Nouvelle réponse à la carte blanche de Bruno Colmant et à celle de Jérome Ollier

Non, le capitalisme n’est pas naturel…

18 février 2008 par Olivier Gabriel Marchal




Réponse de Olivier Gabriel Marchal, anthropologue, parue dans le quotidien Le Soir

Dans une « Carte blanche » parue le 5 février et intitulée L’homme révolté, décrivant l’acte de militance d’un trentenaire ayant tenté d’étendre une banderole « Make Capitalism History » sur la Bourse Bourse La Bourse est l’endroit où sont émises les obligations et les actions. Une obligation est un titre d’emprunt et une action est un titre de propriété d’une entreprise. Les actions et les obligations peuvent être revendues et rachetées à souhait sur le marché secondaire de la Bourse (le marché primaire est l’endroit où les nouveaux titres sont émis pour la première fois). de Bruxelles, son auteur, Bruno Colmant, par ailleurs président de « l’Institution », décrit, non sans lyrisme et paternalisme, la révolte, son message et, selon lui, l’aporie de la démarche (comme de son contenu d’ailleurs). Mais cette démonstration passe à côté de certaines finesses.

Primo : la révolte n’est pas à l’adolescence ce que le réalisme est à l’âge adulte. Infantiliser la révolte n’est pas une méthode nouvelle. Taine et Lebon en ont fait leur fonds de commerce à la fin du XIXe siècle, avec – à vrai dire – un certain succès dans une époque qui cherchait à tout prix à justifier scientifiquement l’irrationalité des foules en révolte, contre un système qui, déjà l’époque, était au moins aussi mortifère que vivifiant.

Pourtant, ce type d’argument, fréquemment utilisé à l’encontre du révolté, discrédite le contenu de la révolte elle-même en la plaçant dans un rapport d’infériorité entre le monde de l’enfance, de l’irréalité, du rêve, et le monde adulte aux espoirs perdus et noyés dans un cynisme fataliste qui se drape souvent d’un bel habit que l’on nomme pragmatisme ou réalisme.

Deuzio : Une erreur s’est glissée dans le tableau. Et la tendre leçon, qui se devait être de sagesse, se mue immanquablement en jugement dogmatique : « Tes idées ne sont pas réalistes car le capitalisme est l’ordre naturel des sociétés humaines. »

Pourtant, s’il y a bien une qualité que l’homme manie avec industrie, c’est sa capacité à avoir des idées en plus que la nature. Cela s’appelle l’invention, la création. Dès lors on ne peut pas, au regard de toute l’histoire humaine, dire qu’une idée n’est pas réaliste parce qu’elle va à l’encontre de la nature des choses, surtout, et c’est là que le bât blesse, lorsque la définition même de ce qui est naturel varie selon le locuteur, la situation, le contexte culturel et l’époque.

Ensuite, et c’est plus fondamental – le cœur de l’erreur : dire que le capitalisme est l’ordre naturel des choses est une proposition très préoccupante parce que douteuse.

Il s’agit là d’une question d’épistémologie. Rien, non rien, ne permet aujourd’hui d’affirmer que le capitalisme soit un fait naturel. Par contre nombre d’indices accréditent l’idée qu’il est un système construit par l’homme à un moment donné de l’histoire, et qui s’est répandu par la force du commerce mais également, ne l’oublions pas, des impérialismes, des guerres et des colonisations. Le fait que le capitalisme en tant qu’économie de marché, puis maintenant en tant que modèle de société de marché, se soit propagé sur toute la planète n’autorise pas un raccourci aussi imprécis que celui qui en fait l’ordre naturel de toutes les sociétés humaines. Les écrits en sociologie, en philosophie, en anthropologie, en histoire, rendent l’affirmation de « naturel » et la prétention universaliste de « toutes sociétés humaines » conceptuellement inopérante, mais aussi et surtout scientifiquement fausse. Des sociétés ont existé, prospéré et procuré stabilité et bonheur sans faire appel naturellement à la société de marché telle qu’on la conçoit actuellement. Une confusion très répandue de nos jours vient, certes, du fait que le troc serait le plus vieux système d’échange du monde, et que de là naîtrait l’embryon de capitalisme. Pourtant le troc, l’échange, voire le marché ne sont pas la même chose que le capitalisme
d’aujourd’hui et c’est une grave erreur que de les comparer pour justifier – implicitement ou explicitement – qu’il a toujours été question de capitalisme, et ce de tout temps et en tout lieu.

Mais dire que les choses sont naturelles est tellement plus rassurant pour l’esprit humain. Cela à l’avantage rhétorique de rendre la critique complètement inopérante. Pourquoi discuter puisque c’est dans la nature – cet ordre des choses aux allures mystiques ?

Mary Douglas écrivait dans Comment pensent les institutions que tout système social doit fonder la justification de son fonctionnement, de ses hiérarchies, des règles du jeu, sur des références qui sont hors de portée de la critique sociale. Auparavant, les choses étaient indiscutables car divines, aujourd’hui – nouvelle mystique – le système ne peut plus être discuté car il est naturel.

Hélas, si douce paraît la confusion, si infime soit le jeu des mots, le danger est là, car en naturalisant le système économique, on annihile tout débat possible sur le projet éthique, moral et humaniste du capitalisme et on commet la plus grande confusion dénoncée en son temps par Pierre Bourdieu qui est de confondre les choses de la logique avec la logique des choses.