfugié·es, etc.) ont conduit le Niger à opter pour une approche nationale plus répressive et sécuritaire dans la gestion des flux migratoires. Cette nouvelle dynamique s’est traduite par l’émergence d’un nouveau cadre juridique et institutionnel « sur mesure », en phase avec les exigences de ses partenaires européens.
En 2020, la nouvelle Politique nationale de la migration (2020-2035) ainsi que son Plan d’actions quinquennal, ont été édictés par le gouvernement. Leur objectif est de « contribuer durablement à l’amélioration des conditions de vie des migrant·es et des communautés hôtes ». Néanmoins, cette politique renforce principalement les précédentes, qui étaient caractérisées par une série de mesures législatives et règlementaires, imposées pour certaines par l’UE et à la portée majoritairement répressive. Cette approche a permis aux forces de l’ordre nigériennes de mener une véritable « traque aux migrant·es » dans tout le pays, dans l’arbitraire le plus complet et au mépris du respect des droits humains élémentaires [9].
À titre d’exemple, comme précisé par Hamadou (2018), la Loi n° 2015-36 du 26 mai 2015, visant essentiellement à protéger les migrant·es, punir les trafiquant·es et enfin assurer la sécurité des frontières à travers la gestion des flux des migrant·es régulier·es et irrégulier·es a favorisé l’option d’une gestion répressive des flux migratoires. En application de cette loi, toute forme de commerce (transport, trafic, traite, etc.) lié à l’émigration est réprimée. Mais, l’application de ce texte pose un problème lorsque certain·es acteur·es, notamment les forces de l’ordre, confondent les migrant·es avec des trafiquant·es ou des criminel·les qu’il faut traiter comme des ennemi·es. Ce qui n’est pas de nature à protéger ces migrant·es qui, sous couvert d’illégalité, sont bien souvent victimes de racket, de tracasserie administrative, d’extorsions de fonds et de violences de la part de certain·es acteur·es étatiques chargé·es d’appliquer les textes [10].
L’UE porte une lourde responsabilité matérielle et morale dans la formation de situations qui conduisent des centaines de milliers de personnes à quitter leur pays. C’est également à une gestion meurtrière des frontières et au renoncement au principe de solidarité avec les populations des pays pauvres que s’adjoignent les pays du Nord. Dans un contexte de pandémie, alors que les pays du Sud traversent une nouvelle crise des dettes publiques, les remboursements de la dette sapent leur économie et la capacité de leurs gouvernements à protéger les droits sociaux fondamentaux de leurs citoyen·nes qui, de ce fait, migrent au péril de leur vie. Ainsi, il se dessine clairement qu’une partie des réponses appropriées aux questions migratoires pourrait advenir dans le cadre d’un rééquilibrage de l’ensemble des relations Nord-Sud et, par là, l’annulation immédiate et inconditionnelle des dettes publiques illégitimes apparaît comme une des conditions indispensables pour garantir la satisfaction des droits humains.
Par ailleurs, l’UE et le Niger ont des obligations internationales en matière de protection des migrant·es, objets de discriminations, de stigmatisation, voire de criminalisation. La prise en charge des migrant·es nécessite un traitement digne fondé sur les conventions internationales de protection des droits des migrant·es. Il faut rappeler qu’en vertu du principe pacta sunt servanda, les traités librement conclus et entrés en vigueur entre les États doivent être respectés et mis en application. En application de ce principe, le Niger et les pays de l’UE sont tenus au respect des obligations inscrites dans les conventions relatives aux droits humains qu’ils ont signées et ratifiées.
Article extrait du magazine AVP - Les autres voix de la planète, « Dettes & migrations : Divisions internationales au service du capital » paru en mai 2021. Magazine disponible en consultation gratuite, à l’achat et en formule d’abonnement.
[2] donnees.banquemondiale.org
[3] data.jubileedebt.org.uk
[4] Naike Desquesnes et Aude Vidal, « L’uranium de la Françafrique », https://www.cadtm.org/L-uranium-de-la-francafrique
[5] « EU emergency trust fund for Africa », https://ec.europa.eu/trust-fundforafrica/region/sahel-lake-chad/niger_en
[6] Hamadou A., 2018. « La gestion des flux migratoires au Niger entre engagements et contraintes ». Revue des droits de l’homme - N° 14
[7] ici-grenoble.org/infos/la-une.php ?id=3284, murmures-avril-19.
[8] Mediapart, « Au Niger, l’UE mise sur la police locale pour traquer les migrants », https://www.mediapart.fr/journal/international/280219/au-niger-l-ue-mise-sur-la-police-locale-pour-traquer-les-migrants?onglet=full
[9] Hamadou A., 2018. Op. cit.
[10] Ibidem.
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29 novembre 2019, par Robin Delobel , Adrien Péroches
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