La crise a servi de révélateur : l’Europe à la sauce néolibérale était un machin mal conçu, qui s’est déglingué au fil des ans, et semble incapable de résister au stress test de la crise [1]. A terme, il n’y a que deux issues : soit chacun reprend ses billes, soit on refonde l’édifice de fond en comble. Mais les bricolages s’ajoutent aux bricolages. Le sort de la Grèce sert de baromètre à cette trajectoire hésitante : tout le monde sait qu’elle ne pourra pas payer se dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
, mais chacun fait comme si elle pouvait, à coup de plans de sauvetage et de rallonges sous-dimensionnées, réussir cette impossible prouesse : casser son économie pour payer la dette.
L’autre versant du problème, c’est évidemment l’exposition des banques européennes à un risque de défaut de la Grèce, alors même qu’elles avaient poussé ce pays à l’endettement [2] Si le Portugal, l’Irlande et la Grèce faisaient défaut, la perte serait de 100 milliards d’euros, mais si l’Espagne et l’Italie suivaient (pour les deux tiers de leur dette), on en arriverait à 800 milliards [3], soit plus que ce dont dispose le Fonds européen de stabilité financière (250 milliards aujourd’hui plus 440 à terme). Que le prochain président de la BCE
BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
, Mario Draghi, soit l’ancien dirigeant de la branche européenne de Goldman Sachs, qui avait aidé la Grèce à truquer ses comptes, voilà aussi qui en dit long sur la comédie à laquelle nous assistons.
Quand la crise a éclaté, les Etats sont venus à la rescousse des banques. Mais ils n’ont assorti cette aide d’aucune remise à plat du fonctionnement de la finance. Pour ne prendre qu’un exemple, les « CDS
CDS
Credit Default Swap
Le CDS est un produit financier dérivé qui n’est soumis à aucun contrôle public. Il a été créé par la banque JPMorgan dans la première moitié des années 1990 en pleine période de déréglementation. Le Credit Default Swap signifie littéralement “permutation de l’impayé”. Normalement, il devrait permettre au détenteur d’une créance de se faire indemniser par le vendeur du CDS au cas où l’émetteur d’une obligation (l’emprunteur) fait défaut, que ce soit un pouvoir public ou une entreprise privée. Le conditionnel est de rigueur pour deux raisons principales. Premièrement, l’acheteur peut utiliser un CDS pour se protéger d’un risque de non remboursement d’une obligation qu’il n’a pas. Cela revient à prendre une assurance contre le risque d’incendie de la maison d’un voisin en espérant que celle-ci parte en flammes afin de pouvoir toucher la prime. Deuxièmement, les vendeurs de CDS n’ont pas réuni préalablement des moyens financiers suffisants pour indemniser les sociétés affectées par le non remboursement de dettes. En cas de faillite en chaîne d’entreprises privées ayant émis des obligations ou du non remboursement de la part d’un Etat débiteur important, il est très probable que les vendeurs de CDS seront dans l’incapacité de procéder aux indemnisations qu’ils ont promises. Le désastre de la compagnie nord-américaine d’assurance AIG en août 2008, la plus grosse société d’assurance internationale (nationalisée par le président George W. Bush afin d’éviter qu’elle ne s’effondre) et la faillite de Lehman Brothers en septembre 2008 sont directement liés au marché des CDS. AIG et Lehman s’étaient fortement développées dans ce secteur.
Le CDS donne l’illusion à la banque qui en achète qu’elle est protégée contre des risques ce qui l’encourage à réaliser des actions de plus en plus aventureuses. De plus, le CDS est un outil de spéculation. Par exemple en 2010-2011, des banques et d’autres sociétés financières ont acheté des CDS pour se protéger du risque d’une suspension de paiement de la dette qui aurait pu être décrétée par la Grèce. Elles souhaitaient que la Grèce fasse effectivement défaut afin d’être indemnisées. Qu’elles soient ou non en possession de titres grecs, les banques et les sociétés financières détentrices de CDS sur la dette grecque avaient intérêt à ce que la crise s’aggrave. Des banques allemandes et françaises (les banques de ces pays étaient les principales détentrices de titres grecs en 2010-2011) revendaient des titres grecs (ce qui alimentait un climat de méfiance à l’égard de la Grèce) tout en achetant des CDS en espérant pouvoir être indemnisées au cas de défaut grec.1
Le 1er novembre 2012, les autorités de l’Union européenne ont fini par interdire la vente ou l’achat de CDS concernant des dettes des États de l’UE qui ne sont pas en possession du candidat acheteur du CDS.2 Mais cette interdiction ne concerne qu’une fraction minime du marché des CDS (le segment des CDS sur les dettes souveraines*) : environ 5 à 7 %. Il faut également noter que cette mesure limitée mais importante (c’est d’ailleurs à peu près la seule mesure sérieuse qui soit entrée en vigueur depuis l’éclatement de la crise) a entraîné une réduction très importante du volume des ventes des CDS concernés, preuve que ce marché est tout à fait spéculatif.
Enfin, rappelons que le marché des CDS est dominé par une quinzaine de grandes banques internationales. Les hedge funds et les autres acteurs des marchés financiers n’y jouent qu’un rôle marginal. D’ailleurs la Commission européenne a menacé en juillet 2013 de poursuivre 13 grandes banques internationales pour collusion afin de maintenir leur domination sur le marché de gré à gré* (OTC) des CDS.3
à nu » n’ont pas été proscrits, et ils permettent aujourd’hui de spéculer sur les dettes publiques sans même avoir besoin d’en détenir. La facture de la crise est passée du privé au public, et les Etats cherchent désormais à la répercuter sur les contribuables, avec le sens de l’équité que chacun peut observer. Les dettes n’ont donc pas été soldées, elles ont juste été déplacées : c’est ce qui explique la persistance de la crise. Les choses sont d’autant plus embrouillées que les budgets des Etats et les bilans bancaires sont inextricablement imbriqués, avec une absence totale de transparence. Il n’est même pas sûr que les banques sachent exactement où en elles en sont. Une chose est sûre en revanche, c’est que les stress tests censés apprécier la résistance des banques sont, au choix, « comiques » ou « pathétiques », pour reprendre les termes de Jacques Attali [4]. Tout ceci explique la sortie de Christine Lagarde sur la nécessité « urgente » de recapitaliser un certain nombre de banques européennes. Mais les banques ne veulent pas en entendre parler et préfèrent geindre sur les exigences trop contraignantes (pour leurs profits) des normes « Bâle III ».
Le seul moyen rationnel de dénouer l’écheveau des dettes serait de nationaliser les banques européennes pour tout remettre à plat, une bonne fois pour toutes, et pour organiser l’inévitable défaut des pays les plus exposés.
Les distributions de dividendes seraient interdites, et un audit citoyen permettrait de cibler les dettes illégitimes.
Cette nationalisation pourrait être définitive (version radicale) ou temporaire (version modérée) comme en Suède dans les années 1990. Délire gauchiste ? Non, simple analyse objective. Il est frappant que deux économistes, auteurs d’un livre [5] défendant les mérites du marché contre un « fantasme français » fassent le même constat : « Les recapitalisations doivent donner lieu à des prises de participation de l’Etat et dans certains cas à des nationalisations temporaires » [6].
Que des libéraux constatent que la logique des banques « va contre l’intérêt général » et en appellent à la « coercition » devrait faire réfléchir. De ce point de vue, la pusillanimité des socialistes est redoutable. Quand ils ne se couchent pas devant les marchés financiers
Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
, comme Papandréou ou Zapatero, ils rivalisent dans la rigueur. Hollande : « il faut rééquilibrer nos comptes publics dès 2013 (...) Je ne le dis pas pour céder à je ne sais quelle pression des marchés ou des agences de notation
Agences de notation
Les agences de notation (Standard and Poor’s, Moody’s et Fitch en tête) sont des agences privées qui évaluent la solvabilité et la crédibilité d’un émetteur d’obligations (État, entreprise). Jusqu’aux années 1970 elle étaient payées par les acheteurs potentiels d’obligations, depuis la libéralisation financière la situation s’est inversée : ce sont les émetteurs d’obligations qui rémunèrent les agences pour qu’elles les évaluent... Reconnaissons leur qualité de travail : c’est ainsi que Lehman Brothers se voyait attribuer la meilleure note juste avant de faire faillite.
». Aubry : « 3 % en 2013, puisque c’est la règle aujourd’hui ».
La finance tremble !
Michel Husson, Politis n°1168, 15 septembre 2011
[1] « Comment réussir sa crise européenne » : Claude Jacquin donne la recette sur le site Entre les lignes, entre les mots.
[2] Eric Toussaint, « Dans l’oeil du cyclone : la crise de la dette dans l’Union européenne », CADTM, 26 août 2011.
[3] « Bazooka or peashooter », The Economist, 30 juillet 2011.
[4] Jacques Attali, « Le modèle des banques françaises n’est pas durable », Challenges, 1er septembre 2011.
[5] Augustin Landier & David Thesmar, « Le grand méchant marché », Flammarion, 2007.
[6] Augustin Landier & David Thesmar, « Un fonds européen pour recapitaliser les banques », Les Echos, 7 septembre 2011
statisticien et économiste français travaillant à l’Institut de recherches économiques et sociales, membre de la Commission d’audit pour la vérité sur la dette grecque depuis 2015.
http://hussonet.free.fr/fiscali.htm
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