Les politiques migratoires européennes : une institutionnalisation de la xénophobie

8 avril 2009 par Lucile Daumas




Depuis la signature en 1992 du traité de Maastricht, l’harmonisation des politiques européennes en matière de migration est perçue comme une nécessité, la généralisation des visas à l’entrée de l’Europe n’étant pas jugée suffisante pour la protéger contre une immigration jugée trop massive et indésirable. Mais il aura fallu plus de 15 ans pour parvenir, en novembre 2008, à la signature du Pacte européen sur l’Immigration et l’Asile. La chose était complexe : il fallait concilier des besoins différents selon les pays [1], des approches et traditions culturelles divergentes du rapport à l’étranger et « prendre à contre-pied des valeurs qu’au fil de son histoire l’Europe s’est elle-même fixée ( notamment en matière d’asile) [2] ». Ce pacte fait d’ailleurs l’impasse sur les réalités de certains des nouveaux venus au sein de l’Europe élargie, les Roumains par exemple, qui jouissent de la liberté de circulation mais font l’objet d’ostracisme et d’expulsions massives régulières.

Toutefois, tout au long de cette quinzaine d’années, beaucoup a été fait en matière de politique migratoire européenne commune. Du sommet de Tampéré (Finlande) en 1999 à celui de Paris en 2008, un certain nombre d’outils, directives et programmes ont donné à l’Union européenne un cadre juridique et opérationnel pour contrôler les flux migratoires, verrouiller les frontières européennes et lutter contre l’immigration clandestine qui en est la conséquence directe : création de l’agence Frontex de surveillance des frontières, pressions sur les pays du Sud pour accepter la réadmission de leurs ressortissants et la cogestion des flux migratoires, directive Retour,… L’effet de ce verrouillage, dramatique, a été l’hécatombe par milliers sur les routes migratoires et aux frontières, l’enrichissement des mafias qui se sont greffées sur ces espaces d’illégalité et des souffrances indicibles pour les voyageurs et plus encore les voyageuses.

Le pacte européen sur l’immigration et l’asile, adopté à Paris le 16 octobre 2008, fait prévaloir la vision française, utilitariste et sécuritaire, de la migration et tourne autour de trois idées-force : la lutte contre l’immigration clandestine, l’organisation d’une migration de travail souple et conjoncturelle et un partenariat avec les pays d’origine. Concernant la migration de travail, il s’agit de pouvoir satisfaire de façon modulable les besoins en main d’œuvre des pays européens, eu égard au vieillissement de leur population et en fonction de leur croissance économique. A présent convaincue que l’immigration zéro est illusoire, l’Union européenne contourne le droit du travail en négociant, dès les pays de départ, des contrats de travail qui sont bien en-deçà des standards en vigueur dans les pays d’accueil [3]. Cela permet -légalement- de faire face à la concurrence exacerbée ou de maintenir les surprofits grâce à une main d’œuvre corvéable et peu payée. La généralisation d’une immigration circulaire (n’ayant pas vocation à rester durablement en Europe) est une autre façon de renforcer la précarisation de tous les travailleurs, qu’ils soient étrangers ou pas. Enfin, le silence du Pacte vis-à-vis du travail clandestin (seul le migrant irrégulier est en cause) laisse à penser que le travailleur clandestin a encore de longs jours d’exploitation devant lui. Il est probable qu’en ces temps de crise la rhétorique sur l’immigration choisie restera -en partie du moins- lettre morte et que prévaudront surtout les clauses concernant la protection des frontières, la limitation du regroupement familial et l’expulsion des étrangers non désirables. Les États européens mettront en place un Système commun d’Information sur les Visas reliant tous les consulats, les moyens de l’agence Frontex seront renforcés, les identificateurs biométriques seront généralisés.

Bref, l’Europe s’érige plus que jamais en forteresse, rendant totalement caduque l’affirmation que « tout étranger persécuté a le droit d’obtenir aide et protection sur le territoire de l’Union européenne ». Pour cela, il faudrait que le demandeur d’asile puisse pénétrer sur ce territoire, chose devenue improbable par le verrouillage des frontières européennes et parce que l’Europe a exporté -sur le continent africain notamment- sa culture des visas et des frontières qui obstaculisent les circulations intra-continentales. Le Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR) a offert ses services en ouvrant des bureaux-tampons dans les pays riverains de l’Union afin de pallier l’impossibilité faite aux réfugiés de pouvoir accéder au pays de leur choix pour y demander l’asile.

Quant à la question de l’accueil des migrants et de leurs conditions de vie sur le territoire européen, elle est tout bonnement passée à la trappe. Déclarant vouloir favoriser l’intégration, le Pacte se contente d’affirmer que celle-ci repose sur l’équilibre des droits et des devoirs des migrants, limitant les facteurs d’intégration à l’apprentissage de la langue du pays d’accueil (dont la France fait un préalable pour le regroupement familial) et à la possession d’un contrat de travail.

Que ce soit en matière de droit du travail (généralisation des contrats à courte durée et du travail temporaire), de droits des personnes (à une vie familiale, à la libre circulation, à l’éducation, à la santé, etc.), de droit au séjour (de plus en plus lié à la durée du contrat de travail), l’uniformisation des règles à l’échelle européenne en matière de migration se fait sur le plus petit dénominateur commun en matière de droits et fonctionne sur deux a priori extrêmement dangereux : l’a priori xénophobe qui fait de tout étranger un indésirable jusqu’à preuve du contraire et l’a priori utilitaire qui ne voit dans la circulation des personnes qu’un moyen de satisfaire les besoins européens en matière d’emploi. Dans les deux cas, l’étranger se retrouve suspect (de terrorisme, d’insécurité, de voleur d’emplois ou de services sociaux) et passible de rejet ou d’expulsion. Il n’y a donc pas à s’étonner que le Pacte européen sur l’immigration et l’asile ne fasse aucune référence aux textes internationaux sur les droits de l’homme, les droits économiques, sociaux et culturels et encore moins à la Convention sur la protection des droits des travailleurs migrants et des membres de leur famille, qu’aucun des pays européens n’a signée. En faisant de tout étranger un migrant clandestin potentiel, le Pacte accentue encore plus la division de la population mondiale entre ceux qui ont le droit de circuler et ceux qui ne l’ont pas, entre ceux qui peuvent connaître d’autres pays, d’autres cultures, d’autres gens, rendre visite à leurs familles et ceux qui ne peuvent pas. La façon dont est gérée la circulation des personnes est certainement à la pointe du détricotage généralisé des droits et protections des sociétés et des individus à l’œuvre à l’ère du libéralisme mondialisé.

Mais les États européens ne s’arrêtent pas là. Ils impliquent les pays du Sud dans la mise en place de cette xénophobie institutionnalisée, leur enjoignant de se retourner contre leurs propres citoyens et de se fermer à leurs voisins tout en les impliquant dans le recrutement des travailleurs promis à la migration choisie ou circulaire. La question migratoire, et notamment la lutte contre la migration clandestine, fait l’objet d’un chapitre désormais incontournable des accords de partenariat économique, tant dans le cadre euro-méditerranéen que dans le cadre des pays ACP [4] et constitue bien souvent une condition à la mise en œuvre des projets ou à l’attribution de prêts.

Ces accords qui organisent le drainage des richesses des pays africains (par le mécanisme de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
et du libre-échange essentiellement) prévoient aussi des mécanismes d’assignation à domicile des populations que ces mêmes accords vont plonger dans le chômage, la pauvreté, la faim. Les partenaires sont sommés de verrouiller leurs frontières, de bloquer leurs citoyens et les étrangers tiers, de réadmettre leurs ressortissants expulsés et ceux qui sont passés par leur territoire. Ils sont en outre encouragés - et nombre d’entre eux l’ont déjà fait - à se doter de lois sur le statut des étrangers sur leur territoire.

Ce faisant, les pays de l’Afrique du Nord se sont transformés en véritable nasse pour les migrants venus des pays du Sud du Sahara. Les morts aux grilles de Ceuta et Melilla en octobre 2005 et les refoulements de migrants dans le désert ont mis les projecteurs sur les conditions lamentables de cette coopération dans le contrôle des frontières. Les conditions effroyables qui règnent dans les camps de détention ouverts par le régime libyen, les modalités particulièrement violentes et inhumaines des expulsions massives de migrants n’empêchent pas la poursuite de la gestion concertée des flux migratoires avec la Libye. Rien n’arrête l’Union européenne dans la poursuite d’une politique de cogestion d’une guerre tout aussi inefficace qu’inhumaine.

L’alignement de l’ensemble des pays européens sur une politique migratoire utilitariste et xénophobe repose sur une vision de la migration comme outil de régulation des marchés du travail qui considère le migrant comme une marchandise d’import/export. Ce faisant, l’Etat libéral contredit son discours sur l’auto-régulation des marchés et montre un interventionnisme de tous les instants. Mais cela ne marche pas. Parce qu’en la matière quelques éléments importants ont été oubliés. La main d’œuvre n’est pas une marchandise qui disparaît après consommation, que l’on peut stocker ou mettre au rebut. Contrairement aux marchandises, la main d’œuvre immigrée est dotée de libre-arbitre. En dernière analyse, quelques soient les conditionnements auxquels on la soumet, c’est elle qui décide de ses mouvements. Les révoltes de Lampedusa sont venues le rappeler. On ne peut pas non plus en contrôler la production car il n’y a pas que les besoins du marché qui entrent en ligne de compte. Il est du ressort de l’individu de décider de partir ou de rentrer. Ce qui explique en partie l’échec des aides au retour, tentées ici et là. Enfin, elle est dotée de tous les attributs de l’être humain : elle n’a pas seulement besoin de travailler et de renouveler sa force de travail, mais aussi d’aimer, de fonder une famille, de vivre ... choses qui n’ont que peu à voir avec une gestion rationnelle d’un marché.

C’est ce que rappelle avec humour le mouvement Les amoureux au ban public qui tente - parfois avec succès - d’empêcher les dislocations des couples ou de favoriser leurs unions là où l’imbécilité administrative fait fi d’un élément aussi peu bureaucratique que l’amour ! Le réseau Éducation Sans Frontières a su rappeler que le migrant n’est pas seulement un travailleur mais aussi un père, une mère, un enfant comme tous ses camarades de classe. Ces réseaux réintroduisent la dimension humaine dans l’approche du fait migratoire. D’autres réseaux se sont constitués pour braver les forteresses érigées autour de l’Europe en tissant les solidarités entre les continents. Les réseaux Migreurop [5] ou No border ont organisé les combats à l’échelle de l’Europe, tout en tendant la main aux militants venus du Sud ou de l’Est. Le réseau euro-africain non gouvernemental sur les migrations [6], constitué à Rabat en 2006, a travaillé en profondeur les refus partagés et les propositions communes aux organisations européennes et africaines en matière de migration. Il a permis une prise de conscience concrète aux militants d’Afrique Noire et du Maghreb de leur Africanité commune et de créer des ponts avec les organisations européennes. Ce travail de mise en commun s’est poursuivi lors du contre-sommet de Lisbonne en décembre 2007, puis avec la mobilisation Des ponts pas des murs [7] qui a élargi encore ces réseaux et a abouti à la présentation de recommandations alternatives au 2e sommet gouvernemental euro-africain sur les migrations qui s’est tenu en novembre 2008 et dont nous avons parlé plus haut.

Au cœur de ces recommandations, la revendication de la liberté de circulation pour tous, seule garante d’une égalité des droits entre les citoyens quelle que soit leur origine géographique ou sociale, mais aussi condition d’un rééquilibrage, dans le conflit entre capital et travail, en faveur des travailleurs est porteuse du réinvestissement de la dimension humaine dans le débat sur les migrations.


Notes

[1Ainsi, le laxisme, aujourd’hui révolu, de l’Espagne ou de l’Italie dans le contrôle de leurs frontières Sud a été à plusieurs reprises stigmatisé par les autres gouvernants européens, français notamment, tout comme ont été stigmatisées les régularisations massives opérées par l’Espagne à l’arrivée de Zapatero au poste de 1er Ministre.

[2Immigration : l’Europe reste-t-elle une terre d’accueil ?, Alix Zuinghedau, Euros du village, 15 janvier 2009. http://www.eurosduvillage.eu/IMMIGRATION-L-Europe-reste-t-elle,2296

[3Un exemple frappant : le recrutement dans les agricultures d’Espagne, France, Italie, de travailleurs saisonniers avec des contrats ne respectant ni les minimums salariaux, ni les maximum horaires et imposant des conditions discriminatoires inadmissibles (être marié, avoir des enfants, par exemple) n’ayant d’autre justificatif que l’assurance d’un retour au pays au terme du contrat.

[4Afrique-Caraïbe-Pacifique

Lucile Daumas

membre d’Attac/Cadtm Maroc

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