Les politiques migratoires européennes vues du Maroc

27 mai 2021 par Lucile Daumas


Ceuta, avril 2020. Photo : Nicolas Vigier, Flickr

Douze kilomètres seulement séparent l’Afrique de l’Europe. Mais ces kilomètres ne se mesurent pas de la même façon, selon que l’on traverse le détroit de Gibraltar sur un bateau de ligne, en une ou trois heures, ou sur une barque ou un canot pneumatique. Le voyage peut alors durer plusieurs jours, ou même une éternité pour ceux qui ne parviennent jamais de l’autre côté. Pendant des années, Espagnols et Marocains ont étudié la possibilité de construire un pont ou un tunnel pour relier les deux rives du détroit et faciliter les échanges. Mais aujourd’hui ce sont des grilles et des murs qui sont érigés pour empêcher la sortie du Maroc par Ceuta et Melilla et boucler ainsi le continent africain tout entier. Parallèlement, l’Union européenne délivre au compte-gouttes les visas aux ressortissants marocains, et le Maroc érige à son tour des murs rendant ses frontières de plus en plus infranchissables, tant au Nord qu’à l’Est, sa frontière Sud étant un champ de mines, très difficile à franchir.




Le détroit de Gibraltar est l’une des failles les plus profondes au monde en matière d’écarts de revenus et de niveaux de vie : en 2017, le PIB PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
par habitant atteignait 41 191 euros en moyenne pour l’ensemble des pays de l’Union européenne et seulement 3 830 pour les pays d’Afrique subsaharienne. En outre, le PIB ne rend pas compte des inégalités qui existent en Europe, ni d’ailleurs sur le continent africain où les inégalités sont encore plus profondes.

Les difficultés de la vie quotidienne, le chômage, la pauvreté liés au pillage néocolonial, expliquent en partie l’exode de nombreux citoyens africains, de plus en plus jeunes, vers les pays du Nord. Mais il existe bien d’autres facteurs, tout aussi importants, pour expliquer ce phénomène.

 La mort plutôt que l’humiliation

Ce slogan était repris par les Rifaines et les Rifains lors des mobilisations qui ont commencé en octobre 2016, après la mort d’un poissonnier, broyé dans une benne à ordures, et se sont rapidement étendues à tout le Rif, en un mouvement de protestation connu sous le nom de Hirak. Il faisait écho aux revendications unanimes de liberté et de dignité des peuples arabes lors des soulèvements de 2011. Le manque de liberté, de démocratie, l’état de siège de facto imposé à la région, l’absence de perspectives ont été pour beaucoup dans l’émigration massive de jeunes Rifains. On peut voir des vidéos où ils scandent les slogans de leurs manifestations, à bord de canots navigant en pleine Méditerranée [1]. Que faire d’autre après la répression sauvage qui a tué leur lutte, anéantissant en même temps tous leurs espoirs [2] ?

Espagnols et Marocains ont étudié la possibilité de construire un pont pour relier les deux rives du détroit de Gibraltar et faciliter les échanges. Mais aujourd’hui ce sont des grilles et des murs qui sont érigés pour empêcher la sortie du Maroc

Mais pour comprendre le désespoir de la jeunesse marocaine, il faut resituer ces manifestations dans le contexte qui a prévalu après l’échec des manifestations de 2011. Les soulèvements qu’ont connus certains pays arabes en 2011, au Maroc comme ailleurs, avaient éveillé l’enthousiasme, mais le régime, avec la complicité de la presque totalité des partis politiques, est parvenu à désactiver le mouvement, ce qui a engendré un fort sentiment de frustration parmi les jeunes Marocains. Depuis lors, la répression des activités politiques et culturelles un tant soit peu contestataires, c’est-à-dire qui n’entrent pas dans la ligne des politiques gouvernementales, rend le pays irrespirable. Des associations sont interdites et réprimées, ainsi que d’innombrables rassemblements et manifestations. Des journalistes, des blogueurs sont mis en prison et condamnés à de lourdes peines. Dans cette cocotte-minute, pour beaucoup, l’émigration constitue la seule soupape de sécurité. Après 2016 notamment, l’émigration a augmenté de façon exponentielle (1 310 migrant·es marocain·es sont arrivé·es en Espagne en 2016, iels étaient 10 816 en 2018).

Par ailleurs, si dans les décennies post-indépendance, un grand nombre de jeunes allaient étudier dans les universités européennes, françaises surtout, cette possibilité s’est considérablement amenuisée. Les universités n’accueillent pratiquement plus que des doctorant·es et les critères deviennent de plus en plus élitistes, tant au niveau scolaire que financier. La décision du gouvernement d’appliquer des tarifs onéreux à l’inscription dans les universités pour les étudiant·es étranger·es avait soulevé en 2019 une levée de boucliers et une fronde dans plusieurs universités, mais elle n’en est pas moins appliquée dès la rentrée 2020.

 Le Maroc, fin du trajet pour les migrantes et migrants d’Afrique noire ?

Un nombre important de migrant·es provenant d’autres régions du monde, Afghanistan, Syrie et Afrique du Sud du Sahara, transitent également par le Maroc, pour essayer de rejoindre l’Europe. Ils se regroupent au nord du Maroc, dans les villes ou les forêts, dans certains quartiers de Casablanca, Rabat ou Fès, qu’ils appellent eux-mêmes les ghettos, attendant une occasion de pouvoir traverser le détroit. C’est l’obsession quotidienne, ils ne voient le Maroc que comme un lieu de passage. Ce rêve du passage a un nom, Boza, le cri de victoire qu’ils entonnent lorsqu’ils parviennent en terre européenne [3].

Ils ne savent pas pour la plupart, ou ne veulent pas savoir, que ce n’est là qu’une étape de cette course d’obstacles que représente leurs itinéraires de migration, que les attendent encore refoulements et expulsions, centres de détention, passages risqués d’autres frontières pour tous ceux qui ne resteront pas en Espagne et de longues attentes devant les sièges d’un nombre incalculable d’administrations, au bout desquelles seul un petit nombre se verra délivrer la carte de séjour tant désirée.

Certains se découragent. Ils ont essayé plusieurs fois de passer le détroit, se sont vus refoulés par les garde-côtes vers le Maroc, ont laissé une jambe, un bras sur les barbelés et à chaque fois tout l’argent qu’ils avaient péniblement pu réunir. Ils sont pourtant relativement peu nombreux à envisager un retour au pays. Ils ont fui la violence de l’État, les conflits interethniques, les violences de genre, la misère, un système d’enseignement peu performant, l’absence de perspectives, et rien n’a changé pendant qu’ils étaient sur les routes. De surcroît, il n’est pas facile de rentrer les poches vides. Toute la famille attend la manne de l’émigré. Beaucoup voient le Maroc, malgré le fait qu’ils y vivent dans des taudis indignes, comme un pays plus développé que leurs pays d’origine et certains envisagent d’y rester, de façon provisoire ou définitive. L’annonce du gouvernement marocain, en 2014 puis en 2016, d’une opération exceptionnelle de régularisation des migrantes et de migrants a donné plus de crédibilité à cette option et quelques 50 000 migrants ont été régularisés (toutes origines et nationalités confondues). Mais l’opération est aujourd’hui gelée et ceux qui ont présenté des recours n’ont pas reçu de réponse. Depuis, le gouvernement multiplie les rafles et les déportations de migrants.

 Coopération, sous-traitance et marchandages

Un nombre important de migrants provenant d’autres régions du monde transitent également par le Maroc. Ils ne voient ce pays que comme un lieu de passage. Ce rêve du passage a un nom, “Boza”, le cri de victoire qu’ils entonnent lorsqu’ils parviennent en terre européenne

À partir de 1995, avec le lancement du processus de Barcelone et du Partenariat euro-méditerranéen, l’UE a exercé une forte pression sur les pays de la rive sud pour qu’ils prennent en charge la sous-traitance du contrôle des frontières. Et à partir de 2006, date du premier Sommet euro-africain sur la migration, tenu à Rabat, cette injonction est étendue à bon nombre de pays du continent africain.

Dans ce dispositif, le Maroc a un rôle central. C‘est le pays le plus proche des côtes européennes, par où transite une part importante des migrants. Les routes migratoires par la Libye et la Méditerranée centrale sont aujourd’hui bien moins fréquentées et se sont déplacées vers l’ouest, depuis le Maroc ou le Sénégal, vers les côtes espagnoles ou, de plus en plus fréquemment, les îles Canaries. Une nouvelle route, plus dangereuse encore, s’ouvre vers le Portugal. Mais si le Maroc accepte de jouer le rôle de gendarme aux frontières de l’Europe, cette question n’en fait pas moins l’objet de tractations permanentes entre les deux parties, et de contreparties en espèces sonnantes et trébuchantes. Le Maroc partage avec l’Europe une vision sécuritaire de la migration. Il a accepté que l’Espagne érige des clôtures extrêmement dangereuses pour les migrants qui tentent de les escalader et des systèmes de surveillance de haute technologie. Pire, il érige à son tour d’autres dispositifs de clôture aux mêmes frontières, alors qu’il revendique sa souveraineté sur les territoires de Ceuta et Melilla. Il a mis en place un système de surveillance très dense le long de la côte méditerranéenne, à l’efficacité relative, car il est très perméable à toutes sortes de mafias et à la corruption.

La question de la réadmission des migrants en situation irrégulière est un autre point des tractations entre d’une part l’UE et le Maroc, d’autre part les autres pays africains. Le Maroc a signé des accords bilatéraux avec la France et l’Espagne notamment, mais il refuse à ce jour de signer un accord global avec l’ensemble des pays européens qui l’obligerait à récupérer sur son sol, non seulement ses concitoyens en situation irrégulière, mais aussi tous ceux des pays tiers qui seraient supposés avoir transité par le Maroc. Les pressions de l’UE sont énormes et elle n’hésite pas à exercer un chantage aux visas en échange de cette signature. En attendant, les possibilités d’accéder à ce sésame s’amenuisent encore, ce qui provoque la colère des Marocains.

 La migration circulaire : l’exemple des travailleuses de la fraise

Pourtant l’Europe continue à avoir besoin de main d’œuvre dans différents secteurs d’activité. Il s’agit de recruter une main-d’œuvre temporaire, par le biais d’accords passés directement de gouvernement à gouvernement. Prenons le cas des travailleuses marocaines qui vont cueillir les fraises dans la région de Huelva, depuis 2007. Ce sont les autorités marocaines qui les recrutent directement, selon des modalités défiant le droit du travail tant marocain qu’espagnol ou international. Seules les femmes sont recrutées, elles doivent avoir entre 25 et 40 ans, être mariées et mères d’enfants mineurs. Elles ne savent pas combien elles vont gagner, ni combien d’heures de travail elles vont effectuer, et elles ne peuvent pas choisir le lieu de leur travail. Elles partent, elles travaillent et elles reviennent. Pour le dire autrement, on les loue, on s’en sert et on les jette. Certaines d’entre elles ont osé porter plainte contre le harcèlement sexuel et les viols qu’elles avaient subis sur leur lieu de travail. La réponse du tribunal, qui les a déboutées, laisse sans voix : elles auraient tout inventé pour pouvoir rester sur le territoire espagnol le temps du procès !

Ainsi, les politiques migratoires de l’UE entrainent de nombreuses violations des droits humains et se conjuguent avec la sous-traitance du contrôle de ses frontières par ses partenaires du Sud, sur la base de l’axiome, loin d’être démontré, que l’Europe serait envahie par les migrants, ce qui mettrait en péril sa sécurité.

La conséquence qui, elle, est palpable, c’est qu’elles renforcent les thèses racistes et xénophobes de l’extrême droite et l’exploitation et la précarisation des travailleurs. Le Maroc, qui résiste pourtant à certaines pressions européennes, ne semble pas avoir de problème à obéir aux injonctions qu’il reçoit, au détriment de sa propre population et de celle de ses voisins du Sud.

Ce faisant, les morts se multiplient en Méditerranée, comme si ce n’était la faute de personne, et les jeunes Africains ont bien du mal à comprendre pourquoi il leur faut souffrir autant, alors que l’Europe continue à faire main basse sur leurs richesses et à étouffer leurs pays dans l’étau du système de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
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Article extrait du magazine AVP - Les autres voix de la planète, « Dettes & migrations : Divisions internationales au service du capital » paru en mai 2021. Magazine disponible en consultation gratuite, à l’achat et en formule d’abonnement.


Notes

[1Bladi.net, « Graciés par Mohammed VI, des jeunes rejoignent clandestinement l’Espagne », https://www.bladi.net/graciers-roi-maroc-migrants-clandestins,52904.html

[2Sur la répression, voir : http://www.amnesty.ma/Doc/Rapport_Annuel_2018.pdf.

[3On peut l’entendre sur cette vidéo (mn 1.00 à 1.18) : https://www.lavozdegalicia.es/noticia/espana/2018/07/26/400- inmigrantes-en-tran-ceuta-tras-salto-masivo-valla/00031532595898436176249.htm

Lucile Daumas

membre d’Attac/Cadtm Maroc

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