Entretien avec Ludo de Witte lors de l’inauguration du square Lumumba à Bruxelles
5 juillet 2018 par Jérôme Duval , Ludo de Witte
Ludo de Witte à droite, aux côtés de Moke fils, fils aîné du grand peintre congolais Moke, devant sa toile, La place Lumumba à Matonge, Bruxelles, 2016. Photo Philip Buyck, 30 juin 2018.
Le 30 juin 2018, la République démocratique du Congo célèbre le 58e anniversaire de la proclamation de son indépendance. Ce même jour, est inaugurée à Bruxelles une place au nom de l’éphémère premier chef de gouvernement du jeune Congo indépendant, Patrice Emery Lumumba, héros de l’indépendance assassiné le 17 janvier 1961 avec la complicité de la CIA et de la Belgique. L’événement frappe, au cœur de l’ancienne puissance coloniale, où les sculptures, plaques de rues, avenues et boulevards célébrant les « héros » belges ayant « apporté la civilisation au Congo » quadrillent la ville.
Ludo de Witte est historien, auteur de nombreux livres dont L’Ascension de Mobutu ou L’Assassinat de Lumumba. Ce dernier ouvrage, au retentissement impressionnant, déboucha en 2001 sur la création d’une « Commission d’enquête parlementaire chargée de déterminer les circonstances exactes de l´assassinat de Patrice Lumumba et l´implication éventuelle des responsables politiques belges dans celui-ci ». Depuis, la Belgique a reconnu avoir « une part irréfutable de responsabilité ». Défiant sans doute une fête voulue consensuelle en période pré-électorale, Ludo de Witte a échappé de justesse à la censure lors d’une conférence à l’Hôtel de ville de Bruxelles sur Patrice Lumumba la veille de l’inauguration de la place portant son nom. Nous nous rencontrons ce 30 juin sur la place Lumumba fraîchement inaugurée.
Le 29 juin, la veille de l’inauguration de la place Lumumba, se tenait à l’Hôtel de ville de Bruxelles, un colloque [1] dans lequel vous étiez programmé pour intervenir dans un panel intitulé « Lumumba et la lutte contre l’impérialisme : idéaux, principes d’égalité et de justice ; le combat qui dérange ? Non-dits et dossiers cachés. » Or, au dernier moment vous avez été interdit de prise de parole sur ordre du bourgmestre Philippe Close (PS). La presse s’est emparée de l’affaire et vous avez reçu le soutien de l’ex-ministre de la Culture de la République d’Haïti, Raoul Peck, réalisateur des films Lumumba, la mort d’un prophète (1990), et Lumumba (2000). Empêché de se déplacer pour participer au débat, Raoul Peck a adressé une lettre à l’auditoire parlant d’interdiction inacceptable « dans le cadre d’une démocratie sereine ». Le bourgmestre de la ville de Bruxelles, Philippe Close, finira par reconnaître publiquement « une erreur ». Pouvez-vous expliquer les motivations de cette tentative de censure alors que vous deviez vous exprimer sur ce dossier sensible ?
Ludo de Witte : Finalement, le bourgmestre et la majorité du Conseil communal ont quand même cédé devant la demande des associations et des activistes afro-européens, et m’ont laissé parler. Le bourgmestre a admis que c’était une erreur et s’est excusé. Il faut l’accepter et pardonner, mais en même temps il ne faut pas oublier. Parce que c’est important, ça révèle que la Belgique officielle, même au niveau de la ville, aimerait limiter la place de Patrice Lumumba dans la vie publique. Et cela, même si un pas a été fait et qu’un square Lumumba a été baptisé.
Les pouvoirs publics veulent garder une image figée de Lumumba, telle une icône du passé qui n’aurait plus rien à nous dire sur le monde d’aujourd’hui. Quelque chose qui ne rentre pas dans les détails de la vie et l’œuvre de Patrice Lumumba pour qu’on ne puisse pas en tirer les conséquences dans les luttes d’aujourd’hui. C’est la raison pour laquelle on a voulu m’interdire d’intervenir, car on sait qu’il y a pas mal de non-dits qu’il faut encore mettre sur la table… Notamment l’affaire des dents de Lumumba [2] et le rôle des Nations unies dans la destruction du gouvernement Lumumba et de son assassinat. À mon avis, tout cela constitue des éléments expliquant pourquoi on a voulu me faire taire.
Pourquoi a t-on dit aux organisations africaines que je ne pouvais pas parler ? Je crois qu’il y a, sous-jacent derrière cette tentative, un complexe de supériorité envers les afro-européens. On est toujours dans un modus operandi qui se base sur la croyance qu’on peut leur imposer presque n’importe quoi. Ils se trompent parce que la longue nuit du Mobutisme [3] est finie. Pendant des décennies, la communauté afro-européenne, qui était très apolitique, ici à Bruxelles, s’est tue. Mais il y a maintenant une nouvelle génération de jeunes afro-européens, qui sont très mobiles, actifs
Actif
Actifs
En général, le terme « actif » fait référence à un bien qui possède une valeur réalisable, ou qui peut générer des revenus. Dans le cas contraire, on parle de « passif », c’est-à-dire la partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (les capitaux propres apportés par les associés, les provisions pour risques et charges ainsi que les dettes).
, intelligents et politisés, et qui exigent leur place dans la société. Ils ne se satisfont plus de petits cadeaux ou d’une place qu’il leur serait accordée. Non, c’est un pays qui leur appartient aussi et ils exigent une place pour leur Histoire, leurs héros, leurs mémoires, leurs identités dans l’espace public. C’est pour ça qu’ils ont réagit et cela a finalement abouti au fait que j’ai pu parler ce 29 juin à la conférence à l’Hôtel de ville.
En tant qu’auditeur, je vous remercie d’avoir pris la parole sur ce sujet éminemment politique, très instructif. Justement, lors de la conférence à l’Hôtel de ville, vous avez mentionné l’accaparement des terres et le transfert négatif de flux financiers entre le Nord et le Sud… Pouvez-vous rappeler de quoi il s’agit pour avoir une idée du contexte dans lequel on se place ?
Lumumba a été la victime de l’impérialisme. En fait on voulait continuer l’impérialisme au Congo, remplacer un système colonial par un système néocolonial. Un système où il y aurait des noirs, des congolais, qui seraient des politiciens et des ministres mais, en coulisse, ce serait toujours les pouvoirs occidentaux et leurs grandes sociétés qui domineraient le pays. C’est bien ça le néocolonialisme contre lequel Lumumba voulait lutter et c’est pour cela qu’il a été assassiné. On a beaucoup parlé du vol de terre massif qui a été réalisé par Léopold II [4] à l’époque où il gérait le Congo comme son domaine privé. Et bien ce vol de terre se perpétue encore aujourd’hui. Selon les chiffres de la Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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, des terres sont accaparées chaque année, par l’industrie agroalimentaire, dans tous les pays du Sud, en Amérique latine, en Afrique centrale et en Asie du Sud-Est, pour une surface équivalente à six fois la surface de la Belgique. Cet impérialisme est toujours d’actualité. Chaque année, il y a un transfert net
Transfert net
On appellera transfert net sur la dette la différence entre les nouveaux prêts contractés par un pays ou une région et son service de la dette (remboursements annuels au titre de la dette - intérêts plus principal).
Le transfert financier net est positif quand le pays ou le continent concerné reçoit plus (en prêts) que ce qu’il rembourse. Il est négatif si les sommes remboursées sont supérieures aux sommes prêtées au pays ou au continent concerné.
de ressources en terme de matières premières, en terme de fuite des capitaux, en terme d’échanges inégaux. Ce transfert net équivaut à 2 500 milliards de dollars du Sud vers le Nord. Le Sud est en train d’enrichir le Nord. Au niveau écologique, il faudrait quatre planètes Terre pour avoir un développement industriel tel que celui pratiqué en Europe au niveau mondial. Pour faire perdurer ce système impérialiste dans les pays développés, il est nécessaire d’opérer un transfert colossal de ressources du Sud vers les pays développés. C’est contre cela qu’il faut lutter pour avoir des relations d’égal à égal entre le Sud et le Nord. Il faut combattre l’impérialisme et pour cela, la vie et l’œuvre de Lumumba donnent des leçons qui sont vraiment très importantes pour la lutte aujourd’hui.
Les reconnaissances d’une responsabilité concrète seraient énormes sur le plan financier et sur le plan juridique et c’est pourquoi on a limité cette reconnaissance à une responsabilité « morale ».
Revenons sur Lumumba. Vous avez aussi dit qu’aucune des recommandations de la Commission d’enquête parlementaire n’a été mise en œuvre. Pouvez-vous expliquer ce déni des travaux de la Commission ?
Confronté à des preuves irréfutables du rôle de la Belgique dans cet assassinat, la Commission a essayé de limiter les dégâts. Ils ont utilisé une formule dans leurs conclusions disant que la Belgique avait une « responsabilité morale » dans l’assassinat de Lumumba. Une « responsabilité morale » élude toute responsabilité tangible, concrète. Les reconnaissances d’une responsabilité concrète seraient énormes sur le plan financier et sur le plan juridique et c’est pourquoi on a limité cette reconnaissance à une responsabilité « morale ». Il ne faut pas oublier que l’assassinat de Lumumba a donné suite à l’installation de la dictature de Mobutu avec des conséquences désastreuses pour tout le continent. Aucune des décisions de la Commission n’a été mise en œuvre. Il a été décidé d’instaurer un fond Lumumba, mais ils ne l’ont pas fait. Il a été décidé de stimuler les études d’archives historiques sur la décolonisation, mais ils ne l’ont pas fait. Aucun dédommagement n’a été octroyé à la famille Lumumba pour cet assassinat. À mon avis, l’exemple le plus frappant et le plus choquant, est le fait que la Commission Lumumba, qui avait les pouvoirs d’un juge d’instruction et qui pouvait donc procéder à des perquisitions, n’a jamais voulu faire une perquisition chez le commissaire de police qui a détruit le corps de Lumumba. On n’a jamais fait de perquisition chez celui qui avait reconnu avoir gardé quelque part chez lui des restes de son corps comme un trophée de chasse.
Quand il y a deux an, un journaliste courageux a interviewé la fille de ce commissaire de police, depuis décédé, celle-ci lui a bêtement montré l’héritage de son père dont les dépouilles de Lumumba ! J’ai alors introduit une plainte pour recel de dent, car c’est un crime. Le jour suivant, le procureur a ordonné une perquisition et on a confisqué les restes de Lumumba. Depuis deux ans, ces dépouilles dorment au Palais de justice de Bruxelles et rien ne se passe. Il serait pourtant normal de prendre des initiatives, de contacter la famille pour organiser la restitution de ses dépouilles. Dès à présent, il faut entamer des actions
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
pour que la dépouille de Lumumba rentre dans son pays, qu’il soit restitué à la famille et qu’il ait une sépulture. Et j’espère que ça va aller plus loin et ne pas se limiter à une statue. C’est l’occasion de créer une institution, un lieu de débat et de réflexion où l’on puisse travailler sur la mémoire de Lumumba et son idéologie, de sorte que le peuple congolais puisse renouer le lien avec la lutte idéologique qui a été développée par Patrice Lumumba.
Où en est le volet juridique de cette affaire ?
Vu que les conclusions de la Commission n’ont pas été exécutées, la famille Lumumba a introduit une plainte auprès de la justice contre des Belges qui sont impliqués dans l’assassinat de Lumumba. Pour l’instant, le juge d’instruction est toujours en train de travailler sur le dossier, la plainte est considérée recevable puisqu’il s’agit d’un crime de guerre et qu’il n’y a pas prescription. Il est maintenant en train d’interroger les personnes impliquées. Des recherches sont en cours dans les archives et on attend les résultats des travaux de la juge d’instruction pour savoir si, effectivement, un procès va être lancé ou non.
Ce 30 juin 2018 est une journée historique. Que ressentez-vous, après tant d’années de travail, alors qu’on inaugure officiellement, et bien tardivement il est vrai, une place Lumumba en plein cœur de Bruxelles ?
Beaucoup d’émotions. J’ai déjà reçu des menaces de mort parce que je travaille sur ce dossier depuis 25 ans maintenant. Il ne faut pas oublier que Lumumba a été diabolisé de manière terrible en Belgique. Encore de son vivant, on a publié un appel à son assassinat à la Une de la Libre Belgique. Et après son assassinat, dans L’Echo de la Bourse Bourse La Bourse est l’endroit où sont émises les obligations et les actions. Une obligation est un titre d’emprunt et une action est un titre de propriété d’une entreprise. Les actions et les obligations peuvent être revendues et rachetées à souhait sur le marché secondaire de la Bourse (le marché primaire est l’endroit où les nouveaux titres sont émis pour la première fois). , le quotidien de la haute finance belge, on a écrit qu’il serait hypocrite de se dire attristé par la mort de Lumumba. C’est donc dans ce contexte des années 90 que j’ai commencé mes travaux sur la décolonisation du Congo.
Ce qu’on a réussi aujourd’hui, c’est « une petite plaque » mais c’est quand même un grand pas et c’est important. Le fait que sous Magnette, responsable du PS, on ait instauré la même chose à Charleroi, ça signifie qu’au niveau du Parti socialiste, il y a une volonté de faire un pas. Je pense aussi qu’il y a certainement des mobiles électoralistes de la part de la majorité communale à Bruxelles où vivent plus ou moins 6 000 congolais. Mais ce qui est fondamental, c’est la lutte engagée par les afro-européens qui se sont mobilisés pendant des années et on fait des actions. En quelque sorte, je crois que c’est la raison essentielle pour laquelle le pouvoir en place a fini par céder. Le danger est d’arriver dans une situation de « tolérance répressive » décrite par le philosophe Herbert Marcuse. On a toléré quelque chose pour réprimer l’essentiel. En d’autres termes, on a donné quelque chose pour dire écoutez, vous avez votre place, ça suffit maintenant. Et bien, non ça ne suffit pas, ça doit être un début pour quelque chose de plus profond. Il faut changer les mentalités, il faut décoloniser complètement l’espace public. Il faut changer la façon dont on enseigne l’Histoire, il faut stimuler les travaux artistiques, historiques et politiques. Tout cela doit être entamé sans plus tarder.
[1] Plusieurs conférences organisées dans le cadre d’un programme des deux jours et demi de festivités organisées par les associations Bamko, Change, Collectif mémoire coloniale et GFAIA.
[2] Gérard Soete, le commissaire de police chargé à l’époque de mettre en place une « police nationale katangaise », transporta les corps de Lumumba, de Joseph Okito et Maurice Mpolo, tués avec lui, à 220 kilomètres du lieu d’exécution, pour les enfouir derrière une termitière. De retour à Elisabethville, il reçut l’ordre de faire littéralement disparaître les cadavres et découpa les corps en morceaux avant de les faire disparaître dans l’acide sulfurique. « Gerard Soete a découpé le corps de Lumumba en morceaux avant de le faire disparaître dans l’acide sulfurique tout en gardant deux dents et une phalange comme souvenir ou trophée », expliquait Ludo De Witte en 2016.
[3] Référence au dictateur Mobutu, alors à la tête du Congo qu’il avait renommé Zaïre, de 1965 à 1997.
[4] À la conférence de Berlin en 1885, le Roi de belges, Léopold II, obtient le Congo qui lui est cédé, à titre privé...
est membre du CADTM, Comité pour l’abolition des dettes illégitimes et de la PACD, la Plateforme d’audit citoyen de la dette en Espagne. Il est l’auteur avec Fátima Martín du livre Construcción europea al servicio de los mercados financieros, (Icaria editorial, 2016) et est également coauteur de l’ouvrage La Dette ou la Vie, (Aden-CADTM, 2011), livre collectif coordonné par Damien Millet et Eric Toussaint qui a reçu le Prix du livre politique à Liège en 2011.
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