Lettre ouverte à Monsieur François Fillon qui a déclaré le vendredi 15 juillet 2011 à Abidjan : « J’appelle tous ceux qui continuent à vouloir évoquer les relations entre la France et l’Afrique en parlant de Françafrique à changer de vocabulaire. »

20 juillet 2011 par Nicolas Sersiron




Monsieur le Premier Ministre

J’appelle tous ceux qui continuent à vouloir évoquer les relations financières entre la France et l’Afrique en parlant de « dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
publique
 » à changer de vocabulaire pour le remplacer par « escroquerie néocoloniale ». Selon le dictionnaire de l’académie française : « une dette est ce que l’on doit à quelqu’un ». Les paysans, la population majoritaire en Afrique ainsi que les petits salariés et entrepreneurs des villes et bidonvilles remboursent par leurs impôts directs et surtout indirects, prélevés sur la plus value de leur travail, ces trop fameuses « dettes publiques ». Ils vivent pour la grande majorité très pauvrement et ont souvent de grandes difficultés pour se nourrir. La grande insécurité matérielle de ces populations prouve qu’elles n’ont pas profité des emprunts faits par leurs gouvernements, aussi bien auprès de la France que des autres institutions financières. Elles n’ont donc, en bon français, pas de dette et ne doivent rien à qui que ce soit ? Ces remboursements, qui leurs sont imposés, semblent donc illégitimes. Pour en être certain, il faut vérifier l’origine des emprunts et leur utilisation, la représentativité des gouvernements et la bonne foi des prêteurs. La France, par exemple, ne se serait-elle pas servie de la dette pour maintenir ses prérogatives coloniales, l’accès à des matières premières quasiment gratuites, indispensables à son boom économique de l’après-guerre et après les indépendances des pays francophones d’Afrique ?

Dès les années 1960, la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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a imposé, aux pays africains nouvellement indépendants, le remboursement des emprunts contractés auprès d’elle par la France et les autres pays colonisateurs afin d’optimiser l’extraction des richesses pour leur propre compte. L’aide au financement, d’un port en eau profonde, ou d’une voie ferrée destinée à transporter exclusivement des minerais ou d’autres matières premières exportées sans transformation, sans rien payer au pays exportateur, doit-elle être assumée par celui qui n’en a aucunement profité ? Bien sûr que non, car en droit international cela s’appelle une dette odieuse Dette odieuse Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.

Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).

Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.

Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».

Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »

Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
. La Banque mondiale a été chargée de poser les premières pierres de la grande escroquerie néocoloniale nommée opportunément « dette publique ». Plus tard, les multiples prêts des pays industrialisés, comme ceux de la France, des banques, du FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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comme de la BM, serviront à bâtir une structure de contention économique et financière implacable. Le but était d’imposer à ces pays et à leurs peuples, après le départ des armées coloniales, un nouveau moyen d’asservissement apte à assurer la continuité du pillage colonial qui avait favorisé l’enrichissement de la France et de l’Europe. N’oublions pas qu’au sein de la Banque mondiale, la France détient, avec 65 millions d’habitants, 4,31% des voix, quand un milliard d’Africains n’en a que 5,86%.

Les premiers présidents africains, les véritables démocrates qui avaient voulu sortir leur pays de l’ornière coloniale dans laquelle les réseaux Foccart - mis en place par De Gaulle dès les indépendances- voulaient les maintenir, ont été assassinés, tels Lumumba, Sylvanus Olympio et Sankara, d’autres ont été écartés de force. Les prêts ont avant tout servi à corrompre les décideurs africains restants. Le bond économique et industriel des trente glorieuses n’aurait pu exister en France sans le maintien d’un extractivisme Extractivisme Modèle de développement basé sur l’exploitation des ressources naturelles, humaines et financières, guidé par la croyance en une nécessaire croissance économique. néocolonial des matières premières, quasiment gratuites, au profit de ses entreprises : pétrole, coltan, cuivre, caoutchouc, bois précieux, coton, café, cacao, etc., n’oubliez pas les révélations de l’affaire ELF.

Mais revenons aux populations africaines sur qui pèse le poids des remboursements de la « dette publique ». Ont-elles eu des informations sérieuses leur offrant la possibilité de connaître le montant des emprunts, leurs destinations et la possibilité d’émettre des choix ? Ont-elles reçu des sommes d’argent de la France ou de la Banque mondiale leur permettant d’améliorer l’agriculture paysanne, essentielle à leur survie, ou d’investir dans les petites entreprises de transformation ? Les réponses sont négatives. Si on ne sait pas précisément à quoi a servi l’argent des multiples emprunts, on connaît, par contre, le haut niveau de corruption des bourgeoisies locales, les projets appelés éléphants blancs Éléphant blanc
éléphants blancs
L’expression « éléphant blanc » désigne un mégaprojet, souvent d’infrastructure, qui amène plus de coûts que de bénéfices à la collectivité.

Pour la petite histoire, la métaphore de l’éléphant blanc provient de la tradition des princes indiens qui s’offraient ce cadeau somptueux. Cadeau empoisonné, puisqu’il entraînait de nombreux coûts et qu’il était proscrit de le faire travailler. Ce terme est généralement utilisé pour désigner des mégaprojets développés dans les pays du Sud.
, comme la Cathédrale de Yamoussoukro en Côte d’Ivoire, copie de St Pierre de Rome, dont la construction a surtout profité aux entreprises françaises, ou le barrage d’Inga en RDC. On sait, la Banque mondiale savait, quand elle lui prêtait, que la fortune colossale de président comme Mobutu, de l’ex Zaïre, était égale à la dette du pays. Or, ce sont ces escroqueries que l’on qualifie de « dettes publiques » et que les peuples africains remboursent depuis des décennies.

Pour savoir si le contrat d’endettement signé au nom du peuple était valable, il faut disposer de plusieurs éléments. Ces gouvernements étaient-ils libres de leurs choix ? Représentaient-ils légitimement leurs peuples à la suite d’élections démocratiques, étaient-ils en capacité de signer ces contrats de prêts engageant leur pays pour des dizaines d’années ? Ces sommes empruntées, sous forme d’investissements productifs, auraient pu produire des plus-values, offrant ainsi les moyens de rembourser les dettes de l’Etat emprunteur. Les prêteurs, banques du Nord, France ou Banque mondiale, ont-ils respecté ces conditions, sans lesquelles le contrat de prêt doit être déclaré nul et ne peut donc pas engager légalement les populations à les rembourser ? Ces sommes empruntées ont-elles réellement servi à l’amélioration de la vie des populations ? NON !

En 1980, quand les taux de référence anglo-saxons ont été multipliés par trois et que les emprunts africains indexés sont devenus impossibles à rembourser, le FMI a saisi l’occasion pour imposer aux populations des plans d’austérité draconiens. Ouverture des frontières à la concurrence déloyale des produits subventionnés du Nord, liberté de mouvements des capitaux du Nord, privatisation des entreprises publiques par le chantage aux nouveaux prêts de secours du FMI, de la BM et des pays industrialisés, restrictions des dépenses publiques en faveur des populations. Ces mesures ont accentué le néocolonialisme, la gigantesque escroquerie appelée « dette publique » a alors lourdement appauvri les peuples africains et fortement enrichi leurs créanciers et les entreprises transnationales qui se sont implantées à la faveur de ces plans.

Vous nous demandez d’abandonner le mot “Françafrique” mais c’est surtout son sous-entendu “Françafric” qui vous dérange. Quand vous déciderez d’abandonner la gestion néocoloniale du Franc CFA, alors, nous oublierons ce mot. Car ce sont des milliards d’euros de réserves des peuples africains qui se trouvent dans les caisses du Trésor français. Cette gestion par la France, bride les économies africaines en arrimant leur monnaie aux fluctuations de l’Euro et leur enlève une part importante de leur souveraineté en les privant d’un important levier économique. Accepteriez-vous que l’Euro soit géré par la Côte d’Ivoire ?

Alassane Ouattara est le nouveau président de la Côte d’Ivoire grâce à l’intervention de la force armée française Licorne. Il est un économiste formé dans les universités américaines et un ancien directeur du département Afrique du FMI. Soyons certains qu’il saura renvoyer l’ascenseur et permettre aux entreprises françaises de continuer à exploiter les travailleurs de son pays et à en extraire les matières premières leur assurant de splendides profits dans une continuité néocoloniale sans faille. Il continuera à rembourser la dette publique selon les critères de la « bonne gouvernance » imposée par le FMI et la Banque mondiale. Pourtant, depuis des décennies, les pays ex-colonisateurs en premier, tous les pays industriels et leurs entreprises transnationales extractivistes ensuite, sont responsables des désastres environnementaux et du réchauffement climatique. Ils ont créé une dette écologique Dette écologique La dette écologique est la dette contractée par les pays industrialisés envers les autres pays à cause des spoliations passées et présentes de leurs ressources naturelles, auxquelles s’ajoutent la délocalisation des dégradations et la libre disposition de la planète afin d’y déposer les déchets de l’industrialisation.

La dette écologique trouve son origine à l’époque coloniale et n’a cessé d’augmenter à travers diverses activités :


- La « dette du carbone ». C’est la dette accumulée en raison de la pollution atmosphérique disproportionnée due aux grandes émissions de gaz de certains pays industriels, avec, à la clé, la détérioration de la couche d’ozone et l’augmentation de l’effet de serre.

- La « biopiraterie ». C’est l’appropriation intellectuelle des connaissances ancestrales sur les semences et sur l’utilisation des plantes médicinales et d’autres végétaux par l’agro-industrie moderne et les laboratoires des pays industrialisés qui, comble de l’usurpation, perçoivent des royalties sur ces connaissances.

- Les « passifs environnementaux ». C’est la dette due au titre de l’exploitation sous-rémunérée des ressources naturelles, grevant de surcroît les possibilités de développement des peuples lésés : pétrole, minéraux, ressources forestières, marines et génétiques.

- L’exportation vers les pays les plus pauvres de produits dangereux fabriqués dans les pays industriels.

Dette écologique et dette extérieure sont indissociables. L’obligation de payer la dette extérieure et ses intérêts impose aux pays débiteurs de réaliser un excédent monétaire. Cet excédent provient pour une part d’une amélioration effective de la productivité et, pour une autre part, de l’appauvrissement des populations de ces pays et de l’abus de la nature. La détérioration des termes de l’échange accentue le processus : les pays les plus endettés exportent de plus en plus pour obtenir les mêmes maigres recettes tout en aggravant mécaniquement la pression sur les ressources naturelles.
envers les pays africains qui subissent le plus fortement ces pollutions, sans y avoir participé. Cette dette énorme n’a pourtant jamais été honorée. Le fonds vert institué à Copenhague - qui se veut être une forme de compensation à cette dette écologique - doit financer les mesures d’adaptation au réchauffement climatique. Or, il sera géré par la Banque mondiale. Une fois de plus, les mesures qui s’annoncent seront en faveur du verdissement du capitalisme, pour lui refaire une image, et non pour aider les peuples africains, les premiers touchés par ces dérèglements.

Mais il nous faut rester optimistes. Un jour, le combat des populations africaines et des associations françaises aboutira à ce que les dettes publiques illégitimes et odieuses soient annulées, lorsqu’un audit citoyen aura été mis en place et ses conclusions reconnues, comme cela a été fait en Equateur, en 2008. Alors, cette escroquerie néocoloniale prendra fin. Le FMI et la BM lâcheront enfin les pays africains comme l’on exigé certains pays d’Amérique du sud, tels la Bolivie et l’Equateur. Ces pays pourront alors se protéger contre la concurrence déloyale des pays industrialisés, comme la France, qui subventionne son agriculture et exporte dans un système de concurrence faussée en étranglant les petits producteurs africains. Le café ou le cacao pourra entrer en Europe, après transformation locale, le rendant prêt à consommer, sans payer de taxes douanières. Les forêts primaires ne seront plus vendues en bois d’œuvre ou transformées en huile de palme exportée pour payer les dettes illégitimes. Alors oui, ce jour là, Monsieur Fillon, quand « Dette publique » ne sera plus synonyme d’escroquerie néocoloniale, nous ferons disparaître du vocabulaire le mot “Françafrique”.


Nicolas Sersiron est vice-président du CADTM France

Nicolas Sersiron

Président du CADTM France, auteur du livre « Dette et extractivisme »
Après des études de droit et de sciences politiques, il a été agriculteur-éleveur de montagne pendant dix ans. Dans les années 1990, il s’est investi dans l’association Survie aux côtés de François-Xavier Verschave (Françafrique) puis a créé Échanges non marchands avec Madagascar au début des années 2000. Il a écrit pour ’Le Sarkophage, Les Z’indignés, les Amis de la Terre, CQFD.
Il donne régulièrement des conférences sur la dette.

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