13 février 2020 par Saïd Bouamama
Manifestation le dimanche 2 septembre 2018 pour demander compte a la dilapidation du fond Petro caribe, Haïti (CC - Wikimedia)
L’année 2019 a été marquée par des mouvements populaires sans précédents depuis des décennies dans de nombreux pays de la planète. De l’Algérie au Soudan en passant par le Liban, la France ou Haïti ces mouvements mettent en action des millions de manifestants. Dans la même année les coups d’Etat et offensives réactionnaires se sont multipliés, de même que les tentatives d’instrumentalisations et de détournements des grands mouvements populaires. La perception chronologique de ces luttes que diffusent les médias empêche de prendre la mesure des enjeux communs que signifient ces mobilisations. De même la prégnance d’une grille de lecture euro-centrique masque l’entrée dans une nouvelle séquence historique du système impérialiste mondial et la reprise de l’initiative populaire qui l’accompagne. Comment comprendre ce nouveau cycle de lutte ? Peut-on les relier à une base matérielle commune ? Sont-elles déconnectées des discours idéologiques dominants ? Etc.
Les discours dominants sur la « mondialisation
Mondialisation
(voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.
Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».
La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
» et/ou la « globalisation
Globalisation
(voir aussi Mondialisation) (extrait de Chesnais, 1997a)
Origine et sens de ce terme anglo-saxon. En anglais, le mot « global » se réfère aussi bien à des phénomènes intéressant la (ou les) société(s) humaine(s) au niveau du globe comme tel (c’est le cas de l’expression global warming désignant l’effet de serre) qu’à des processus dont le propre est d’être « global » uniquement dans la perspective stratégique d’un « agent économique » ou d’un « acteur social » précis. En l’occurrence, le terme « globalisation » est né dans les Business Schools américaines et a revêtu le second sens. Il se réfère aux paramètres pertinents de l’action stratégique du très grand groupe industriel. Il en va de même dans la sphère financière. A la capacité stratégique du grand groupe d’adopter une approche et conduite « globales » portant sur les marchés à demande solvable, ses sources d’approvisionnement, les stratégies des principaux rivaux oligopolistiques, font pièce ici les opérations effectuées par les investisseurs financiers, ainsi que la composition de leurs portefeuilles. C’est en raison du sens que le terme global a pour le grand groupe industriel ou le grand investisseur financier que le terme « mondialisation du capital » plutôt que « mondialisation de l’économie » m’a toujours paru - indépendamment de la filiation théorique française de l’internationalisation dont je reconnais toujours l’héritage - la traduction la plus fidèle du terme anglo-saxon. C’est l’équivalence la plus proche de l’expression « globalisation » dans la seule acceptation tant soit peu scientifique que ce terme peut avoir.
Dans un débat public, le patron d’un des plus grands groupes européens a expliqué en substance que la « globalisation » représentait « la liberté pour son groupe de s’implanter où il le veut, le temps qu’il veut, pour produire ce qu’il veut, en s’approvisionnant et en vendant où il veut, et en ayant à supporter le moins de contraintes possible en matière de droit du travail et de conventions sociales »
» présentent celle-ci comme le résultat des progrès des sciences et des techniques mettant en interactions inédites les différents espaces de la planète. Les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication auraient, selon ce roman idéologique international mis en obsolescence les Etats-nation, rendu caduque les « grands récits » de l’émancipation (socialisme, anticolonialisme, anti-impérialisme, etc.) et abolit la lutte des classes. Un tel discours masque la nature de cette mondialisation et son origine. Loin d’être une conséquence logique des progrès techniques, la dite « mondialisation » est le résultat des stratégies des grandes puissances impérialistes de la triade
Triade
Les expressions « Triade » et « triadique » sont dues à K. Ohmae (1985). Elles ont été utilisées d’abord par les business schools et le journalisme économique, avant d’être adoptées très largement. Les trois pôles de la Triade désignent les États-Unis, l’Union européenne et le Japon, mais autour de ces pôles se forment des associations un peu plus larges. Selon Ohmae, le seul espoir d’un pays en développement - il faut y ajouter désormais les anciens pays dits socialistes - est de se hisser au statut de membre associé, même périphérique, d’un des trois « pôles ». Cela vaut également pour les nouveaux pays industrialisés (NPI) d’Asie, qui ont été intégrés par étapes, avec notamment des différences de pays à pays, dans le pôle dominé par le Japon (Chesnais, 1997, p. 85-86).
(Etats-Unis, Union Européenne et Japon) pour le repartage du monde.
Nous ne sommes pas en présence d’une « mondialisation » mais d’une « mondialisation capitaliste » reproduisant et accentuant la division du monde en centres dominants et périphéries dominées à l’échelle mondiale et la polarisation des classes sociales dans chacun des pays. De nature capitaliste, ayant pour cause des décisions politiques et économiques précises (par le biais du G8
G8
Ce groupe correspond au G7 plus la Fédération de Russie qui, présente officieusement depuis 1995, y siège à part entière depuis juin 2002.
, du FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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, de la Banque Mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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, de l’Organisation Mondiale du Commerce
OMC
Organisation mondiale du commerce
Créée le 1er janvier 1995 en remplacement du GATT. Son rôle est d’assurer qu’aucun de ses membres ne se livre à un quelconque protectionnisme, afin d’accélérer la libéralisation mondiale des échanges commerciaux et favoriser les stratégies des multinationales. Elle est dotée d’un tribunal international (l’Organe de règlement des différends) jugeant les éventuelles violations de son texte fondateur de Marrakech.
L’OMC fonctionne selon le mode « un pays – une voix » mais les délégués des pays du Sud ne font pas le poids face aux tonnes de documents à étudier, à l’armée de fonctionnaires, avocats, etc. des pays du Nord. Les décisions se prennent entre puissants dans les « green rooms ».
Site : www.wto.org
, etc.) la « mondialisation » signifie une offensive généralisée contre tous les conquis sociaux et politiques des peuples depuis la fin de la seconde guerre mondiale, rendue possible dans le contexte de disparition des équilibres et des rapports de force issue de la seconde guerre mondiale et de la décolonisation. La disparition du monde bipolaire avec la fin de l’URSS a été perçue et analysée comme une opportunité par les classes dominantes pour débarrasser la logique capitaliste et impérialiste de toutes les concessions arrachées par les luttes populaires du vingtième siècle. Le projet de retour à une logique capitaliste et impérialiste « pure » est devenu le cri de ralliement de ces classes dominantes et l’ultralibéralisme en est la traduction économique. Les mouvements populaires massifs qui secouent la planète constituent, indépendamment de leur diversité et de la spécificité des déclencheurs nationaux, une tentative de s’opposer à cette contre-révolution programmée. Si les déclencheurs de chaque révolte sont spécifiques, les causalités sont, elles, largement communes : le refus de la paupérisation massive que suscite ladite « mondialisation ». La prise en compte de la base matérielle des révoltes actuelles est incontournable pour comprendre notre époque.
Loin d’être des seulement des mouvements pour la « démocratie », contre le « système » ou pour la « liberté », ces mouvements populaires massifs reflètent, selon nous, un mouvement sans précédent de prolétarisation du monde produite par cette « mondialisation ». Cette dernière se déploie en effet sous la logique de la disparition des entraves à la libre circulation des capitaux, à la destruction des obstacles à la liberté du commerce, à l’éradication des freins douaniers et des « pesanteurs » législative à la « libre concurrence ». Derrière ces formules ressassées à longueur d’antenne dans nos médias se cache tout simplement une dérégulation généralisée ayant pour moteur la baisse des coûts de main d’œuvre comme mécanisme de hausse du taux de profit. Les pays dominés de la périphérie ont été « préparés » à ce processus par les plans d’ajustement structurel qui leur ont été imposé par le FMI et la Banque mondiale durant les trois dernières décennies. Pour accéder au crédit ces périphéries ont été contraintes de liquider leurs protections douanières, de libérer les prix, de privatiser les services publics, de facilité l’investissement étranger, etc. Les conséquences sont aujourd’hui évidentes : une désindustrialisation dans les centres impérialistes du fait des délocalisations massives et une prolétarisation dans les périphéries dominées avec comme point commun une paupérisation des classes populaires.
Seule la prégnance d’une vision euro-centriste entretenue par les médias dominants a pu faire apparaître ce vaste mouvement de redistribution des forces de travail comme étant le signe de la fin de la classe ouvrière et de la lutte des classes, comme la preuve de l’entrée dans une société postindustrielle, comme l’indicateur d’une mutation profonde du capitalisme. Or non seulement la classe ouvrière ne diminue pas mais elle augmente pour peu que le regard ne se centre pas seulement sur les centres impérialistes mais s’élargit à l’ensemble de la planète. Quelques chiffres suffisent à le démontrer : En 1950 la part des ouvriers de l’industrie travaillant dans un pays de la périphérie dominée était de 34 %. Cette part est de 53 % en 1980 et de 79 % en 2010 (soit en chiffre absolu 541 millions d’ouvrier contre 145 millions dans les pays du centre). Le transfert de main d’œuvre est encore plus important si on centre l’analyse sur le travail de manufacture : « 83 % de la main d’œuvre de manufacture dans le monde vit et travaille dans les pays du Sud [1] » résume l’économiste John Smith. Et cette hausse de la part des pays de la périphérie s’est déployée sur fond d’une hausse importante de la « main d’œuvre mondiale effective » entre 1980 et 2006 selon les propres chiffres du FMI [2]. Celle-ci est passée de 1,9 milliard en 1980 à 3,1 milliards en 2006.
Dans son excellent ouvrage « Modernité, religion et démocratie. Critique de l’eurocentrisme, critique des culturalismes [3] », Samir Amin a synthétisé le lien entre le développement à un pôle de la planète et le sous-développement à un autre pôle. Cette polarisation mondiale du passé connaît aujourd’hui un nouvel âge se traduisant par une prolétarisation du monde. Dans le même temps où il accroît la classe ouvrière des pays périphériques, le capitalisme détruit les emplois agricoles de ces pays. L’ouverture des marchés et la libéralisation du commerce extérieur imposée par les plans d’ajustement structurel a ainsi fait chuter la part de l’emploi agricole dans la population active des pays périphériques de 73 % en 1960 à 48 % [4] en 2007. Hausse sans précédent du nombre de travailleurs industriels et hausse tout aussi impressionnante du nombre de chômeurs s’entassant à la périphérie des grandes agglomérations du fait de la destruction des agricultures et de l’exode rural qui en découle, sont les deux caractéristiques de la prolétarisation des pays périphériques dominés. Dans les pays du centre impérialiste la situation n’est guère meilleure. Contrairement au mythe d’une « économie de service » prenant le relais d’une « économie industrielle » la baisse des emplois industriels se traduit par un chômage structurel grandissant. Ici aussi nous sommes en présence d’une prolétarisation. D’Alger à Paris et de Khartoum à Beyrouth, des Gilets Jaunes aux Hiraks [5], c’est cette prolétarisation qui se traduit dans les colères populaires massives de l’année 2019.
Les débats sur l’immigration, les politiques répressives qui les accompagnent et les drames humains qui en découlent sont au service de cette prolétarisation du monde. Les barrières à l’immigration sont d’une rigueur sans précédent dans l’histoire du capitalisme. La « surpopulation » des pays périphériques ne pouvant pas migrer vers les pays du centre s’accumule dans des bidonvilles géants [6] qui ne sont pas sans rappeler les descriptions des logements que faisait Engels en 1845 pour la classe ouvrière anglaise [7]. Les restrictions à l’émigration visent à maintenir captive cette « surpopulation » afin qu’elle reste disponible pour les emplois de la délocalisation massive. Les fermetures armées des frontières ne reflètent aucune crainte d’un « grand remplacement » mais traduisent un calcul économique froid transformant la méditerranée et la frontière mexicaine en cercueils géants. Le comble du cynisme est atteint avec le discours sur « l’immigration choisie » qui n’est rien d’autre que le choix de vider les pays périphériques de leurs travailleurs qualifiés sans supporter les coûts de formation de cette force de travail complexe. Ici aussi les chiffres sont parlants comme en témoigne une étude de 2013 portant sur la « fuite des médecins africains » vers les Etats-Unis : « La fuite des médecins de l’Afrique subsaharienne vers les Etats-Unis a démarré pour de bon au milieu des années 1980 et s’est accéléré dans les années 1990 au cours des années d’application des programmes d’ajustement structurel imposé par […] le Fond Monétaire International FMI) et la Banque mondiale [8]. » Les médecins algériens ou moyen-orientaux dans les hôpitaux français témoignent du même processus en Europe.
« Fuite des cerveaux », hausse de la paupérisation au centre et encore plus à la périphérie, politiques migratoires restrictives et multiplications des assassinats institutionnels de masse en méditerranée et à la frontière mexicaine sont des facettes indissociables de ladite mondialisation. C’est ce que rappelait Fidel Castro à Durban en 1998 :
« La libre circulation du capital et des matières premières que l’on nous annonce doit également s’appliquer à ce qui doit impérativement continuer de dominer tout le reste : les êtres humains. Finis, ces murs maculés de sang comme celui que l’on est en train de construire le long de la frontière américano-mexicaine, où des centaines de personnes perdent la vie chaque année. Il faut mettre un terme à la persécution des migrants ! C’est la xénophobie qui doit cesser, pas la solidarité ! [9] »
La prolétarisation de la périphérie dominée ne lui a apporté aucune amélioration. La baisse du pouvoir d’achat des travailleurs des centres impérialistes ne s’est pas traduite par une hausse de celui des travailleurs de la périphérie mais par une hausse des profits. Elle signifie le passage d’une exploitation de la force de travail à une surexploitation ou encore le passage de la domination d’une forme de plus-value
Plus-value
La plus-value est la différence entre la valeur nouvellement produite par la force de travail et la valeur propre de cette force de travail, c’est-à-dire la différence entre la valeur nouvellement produite par le travailleur ou la travailleuse et les coûts de reproduction de la force de travail.
La plus-value, c’est-à-dire la somme totale des revenus de la classe possédante (profits + intérêts + rente foncière) est donc une déduction (un résidu) du produit social, une fois assurée la reproduction de la force de travail, une fois couverts ses frais d’entretien. Elle n’est donc rien d’autre que la forme monétaire du surproduit social, qui constitue la part des classes possédantes dans la répartition du produit social de toute société de classe : les revenus des maîtres d’esclaves dans une société esclavagiste ; la rente foncière féodale dans une société féodale ; le tribut dans le mode de production tributaire, etc.
Le salarié et la salariée, le prolétaire et la prolétaire, ne vendent pas « du travail », mais leur force de travail, leur capacité de production. C’est cette force de travail que la société bourgeoise transforme en marchandise. Elle a donc sa valeur propre, donnée objective comme la valeur de toute autre marchandise : ses propres coûts de production, ses propres frais de reproduction. Comme toute marchandise, elle a une utilité (valeur d’usage) pour son acheteur, utilité qui est la pré-condition de sa vente, mais qui ne détermine point le prix (la valeur) de la marchandise vendue.
Or l’utilité, la valeur d’usage, de la force de travail pour son acheteur, le capitaliste, c’est justement celle de produire de la valeur, puisque, par définition, tout travail en société marchande ajoute de la valeur à la valeur des machines et des matières premières auxquelles il s’applique. Tout salarié produit donc de la « valeur ajoutée ». Mais comme le capitaliste paye un salaire à l’ouvrier et à l’ouvrière - le salaire qui représente le coût de reproduction de la force de travail -, il n’achètera cette force de travail que si « la valeur ajoutée » par l’ouvrier ou l’ouvrière dépasse la valeur de la force de travail elle-même. Cette fraction de la valeur nouvellement produite par le salarié, Marx l’appelle plus-value.
La découverte de la plus-value comme catégorie fondamentale de la société bourgeoise et de son mode de production, ainsi que l’explication de sa nature (résultat du surtravail, du travail non compensé, non rémunéré, fourni par le salarié) et de ses origines (obligation économique pour le ou la prolétaire de vendre sa force de travail comme marchandise au capitaliste) représente l’apport principal de Marx à la science économique et aux sciences sociales en général. Mais elle constitue elle-même l’application de la théorie perfectionnée de la valeur-travail d’Adam Smith et de David Ricardo au cas spécifique d’une marchandise particulière, la force de travail (Mandel, 1986, p. 14).
à une autre. Revenons sur ces concepts de Marx qui restent incontournables pour comprendre le monde barbare contemporain.
Marx, rappelons-le, considère que la force de travail est sous le capitalisme une marchandise qui comme toutes les autres a une valeur correspondant à la quantité de travail nécessaire à la production des biens permettant sa production et sa reproduction (nourriture, logement, vêtement, formation, etc.). Cette valeur a une expression monétaire qui est le salaire réel. Par ce salaire, le capitaliste achète le droit d’utiliser cette force de travail pour une certaine durée. Cette durée permet à la fois de produire l’équivalent du salaire de l’ouvrier et une survaleur (la plus-value) qui se transformera en profit au moment de la vente des marchandises produites. Chaque journée de travail se divise en conséquence en deux durées : le travail nécessaire (correspondant au salaire) et le surtravail (correspondant à la plus-value). L’intérêt du capitalisme est donc de maximiser le surtravail ou de minimiser le travail nécessaire. L’exploitation pour notre auteur désigne ce surtravail ou cette plus-value. Même quand le salaire est payé à son prix, il y a donc exploitation. Le second apport de Marx est d’avoir formalisé les moyens par lequel le capitaliste tente de maximiser le surtravail ou la plus-value. Il en étudie en particulier deux qu’il appelle « plus-value absolue » et « plus-value relative » La première est maximisée par l’allongement de la journée de travail et la seconde en augmentant la productivité des travailleurs.
Si Marx n’étudie longuement que ces deux formes, cela ne signifie pas qu’il n’y en a pas d’autres. Il s’en explique à de nombreuses reprises en précisant qu’il pose une hypothèse : celle que la force de travail est payée à sa valeur. Autrement dit son objectif est d’analyser la logique du système capitaliste (indépendamment des formes concrètes qu’il prend dans tel ou tel pays ou à telle ou telle époque) et non le capitalisme réellement existant. Ce dernier n’hésite pas, à chaque fois que le rapport de force le lui permet, à faire baisser le salaire en dessous de la valeur de la force de travail c’est-à-dire en dessous du minimum nécessaire pour vivre dignement. « La grandeur du surtravail, souligne Marx, [ne pourrait s’allonger] que par la réduction du salaire du travailleur au-dessous de la valeur de sa force de travail. […] Or, quoique cette pratique joue un rôle des plus importants dans le mouvement réel du salaire, elle n’a aucune place ici où l’on suppose que toutes les marchandises, et par conséquent aussi la force de travail, sont achetées et vendues à leur juste valeur [10] ». Tout le chapitre 8 du volume premier du capital est consacré à des exemples concrets de situations où la force de travail est rémunérée en dessous de sa valeur avec en conséquence « l’épuisement et la mort précoce de cette force [11] ». Dans ces situations nous ne sommes plus en présence simplement d’une exploitation mais face à une surexploitation.
Parmi les exemples donnés par Marx, deux revêtent une actualité importante dans le contexte de mondialisation capitaliste actuel. Le premier est celui des forces de travail immigrées fortement touchées par la surexploitation et le second est celui des situations esclavagistes, coloniales et semi-coloniales dans lesquelles la surexploitation est la règle. Le premier exemple conduira Marx à insister sur l’importance pour les syndicats de « s’occuper avec le plus grand soin des intérêts des métiers les plus mal payés » afin de contrer la désunion des ouvriers « engendrée et perpétuée par la concurrence inévitable qu’ils se font les uns aux autres [12] ». Le second le mènera à une dénonciation de plus en plus virulente de l’esclavagisme et du colonialisme, ceux-ci constituant en quelque sorte l’idéal-type du capitalisme en matière de fixation du prix de la force de travail : « Quant aux capitaux investis dans les colonies, etc., ils sont d’autre part en mesure de rendre des taux de profit plus élevés parce qu’en raison du moindre développement le taux de profit y est d’une façon générale plus élevé et plus élevé aussi, grâce à l’emploi d’esclaves, de coolies, etc. [13]. » rappelle Marx. Ces deux exemples soulignent l’inanité d’une lutte anticapitaliste qui exclurait de son programme la lutte contre les discriminations racistes qui touchent les travailleurs immigrés avec ou sans papier d’une part et l’internationalisme d’autre part.
En insistant dans son analyse de l’impérialisme sur son caractère parasitaire, Lénine reprend cette analyse de Marx pour un capitalisme devenu monopoliste. L’exportation des capitaux à la recherche d’un taux de profit maximum, explique l’auteur, conduit à l’émergence d’un comportement « rentier » et parasitaire des propriétaires du capital :
« Le monopole de la possession de colonies particulièrement vastes, riches ou avantageusement situées, agit dans le même sens. Poursuivons. L’impérialisme est une immense accumulation de capital-argent dans un petit nombre de pays, accumulation qui atteint, comme on l’a vu, 100 à 150 milliards de francs en titres. D’où le développement extraordinaire de la classe ou, plus exactement, de la couche des rentiers, c’est-à-dire des gens qui vivent de la « tonte des coupons », qui sont tout à fait à l’écart de la participation à une entreprise quelconque et dont la profession est l’oisiveté. L’exportation des capitaux, une des bases économiques essentielles de l’impérialisme, accroît encore l’isolement complet de la couche des rentiers par rapport à la production, et donne un cachet de parasitisme à l’ensemble du pays vivant de l’exploitation du travail de quelques pays et colonies d’outre-mer [14]. »
Les délocalisations à répétition en fonction des variations du coût du travail, les fermetures d’entreprises rentables mais ayant un taux de profit jugé non maximum, les pressions des plans d’ajustement structurel (pour alléger le cout du travail, diminuer la place de l’Etat et faire disparaître les obstacles à la circulation des capitaux), etc., qui caractérisent notre contemporanéité, sont une illustration de ce parasitisme désormais généralisé. Ces caractéristiques de la mondialisation capitaliste sont le signe d’un capitalisme centré non plus sur une simple exploitation mais sur une tendance à une surexploitation généralisée. Pour être généralisée cette surexploitation n’en est pas moins inégale entre le centre impérialiste et les périphéries dominées. Dans son analyse du parasitisme de l’impérialisme, Lénine soulignait déjà que les surprofits tirés des colonies donnaient à la classe dominante une marge de manœuvre importante pour acheter la paix sociale par la redistribution de miettes quand le rapport des forces l’impose. C’est ce que rappelle Fidel Castro dans les termes suivants : « Dans un pays du Tiers-monde, l’exploitation a de bien plus terrible connotation que dans un pays capitaliste développé, parce que c’est précisément par peur de la révolution, par peur du socialisme que le capitalisme développé en est arrivé à des schémas de distribution qui, à un certain degré, se débarrassent des grandes famines qui étaient courantes dans les pays européens du temps d’Engels, du temps de Marx [15]. »
Des trois formes de plus-values qu’aborde Marx, seuls deux sont désignées par un nom, à savoir la plus-value absolue pour celle obtenue par allongement de la durée du travail et plus-value relative pour celle issue d’une hausse de la productivité. La troisième est mentionnée à plusieurs reprises mais ne fait pas partie de l’analyse pour la raison évoquée plus haut d’une part. Nous l’appellerons plus-value de surexploitation obtenue par paiement de la force de travail en dessous de sa valeur. La mondialisation capitaliste actuelle tend à la généraliser pour un nombre grandissant de travailleurs dans les pays du centre impérialiste et encore plus intensément pour les travailleurs des périphéries dominées. A la domination de la plus-value absolue des débuts du capitalisme et à celle de la plus-value relative du capitalisme de maturité succède ainsi la plus-value de surexploitation du « capitalisme sénile » pour reprendre l’expression de Samir Amin [16]. Le capitalisme semble ainsi achever un cycle et revenir au début de son émergence c’est-à-dire à la période où se réunissaient les conditions de son installation par la destruction barbare des civilisations indigènes des Amériques et l’esclavage, par le travail des enfants et la surexploitation des premiers prolétaires issus de la paysannerie dépossédée. Il semble retrouver une « forme pure », celle d’avant que l’organisation des travailleurs n’impose le passage de la surexploitation à l’exploitation c’est-à-dire n’impose le paiement de la force de travail à sa valeur.
Le capitalisme mondialisé centré sur la plus-value de surexploitation fonctionne sur la base de chaînes de valeur mondiales. Un même produit final peut ainsi être le résultat de l’assemblement d’éléments provenant de plusieurs sites géographiques répartis sur plusieurs continents. Ce qui distingue les productions de la périphérie dominé et du centre impérialiste n’est pas une différence de productivité mais une différence de salaire. A productivité tendanciellement équivalente, la même force de travail sera payée différemment selon qu’elle est employée au centre ou à la périphérie. Les thèses expliquant les écarts salariaux comme résultat du différentiel de productivité sont tout simplement euro-centrique ou occidentalo-centrique c’est-à-dire qu’elles occultent la dimension mondiale des chaînes de valeur des principales industries ou encore qu’elles font disparaître ce qui caractérise essentiellement le capitalisme mondialisé : « le moteur fondamental qui délimite les contours de la mondialisation de la production [est] l’arbitrage mondial du travail [17] » résume l’économiste John Smith.
C’est à ce niveau qu’intervient la question des frontières et de la politique des frontières. Deux vecteurs existent en effet pour accéder à cette main-d’œuvre sous-payée : faire migrer la production vers la périphérie dominée ou faire migrer la main d’œuvre vers les pays du centre. « Les économies avancées peuvent accéder à la réserve mondiale de main d’œuvre grâce aux importations et à l’immigration [18] » résume le Fond Monétaire International. Avant la fameuse « mondialisation » (c’est-à-dire avant la nouvelle phase de la mondialisation qu’inaugure la disparition du monde bipolaire et de ses rapports de forces) c’est l’immigration qui était le vecteur principal et l’externalisation qui était le vecteur secondaire. Depuis c’est l’inverse. C’est en prenant en compte cette inversion que l’on peut saisir la logique de la politique des frontières :
La signification de la nouvelle phase de mondialisation capitaliste enclenchée par la mutation des rapports de forces découlant de la fin du monde bipolaire fait revenir le capitalisme à sa forme « pure » c’est-à-dire celle d’avant les conquis sociaux liés aux luttes sociales et aux luttes de libération (abolition de l’esclavage, lutte de libération nationale, droits sociaux des politiques nationalistes des pays de la périphérique dominée des deux premières décennies des indépendances) qui ont imposées tendanciellement une vente de la force de travail à sa valeur. La mondialisation capitaliste actuelle exprime la domination de la plus-value de surexploitation par le biais d’un arbitrage mondial du travail ou du salaire rendu possible par une politique de la frontière idoine. Le reste n’est qu’une conséquence logique : paupérisation massive au centre comme à la périphérie mais de manière inégale, transformation de la méditerranée et du Mexique en cimetière de masse, création d’une masse de nouveaux « errants » sous la forme des figures du « sans-papier » ou du « réfugié ». C’est ce mouvement d’ensemble qui constitue la base des révoltes massives de l’année 2019. Pour qu’une telle régression soit possible, il fallait l’accompagner d’une offensive idéologique de grande ampleur. Ce fut la fonction de l’idéologie postmoderne que nous aborderons dans notre prochain papier.
Source : Blog de Saïd Bouamama
[1] John Smith, L’impérialisme au XXIe siècle, Éditions critiques, Paris, 2019, p. 144.
[2] Fond Monétaire International, World Economic Outlook, avril 2007, p. 162.
[3] Samir Amin, Modernité, religion et démocratie. Critique de l’eurocentrisme, critique des culturalismes, Parangon, Paris, 2008.
[4] Bureau Internationale du Travail, Indicateurs Clés du Marché du Travail, Genève, 2007, chapitre 4.
[5] Le terme « Hirak » signifiant littéralement « mouvement » et l’auto-nomination que se sont donnés les mouvements populaires massifs dans plusieurs pays ayant comme une de leur langue l’arabe.
[6] Mike Davis, Le pire des mondes possibles. De l’explosion urbaine au bidonville global, La Découverte, Paris, 2007.
[7] Friedrich Engels (1845), La situation de la classe laborieuse en Angleterre. D’après les observations de l’auteur et des sources authentiques, Éditions sociales, Paris, 1960,
[8] Akhenaten Benjamin, Caglar Ozden, et Sten Vermund, Physician Emigration from Sub-Saharan Africa to the United States, PLOS Medicine, volume 10, n° 12, 2013, p. 16.
[9] Fidel Castro, discours au douzième sommet du mouvement des non-alignés du 2 septembre 1998, http://www.fidelcastro.cu/es/discursos/discurso-pronunciado-en-la-primera-sesion-de-trabajo-de-la-xii-cumbre-del-movimiento-de, consulté le 1er janvier 2020 à 13 h 15.
[10] Karl Marx, Le Capital, livre 1, éditions du Progrès/éditions sociale, Paris, 1976, p. 306.
[11] Karl Marx, Le Capital, volume 1, op.cit., p. 258.
[12] Karl Marx et Friedrich Engels, Instructions pour les délégués du Conseil central provisoire de l’AIT sur les différentes questions à débattre au Congrès de Genève (3-8 septembre 1866), in Jacques Freymond, La Première Internationale : Recueil de documents, Volume 1, Droz, Paris, 1962, p. 34.
[13] Karl Marx, Le Capital, livre 3, éditions du Progrès/éditions sociale, Paris, 1976, p. 253.
[14] Lénine, L’impérialisme. Stade suprême du capitalisme, Editions sociales, Paris, 1945, p. 89.
[15] Fidel Castro, discours de clôture de la IVe Rencontre Latino-américaine et des Caraïbes du 28 janvier 1994, http://www.fidelcastro.cu/fr/citas/28-janvier-1994-0, consulté le 3 janvier 2020 à 9 h 00.
[16] Samir Amin, Au-delà du capitalisme sénile, PUF/Actuel Marx, Paris, 2002.
[17] Mike Davis, Le pire des mondes possibles. De l’explosion urbaine au bidonville global, op. cit., p. 264.
[18] FMI, Perspectives de l’économie mondiale 2007, Washington, p. 180.
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