« Nous avons besoin d’un plan B pour l’Europe » - Entretien avec Éric Toussaint

12 février 2016 par Eric Toussaint , Gokhan Terzioglu , Steve Knauss , Antoine Dolcerocca


Potemkin Review a rencontré Éric Toussaint, membre fondateur et porte-parole du réseau international du Comité pour l’annulation de la dette du Tiers-monde (CADTM). Auteur de plus d’une douzaine de livres sur l’économie politique de la mondialisation néolibérale et sur le combat pour des politiques alternatives, il a également joué un rôle de conseiller sur les questions de l’annulation des dettes illégitimes et de la mise en place de commissions d’audit de la dette, dans des pays tels que l’Équateur, le Paraguay, l’Argentine, le Timor oriental. Plus récemment, il a assuré la coordination scientifique de la commission pour la vérité sur la dette publique grecque mise en place en 2015 par celle qui était alors présidente du parlement grec, Zoé Konstantopoulou. Il a pris quelques instants pour réaliser l’entretien suivant avec Potemkin Review.



Comme nous le savons, la socialisation de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
privée des banques et des autres institutions financières à travers les bailouts est le principal mécanisme transformant une crise financière en crise de la dette souveraine. Puisque le secteur financier repose sur le système de crédit et de paiement de l’ensemble de l’économie, il est en bonne position pour exercer un chantage en menaçant d’emporter tout le système dans sa propre chute si ses pertes ne sont pas supportées par l’ensemble de la société. En effet, dans la plupart des cas, les gouvernements voient trop de risques à laisser tomber ces acteurs majeurs, et finissent par y injecter de l’argent public financé par l’émission d’obligations Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
gouvernementales qui s’ajoutent aux dettes souveraines. Cela fait de la répudiation des dettes contractées de la sorte et de la nationalisation du secteur du crédit et de la finance deux priorités absolues dans le combat contre la subordination de populations entières au capital de la finance.

Nous savons que la nationalisation de ce secteur clé est possible, comme l’ont montré les précédents dans plusieurs pays capitalistes avancés, comme la France d’après-guerre. Pour autant, lorsque François Mitterrand a essayé en 1981 de renationaliser certains secteurs clés de l’économie dont la finance (non pas tant pour combattre le capital mondial que pour relancer l’économie française), cet effort s’est finalement conclu par une capitulation quelques années plus tard, avec le rétropédalage de son gouvernement. Pensez-vous que, sous la mondialisation Mondialisation (voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.

Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».

La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
néolibérale, les pays ont moins de marge de manœuvre pour poursuivre une telle voie ? Que pensez-vous de la complémentarité de mesures unilatérales telles que le contrôle des capitaux, le refus de payer la dette illégitime, et la nationalisation des banques ? Qu’en est-il de l’ordre d’implémentation de telles mesures afin de maximiser leurs chances de succès ?

Je suis entièrement convaincu que, pour toute une série de pays européens, tels que la Grèce, le Portugal, l’État espagnol, l’Irlande et Chypre, mais aussi d’autres pays, il y a des mesures fondamentales à prendre si l’on veut changer l’orientation politique et rompre avec l’austérité. Car il est très clair que dans plusieurs pays – dont le Portugal, comme l’ont montré les derniers mois, mais aussi la Grèce, et nous le verrons rapidement dans l’État espagnol comme nous le voyons déjà en Italie – la crise bancaire n’est pas résolue du tout. Dès que la situation économique internationale se détériore, le bilan des banques devient assez fragile (avec par exemple l’explosion des créances Créances Créances : Somme d’argent qu’une personne (le créancier) a le droit d’exiger d’une autre personne (le débiteur). douteuses). Nous assistons aujourd’hui à une chute très importante sur les marchés boursiers, ce qui implique une fragilisation des banques. C’est pourquoi le besoin de prendre le contrôle effectif des banques fait partie des premières mesures à prendre. Dans certains cas (en Grèce par exemple), il sera nécessaire de les mettre en faillite afin d’en reprendre le contrôle. Bien sûr, nous les remettrions rapidement sur les rails, mais les mettre en faillite en premier lieu permettrait de faire payer les coûts de la crise à ceux qui en sont responsables. Dans l’exemple grec, je suis convaincu que c’est exactement ce qu’il aurait fallu faire.

Vous avez parlé de Mitterrand, qui a fait un pas vers la nationalisation des banques avant de capituler. Quand Mitterrand discutait de cette nationalisation, d’une certaine manière il n’était pas sous pression pour résoudre une crise bancaire, alors qu’aujourd’hui n’importe quel potentiel gouvernement de gauche en Europe est dans l’obligation de prendre le contrôle des banques. S’il ne le faisait pas, les finances publiques ne seraient pas capables de supporter les coûts d’une résolution de la crise du secteur bancaire, et la Banque centrale européenne BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
(BCE) exercerait un chantage permanent sur les liquidités Liquidité
Liquidités
Capitaux dont une économie ou une entreprise peut disposer à un instant T. Un manque de liquidités peut conduire une entreprise à la liquidation et une économie à la récession.
des banques et asphyxierait le système bancaire comme elle l’a fait avec la Grèce. Pour ces raisons, je suis d’accord pour dire que la marge de manœuvre est plus étroite que celle dont disposait Mitterrand, car nous sommes désormais dans la zone euro et dans l’Union européenne. Néanmoins, il y a une obligation pratique et politique de rentrer en conflit avec les institutions européennes et la BCE. Je parle là simplement de mesures unilatérales d’autodéfense pour un pays qui doit faire face à la crise du système bancaire. J’ajouterais qu’en ce qui concerne l’audit de la dette, les mesures unilatérales à prendre sont basées sur le règlement européen du 21 mai 2013 [1] qui envisage cet audit, permettant parfaitement à un État de la zone euro de dire qu’il applique ce règlement. Je dirais que cela confère une base légale à une telle mesure prise par un gouvernement. Cependant, dans le cas de la Grèce et probablement d’autres pays sous la pression des créanciers, j’ajouterais qu’il faut décréter une suspension unilatérale du paiement de la dette pendant toute la durée de l’audit. Évidemment, cette mesure ne sera pas acceptée et débouchera sur un conflit, mais il existe en droit international des arguments qui vont dans le sens de ces actions Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
unilatérales en tant que mesures d’autodéfense. Il n’y a aucun doute que toutes ces mesures sont directement reliées à une mesure clé qui doit être prise immédiatement : celle du contrôle des capitaux. Il est clair qu’il y a là un lien immédiat avec la situation politique : pour accomplir tout ceci, il faut avoir une légitimé populaire et organiser des mobilisations, en même temps que doit s’organiser la solidarité internationale.


Éloignons-nous du cadre général pour aborder un cas plus concret, que tout le monde a à l’esprit : parlons de votre expérience en Grèce. Vous étiez le coordinateur scientifique de la Commission pour la vérité sur la dette grecque mise en place en avril 2015 par celle qui était alors présidente du parlement grec, Zoé Konstantopoulou. La commission a publié son rapport préliminaire le 17 juin 2015, peu avant l’expiration prévue le 30 juin de l’extension de quatre mois du programme d’assistance financière, que Syriza avait obtenue dans un accord signé avec la Troïka le 20 février 2015. Dans un moment politiquement si important, la commission a cherché à montrer que, contrairement aux croyances répandues, l’augmentation de la dette n’était pas due à des dépenses publiques excessives de la part de l’État providence grec, mais à d’autres facteurs tels que la recapitalisation par l’État de banques privées, le paiement de taux d’intérêt Taux d'intérêt Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
extrêmement élevés aux créanciers, les fortes dépenses dans le domaine de la défense, etc. Le rapport a révélé clairement que l’objectif des accords de prêt à la Grèce était de sauver les banques privées grecques et européennes, et que la majorité des fonds ainsi empruntés étaient directement transférés aux institutions financières. La commission a également exposé les preuves de l’existence de dettes illégales, illégitimes et odieuses contractées auprès de chaque créancier (FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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, BCE, FESF, prêts bilatéraux, créanciers privés), et a présenté les arguments juridiques qui pourraient permettre à la Grèce de répudier ces dettes unilatéralement. Cependant, malgré les conclusions du rapport, le gouvernement Tsipras a choisi début juillet de ne pas mettre en œuvre de telles mesures et, comme on le sait bien, il a capitulé face aux institutions européennes. Avec le recul, quel plan d’action aurait pu être adopté, au moment de la publication du rapport ou même avant, afin d’essayer d’empêcher cette capitulation ?

Tout d’abord, dès le 20 février 2015, je pense que le gouvernement Tsipras et son ministre des finances Varoufakis auraient dû prendre les mesures que j’ai mentionnées précédemment. C’est-à-dire qu’ils auraient dû dire dès le départ : « Nous allons réaliser un audit de la dette, en appliquant ce faisant l’article 7 du règlement 472 en tant que mesure de défense face à vous créanciers, qui n’avez pas envisagé une seule piste sérieuse de négociation durant nos trois premières semaines au gouvernement. Nous suspendons le paiement de la dette pour la durée de l’audit.  » Ce n’est pas ce qui a été fait, et c’est pour cela que je pense que l’accord du 20 février constituait déjà un recul de la part du gouvernement Syriza-Anel [2].

Ce qui est important ici, et qui n’a pas du tout été remarqué, c’est que le 20 février, seul Varoufakis a signé l’accord pour le gouvernement Syriza-Anel, sans que celui-ci ne soit soumis au vote du parlement grec. Or, la présidente du parlement, Zoé Konstantopoulou, avait annoncé à Tsipras qu’elle n’accepterait jamais un tel accord et qu’une forte opposition à celui-ci s’exprimerait au sein du parlement en particluier au sein du groupe parlementaire de Syriza. Jusqu’à la nuit du 15 au 16 juillet 2015, le parlement grec n’a approuvé aucun accord avec l’eurogroupe ou d’autres représentants des créanciers.

Ainsi, je pense que le 20 février, le gouvernement aurait dû adopter un plan B, qui aurait consisté en la mise en place d’un contrôle des capitaux, un audit de la dette accompagné d’une suspension de paiement, le changement du statut des parts détenues par l’État grec dans les banques grecques. Puisqu’il en est le principal actionnaire, l’État aurait dû transformer ses actions préférentielles en actions ordinaires afin d’exercer un contrôle direct sur les banques et d’organiser leur mise en faillite tout en protégeant les dépôts. Je pense également qu’il y avait besoin de lancer rapidement une monnaie parallèle, non convertible, qui n’aurait pu être utilisée que pour une série d’opérations internes mais aurait pu faciliter, par exemple, l’augmentation des salaires et des retraites, le paiement des impôts et de toute une série de factures (eau, électricité, transports publics, etc.). On aurait également pu essayer d’utiliser cette monnaie parallèle dans les échanges au niveau de l’économie locale, comme moyen de stimuler l’activité économique et la consommation. Cette monnaie parallèle officielle aurait été complémentaire à l’euro officiel.


À votre avis, pourquoi Tsipras et ses proches collaborateurs semblent n’avoir jamais sérieusement songé à mettre en œuvre un plan B comprenant de telles mesures ? Par exemple, est-ce que la répudiation unilatérale de dette ou la nationalisation des banques ont fait partie des options envisagées par le gouvernement Syriza, ou par une partie de la coalition ? Selon vous, quelle était l’importance de la question de la sortie de la zone euro en ce qui concerne la faisabilité d’un tel programme alternatif ?

Je pense que des actions unilatérales ont été défendues par Lafazanis, qui était ministre de la restructuration de la production, de l’environnement et de l’énergie, et par les ministres membres de la Plate-forme de gauche au sein de Syriza, c’est-à-dire plusieurs ministres et ministres délégués, tels que Panagiotis Lafazanis, Kostas Isychos (vice-ministre de la défense), Nadia Valavani (vice-ministre des finances), Dimitris Stratoulis (vice-ministre chargé des retraites), Nikolaos Chountis (vice-ministre chargé des relations avec les institutions européennes). Ainsi plusieurs ministres et ministres délégués étaient favorables à de telles actions unilatérales. Je pense qu’à un moment, ils auraient dû commencer à communiquer leurs positions et à dire qu’il fallait un plan B. Mais malheureusement, ils n’ont jamais réussi à suffisamment rendre publiques leurs propositions car ils étaient soumis à la discipline gouvernementale. Mais il est très clair qu’au sein du gouvernement, Lafazanis a refusé de collaborer avec Varoufakis quand celui-ci lui a fait part des exigences de l’Eurogroupe.

C’est pourquoi l’on peut dire qu’à partir du 20 février, le gouvernement Tsipras est devenu un « gouvernement en dispute », comme on dit en espagnol. C’est-à-dire qu’il y avait une contradiction au sein du gouvernement entre ceux qui étaient encore partisans du plan A (basé sur l’idée que l’on peut convaincre les créanciers et les institutions européennes de respecter le choix démocratique du peuple) et la gauche qui était favorable à un plan B. Même si le plan B que j’ai mentionné ne fut pas appliqué à la suite du 20 février, je crois qu’il aurait pu être appliqué en juillet pour éviter la capitulation [3].

Je voudrais souligner que les mesures que j’ai développées comme permettant l’application d’un plan B n’impliquaient pas la sortie de la zone euro en tant qu’étape immédiate, car Syriza avait mené sa campagne électorale en affichant l’objectif de rester dans la zone euro, et ne disposait pas du mandat pour en sortir. Bien sûr, Syriza aurait pu opérer un choix différent en 2012 et 2013 et aborder la question de la sortie afin d’y préparer la population. Mais puisque le parti ne l’a pas fait, il ne pouvait pas inclure la sortie de la zone euro dans le plan B. Cependant, je pense que les mesures dont j’ai parlé auraient pu être comprises et soutenues par la population grecque, et que l’on aurait pu mener une campagne internationale de soutien à la Grèce. Et cela aurait conduit les autorités européennes à pousser la Grèce hors de la zone euro. L’exclusion n’était pas permise légalement, mais en asphyxiant le système bancaire et en appliquant leurs autres moyens de pression, les autorités européennes auraient poussé le pays hors de la zone euro. Cela aurait permis à Tsipras de dire : « Ce n’est pas nous qui voulons sortir, mais puisqu’ils nous poussent dehors, nous sortons.  »


À la suite des résultats électoraux de Podemos le 20 décembre, une grande partie de la discussion s’est déplacée de la Grèce vers l’Etat espagnol. Voyez-vous les forces au sein de Podemos se regrouper autour des mêmes clivages internes, et tirer les leçons des échecs de l’expérience Syriza ?

Bien sûr, je pense que ce débat existe tout à fait au sein de Podemos, et il est nécessaire de mettre en lumière les leçons qui devraient être tirées de l’expérience grecque. À mon avis, il est nécessaire d’avoir un plan A et un plan B. Comme je l’ai mentionné, le plan A repose sur l’idée de convaincre les créanciers et les institutions européennes. Mais face à l’impossibilité d’obtenir des concessions raisonnables de la part des institutions européennes, il faut passer à un plan B, qui devrait être rendu public selon moi. Je pense qu’un parti tel que Podemos devrait dire au public : « Voici les propositions raisonnables que nous faisons dans la cadre de notre plan A, mais si les institutions européennes et la BCE nient le droit de l’État espagnol et de sa population à exercer un minimum de souveraineté, voici notre plan B.  » C’est un élément crucial. Et selon moi, dans un plan B, il y a un autre aspect qui est très important sur le plan économique : il faut affirmer qu’en tant que mouvement de gauche, il est impossible de maintenir un budget à l’équilibre ou de produire un excédent budgétaire primaire. Je pense que tant Podemos que le Bloc de gauche au Portugal ou Jeremy Corbyn au Royaume-Uni doivent affirmer cela. Car, s’il est absolument vrai que la réactivation de l’économie et les réformes de l’impôt créeront des revenus supplémentaires, cela prendra deux ou trois ans. C’est pourquoi il faut affirmer : « Nous ne respecterons pas la discipline européenne. » Les différents partis de gauche devraient mener leurs campagnes électorales en déclarant publiquement que cette discipline est une illusion et qu’il est inacceptable de nous imposer un équilibre budgétaire.


Sortons du contexte européen actuel. En 2001, l’Argentine a fait défaut sur sa dette et doit encore se confronter à des fonds vautours Fonds vautour
Fonds vautours
Fonds d’investissement qui achètent sur le marché secondaire (la brocante de la dette) des titres de dette de pays qui connaissent des difficultés financières. Ils les obtiennent à un montant très inférieur à leur valeur nominale, en les achetant à d’autres investisseurs qui préfèrent s’en débarrasser à moindre coût, quitte à essuyer une perte, de peur que le pays en question se place en défaut de paiement. Les fonds vautours réclament ensuite le paiement intégral de la dette qu’ils viennent d’acquérir, allant jusqu’à attaquer le pays débiteur devant des tribunaux qui privilégient les intérêts des investisseurs, typiquement les tribunaux américains et britanniques.
qui, soutenus par le système juridique états-unien, cherchent à se faire rembourser 100% de la valeur nominale de leurs obligations. Après le défaut de paiement, deux de ces fonds, NML Capital et Aurelius Capital Management, ont refusé deux propositions de restructuration, en 2005 puis en 2010, proposant un remboursement de leurs titres à un prix rabaissé de 70% (30 centimes au lieu d’un dollar), ce que 93% des créanciers avaient accepté. En octobre 2014, l’Argentine a rejoint le groupe des pays ayant passé une législation afin de mettre en œuvre une commission d’audit de la dette, concernant notamment la dette contractée depuis l’époque de la dictature (1976 et 1983) jusqu’à 2014.

L’Équateur a également été un exemple important, montrant que même un petit pays peut défier la finance mondiale s’il y a une volonté politique. Vous faisiez partie de la commission d’audit en Équateur après l’élection de Rafale Correa en décembre 2006 et vous avez également été impliqué dans les discussions en Argentine. Quelles leçons peuvent être tirées de ces cas spécifiques ?

Pour moi, la leçon est qu’il est parfaitement possible de prendre des mesures unilatérales telles que la suspension du paiement de la dette ou la réalisation d’un audit. Contrairement à ce que dit la majorité des économistes et commentateurs, j’affirme que cela ne produit en rien un chaos économique ou une récession Récession Croissance négative de l’activité économique dans un pays ou une branche pendant au moins deux trimestres consécutifs. prolongée. De plus, vous savez comme moi que plusieurs économistes qui ne sont pas marqués à gauche, comme Joseph Stiglitz [4], ou Eduardo Levy et Ugo Panizza [5], ont publié des études reconnaissant que la suspension du paiement de la dette est la première étape vers une reprise économique. Il faudrait mentionner que c’est aussi ce qui est dit par des économistes tels que Christoph Trebesch, qui a rédigé plusieurs documents pour le FMI et a récemment réalisé un travail en commun avec l’économiste néolibérale Carmen Reinhardt, qui montre très clairement que la suspension du paiement de la dette permet généralement une reprise économique dans un laps de temps raisonnable (six mois, un an, ou un an et demi dans le pire des cas) [6]. Cela montre que le retour sur les marchés suite à une telle annonce se fait rapidement. Personnellement, je pense que c’est mieux si un gouvernement a la possibilité de ne pas retourner sur les marchés financiers Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
. Si les revenus du pétrole, ou d’autres types de revenus, permettent de mener une activité économique rapportant un niveau suffisant de taxes, pourquoi y aurait-il besoin de retourner se financer sur les marchés financiers ? J’ai débattu avec certains membres du parti de Cristina Kirchner en Argentine car ils avaient une obsession à vouloir retourner sur les marchés et négocier avec le Club de Paris Club de Paris Créé en 1956, il s’agit du groupement de 22 États créanciers chargé de gérer les difficultés de remboursement de la dette bilatérale par les PED. Depuis sa création, la présidence est traditionnellement assurée par un·e Français·e. Les États membres du Club de Paris ont rééchelonné la dette de plus de 90 pays en développement. Après avoir détenu jusqu’à 30 % du stock de la dette du Tiers Monde, les membres du Club de Paris en sont aujourd’hui créanciers à hauteur de 10 %. La forte représentation des États membres du Club au sein d’institutions financières (FMI, Banque mondiale, etc.) et groupes informels internationaux (G7, G20, etc.) leur garantit néanmoins une influence considérable lors des négociations.

Les liens entre le Club de Paris et le FMI sont extrêmement étroits ; ils se matérialisent par le statut d’observateur dont jouit le FMI dans les réunions – confidentielles – du Club de Paris. Le FMI joue un rôle clé dans la stratégie de la dette mise en œuvre par le Club de Paris, qui s’en remet à son expertise et son jugement macroéconomiques pour mettre en pratique l’un des principes essentiels du Club de Paris : la conditionnalité. Réciproquement, l’action du Club de Paris préserve le statut de créancier privilégié du FMI et la conduite de ses stratégies d’ajustement dans les pays en voie de développement.

Site officiel : https://www.clubdeparis.fr/
. Je leur ai dit : «  Pourquoi ? Vous avez démontré depuis maintenant plus de sept ans que vous êtes capables de faire défaut sur le Club de Paris et d’avoir une croissance économique sans aller sur les marchés financiers.  » Je pense que ce dogme du financement par les marchés financiers est très dangereux, il faut affirmer que cela n’est pas nécessaire car il y a des alternatives.


La dette immobilière des ménages est toujours à des niveaux insupportables dans de nombreux pays, après avoir causé des ravages en 2007 et 2008 et résulté en des saisies généralisées. Aux États-Unis, la dette des étudiants dépasse les 1000 milliards de dollars. Qu’est-ce qui peut être fait contre cette énorme montée des dettes privées ?

Je pense que les mouvements s’attaquant à la dette publique doivent réellement intégrer la question des dettes privées illégitimes dans leur approche politique [7]. Par dettes privées illégitimes, j’entends entre autres choses une grande partie la dette étudiante, une grande partie de la dette immobilière, la dette des paysans comme en Inde, la dette du micro-crédit dans plusieurs pays comme le Maroc, le Bangladesh, etc. Un gouvernement de gauche pourrait décider de l’annulation de ces dettes par des moyens légaux. À l’époque où Syriza était dans l’opposition, Zoé Konstantopoulou avait avancé une proposition de loi qui mériterait absolument d’être traduite en plusieurs langues, parce qu’elle proposait que la dette des ménages disposant de revenus annuels inférieurs à un certain seuil soit annulée légalement. On pourrait ajouter différents critères. Il est très important qu’un gouvernement applique cela légalement à travers la voie parlementaire, ceci afin d’éviter une situation telle qu’aux Etats-Unis par exemple, où comme vous le savez plus de 10 000 procès concernant les dettes privées sont en cours, alors que ces procès ne seraient pas nécessaires si le gouvernement réglait la situation en passant par le Congrès. En tant que gouvernement, vous pouvez régler le problème simplement, de manière légale.

Donc je pense par exemple que, si Jeremy Corbyn devenait Premier ministre au Royaume-Uni, alors il faudrait complètement changer ce que D. Cameron a fait pour endetter systématiquement les étudiants [8]. Dans la situation actuelle, certains étudiants vont devoir travailler trente ans pour rembourser la dette qu’ils ont contractée afin de poursuivre leurs études. Cela doit être changé par la voie légale, au Royaume-Uni comme aux États-Unis. Dans l’État espagnol, Podemos est directement concerné : le parti devrait s’engager à résoudre légalement le problème de la dette immobilière et à changer la loi draconienne – datant de l’époque franquiste – concernant les saisies et les expulsions. Cette loi avait été prise par un décret du dictateur Franco en 1946, et confirmée par les socialistes durant la transition.


Par le passé, vous avez beaucoup écrit sur la crise de la dette du Tiers-monde. Bien que ce sujet ne fasse plus les grands titres actuellement, les difficultés n’en sont pas moins loin d’être résolues. Pourriez-vous dire un dernier mot sur les problèmes de la dette au Sud ?

Il est clair que nous assistons aujourd’hui à une nouvelle crise de la dette dans les pays émergents Pays émergents Les pays émergents désignent la vingtaine de pays en développement ayant accès aux marchés financiers et parmi lesquels se trouvent les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Ils se caractérisent par un « accroissement significatif de leur revenu par habitant et, de ce fait, leur part dans le revenu mondial est en forte progression ». . En réalité, cette crise a déjà commencé. Elle touche déjà frontalement les grands pays exportateurs de pétrole tels que le Venezuela et le Nigéria, qui ne sont plus capables de refinancer leur dette à des taux d’intérêt raisonnables. Ils ont accepté des taux accrus, mais maintenant que les revenus du pétrole ont diminué, il est clair que nous allons très prochainement assister à des situations de défaut de paiement sur les dettes. Peut-être pas plus tard que dans deux ans, un an, voire six mois.

Traduit par Nathan Legrand. Texte revu par Éric Toussaint.


Source : Potemkin Review

Notes

[1« Un État membre faisant l’objet d’un programme d’ajustement macroéconomique réalise un audit complet de ses finances publiques afin, notamment, d’évaluer les raisons qui ont entraîné l’accumulation de niveaux d’endettement excessifs ainsi que de déceler toute éventuelle irrégularité. » http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX:32013R0472

[2Voir la déclaration de l’Eurogroupe (en anglais) rendue publique le 20 février 2015 : “The Greek authorities reiterate their unequivocal commitment to honour their financial obligations to all their creditors fully and timely.
The Greek authorities have also committed to ensure the appropriate primary fiscal surpluses or financing proceeds required to guarantee debt sustainability in line with the November 2012 Eurogroup statement. The institutions will, for the 2015 primary surplus target, take the economic circumstances in 2015 into account.” http://www.consilium.europa.eu/en/press/press-releases/2015/02/150220-eurogroup-statement-greece/

[5Eduardo Levy Yeyati and Ugo Panizza, “The Elusive Costs of Sovereign Defaults”, Inter-American Development Bank - Banco Interamericano de Desarrollo (BID), Research Department - Departamento de Investigación, Working Paper #581

[6Carmen M. Reinhart and Christoph Trebesch, “A Distant Mirror Of Debt, Default, And Relief”, Working Paper 20577

Eric Toussaint

Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

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