Message de l’Expert indépendant des Nations Unies en matière de Dette destiné à l’Assemblée mondiale du réseau du CADTM (Tunis, du 26 au 30 avril 2016)

30 avril 2016 par Juan Pablo Bohoslavsky


En premier lieu, je veux souligner combien il importe que la société civile puisse travailler librement sur des questions relatives à la dette, y compris qu’elle puisse prendre position et organiser des réunions, indépendamment du fait que les autorités partagent ou non ses positions.



Vous savez très bien pourquoi et de quelle manière la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
continue de représenter un immense obstacle à la réalisation des droits économiques, sociaux et culturels, en particulier dans le cadre des politiques d’austérité. Je soutiens votre action Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
à ce sujet, et vos travaux enrichissent les miens.

Aujourd’hui, je veux attirer votre attention sur deux aspects du problème de la dette qui sont, à mon avis, aussi essentiels que négligés. Ils nous obligent tous deux à faire quelques pas en arrière pour retrouver certaines des causes profondes qui sont à l’origine, selon moi, des problèmes financiers.

Le premier aspect est la définition même de l’argent sur laquelle se fonde le crédit dans les sociétés modernes. Si l’argent est un rapport de force social qui évolue dans le cadre du système de protection sociale, nous devons examiner et déterminer la forme que devrait prendre l’argent et à quoi il devrait servir du point de vue des droits humains. En d’autres termes, il ne s’agit pas seulement des effets des obligations Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
financières mais aussi des institutions qui en posent les conditions.

Il est essentiel de bien comprendre les fonctions de l’argent s’il l’on veut plaider pour des politiques monétaires visant à réaliser des objectifs sociaux importants, dont l’exercice effectif des droits humains. Nous devons réfléchir aux incidences de l’argent sur les plans social et politique et sur celui des droits humains avant même de s’attaquer aux problèmes de dette. Nous devons poser des questions sur la notion d’argent, qui non seulement favorise et aggrave l’emprunt excessif et les krachs financiers, mais établit aussi que des relations sociales et politiques cruciales qui sont gouvernées par la dette. Il s’agit là, selon moi, d’une lacune à combler.

Ce travail aiderait par exemple à comprendre les implications pratiques de l’article 21.3 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme, qui dispose que « l’usure ainsi que toute autre forme d’exploitation de l’homme par l’homme sont interdites par la loi ».

L’autre aspect qui doit être étudié plus avant concerne les dimensions psychologiques de la dette. Cet aspect est complémentaire de la perspective du pouvoir que je viens d’exposer. Il a à voir avec notre singularité et notre responsabilité d’individus. Pourquoi tant d’individus et de familles empruntent-ils bien au-dessus de leur capacité de remboursement ? Quelle force les y pousse ? Je pense que nous devons réfléchir de manière critique aux sociétés modernes bâties sur la surconsommation, et comment la consommation et les symboles de statut sont liés aux rapports de force et au désir de suivre le niveau de vie dont d’autres jouissent. Cela est particulièrement vrai pour les pays où la dette, les inégalités économiques et la consommation ne cessent d’augmenter, toutes à la fois. Paradoxalement, de nombreux pays à faible revenu n’ont simplement pas accès à des fonds essentiels pour surmonter l’exclusion sociale et concrétiser les droits humains fondamentaux.

L’œuvre de Jacques Lacan pourrait être un bon point de départ pour l’étude des liens entre la croissance non inclusive et non durable, le surendettement et la quête désespérée du bonheur dans l’achat de biens à un coût individuel, social et environnemental exorbitant. Comme je l’ai dit à Reykjavik en décembre 2014 à l’issue d’une mission en Islande :

Des systèmes financiers légitimes nécessitent des réglementations et des institutions adéquates conçues pour s’assurer qu’ils servent l’économie réelle. Pourtant, il est aussi nécessaire de réfléchir aux forces morales ayant entraîné ce surendettement colossal, qui a mené un pays tout entier au krach. Dans quelle mesure et dans quelles conditions des stratégies de croissance fondées sur la dette sont-elles nécessaires et compatibles avec la pleine jouissance des droits humains et du bonheur ? Le cas islandais montre que ces questions sont au cœur du rôle que jouent actuellement les marchés financiers dans les sociétés modernes [1].

Ces réflexions ont des incidences très pratiques. Permettez-moi de donner un exemple : les graines d’un endettement privé excessif sont souvent déjà plantées à un jeune âge. Dans beaucoup de pays, de jeunes enfants sont exposés à une industrie publicitaire de plus en plus envahissante qui, sans scrupules, suggère que la consommation ou la possession de certains produits mèneraient au bonheur ou à une vie agréable et épanouie. Les enfants ne peuvent y échapper : ils sont exposés à la publicité et au placement de produits dans les programmes télé pour enfants, sur internet, et souvent même à l’école. D’après moi, nous devons réglementer de manière adéquate la publicité destinée aux enfants et interdire certaines pratiques qui posent problème pour contrer la culture de l’endettement excessif. Cela représenterait aussi un élément important pour minimiser les risques de crises financières à l’avenir.

Bien évidemment, il y a d’autres raisons pour lesquelles les États empruntent de manière excessive, mais je voudrais vous inviter à réfléchir également à la dimension psychologique de l’endettement.

Je vous remercie.

Traduit par Stéphanie Jacquemont


Notes

[1Déclaration de fin de mission disponible (en anglais) à l’adresse suivante : http://www.ohchr.org/EN/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=15420&LangID=E#sthash.iSiOzHdL.dpuf

Juan Pablo Bohoslavsky

Expert indépendant chargé d’examiner les effets de la dette extérieure et des obligations financières internationales connexes des États sur le plein exercice de tous les droits de l’homme, en particulier les droits économiques, sociaux et culturels (De juin 2014 à mai 2020)