Nouvelle donne pour la dette en Afrique : alerte au Mozambique

2 avril 2016 par Claude Quémar


Mozambique - Rosino - Flickr cc

Ces dernières années le continent africain nous était présenté comme le nouvel Eldorado mondial, riche de ses matières premières, connaissant des taux de croissance du PIB qui faisaient rêver le reste du monde touché par la crise de 2008, une démographie allant à l’encontre du vieillissement mondial…



Cette conjoncture favorable s’appuyait sur trois éléments essentiels :

L’optimisme a donc saisi les pays africains exportateurs de matières premières. Leur endettement diminuait fortement, tendance accentuée, pour certains, par leur participation à l’Initiative pays pauvres très endettés PPTE
Pays pauvres très endettés
L’initiative PPTE, mise en place en 1996 et renforcée en septembre 1999, est destinée à alléger la dette des pays très pauvres et très endettés, avec le modeste objectif de la rendre juste soutenable.

Elle se déroule en plusieurs étapes particulièrement exigeantes et complexes.

Tout d’abord, le pays doit mener pendant trois ans des politiques économiques approuvées par le FMI et la Banque mondiale, sous forme de programmes d’ajustement structurel. Il continue alors à recevoir l’aide classique de tous les bailleurs de fonds concernés. Pendant ce temps, il doit adopter un document de stratégie de réduction de la pauvreté (DSRP), parfois juste sous une forme intérimaire. À la fin de ces trois années, arrive le point de décision : le FMI analyse le caractère soutenable ou non de l’endettement du pays candidat. Si la valeur nette du ratio stock de la dette extérieure / exportations est supérieure à 150 % après application des mécanismes traditionnels d’allégement de la dette, le pays peut être déclaré éligible. Cependant, les pays à niveau d’exportations élevé (ratio exportations/PIB supérieur à 30 %) sont pénalisés par le choix de ce critère, et on privilégie alors leurs recettes budgétaires plutôt que leurs exportations. Donc si leur endettement est manifestement très élevé malgré un bon recouvrement de l’impôt (recettes budgétaires supérieures à 15 % du PIB, afin d’éviter tout laxisme dans ce domaine), l’objectif retenu est un ratio valeur nette du stock de la dette / recettes budgétaires supérieur à 250 %. Si le pays est déclaré admissible, il bénéficie de premiers allégements de son service de la dette et doit poursuivre avec les politiques agréées par le FMI et la Banque mondiale. La durée de cette période varie entre un et trois ans, selon la vitesse de mise en œuvre des réformes clés convenues au point de décision. À l’issue, arrive le point d’achèvement. L’allégement de la dette devient alors acquis pour le pays.

Le coût de cette initiative est estimé par le FMI en 2019 à 76,2 milliards de dollars, soit environ 2,54 % de la dette extérieure publique du Tiers Monde actuelle. Les PPTE sont au nombre de 39 seulement, dont 33 en Afrique subsaharienne, auxquels il convient d’ajouter l’Afghanistan, la Bolivie, le Guyana, Haïti, le Honduras et le Nicaragua. Au 31 mars 2006, 29 pays avaient atteint le point de décision, et seulement 18 étaient parvenus au point d’achèvement. Au 30 juin 2020, 36 pays ont atteint le point d’achèvement. La Somalie a atteint le point de décision en 2020. L’Érythrée et le Soudan n’ont pas encore atteint le point de décision.

Alors qu’elle devait régler définitivement le problème de la dette de ces 39 pays, cette initiative a tourné au fiasco : leur dette extérieure publique est passée de 126 à 133 milliards de dollars, soit une augmentation de 5,5 % entre 1996 et 2003.

Devant ce constat, le sommet du G8 de 2005 a décidé un allégement supplémentaire, appelée IADM (Initiative d’allégement de la dette multilatérale), concernant une partie de la dette multilatérale des pays parvenus au point de décision, c’est-à-dire des pays ayant soumis leur économie aux volontés des créanciers. Les 43,3 milliards de dollars annulés via l’IADM pèsent bien peu au regard de la dette extérieure publique de 209,8 milliards de dollars ces 39 pays au 31 décembre 2018.
(IPPTE), initiée par le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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et les créanciers bilatéraux membres du Club de Paris Club de Paris Créé en 1956, il s’agit du groupement de 22 États créanciers chargé de gérer les difficultés de remboursement de la dette bilatérale par les PED. Depuis sa création, la présidence est traditionnellement assurée par un·e Français·e. Les États membres du Club de Paris ont rééchelonné la dette de plus de 90 pays en développement. Après avoir détenu jusqu’à 30 % du stock de la dette du Tiers Monde, les membres du Club de Paris en sont aujourd’hui créanciers à hauteur de 10 %. La forte représentation des États membres du Club au sein d’institutions financières (FMI, Banque mondiale, etc.) et groupes informels internationaux (G7, G20, etc.) leur garantit néanmoins une influence considérable lors des négociations.

Les liens entre le Club de Paris et le FMI sont extrêmement étroits ; ils se matérialisent par le statut d’observateur dont jouit le FMI dans les réunions – confidentielles – du Club de Paris. Le FMI joue un rôle clé dans la stratégie de la dette mise en œuvre par le Club de Paris, qui s’en remet à son expertise et son jugement macroéconomiques pour mettre en pratique l’un des principes essentiels du Club de Paris : la conditionnalité. Réciproquement, l’action du Club de Paris préserve le statut de créancier privilégié du FMI et la conduite de ses stratégies d’ajustement dans les pays en voie de développement.

Site officiel : https://www.clubdeparis.fr/
. Cette initiative, en réduisant partiellement leur dette publique, mais surtout en la rééchelonnant sur plusieurs décennies, semblait en rendre moins insoutenable le remboursement.

Plutôt que de profiter de cette conjoncture pour rompre avec ce modèle de développement extractiviste sans avenir, et répondre aux besoins de leurs populations en termes d’éducation, de santé… les gouvernements de ces pays se sont rendus encore plus dépendants des grandes sociétés minières et pétrolières. Les populations n’ont que très peu profité de cette période, le taux de pauvreté n’a que peu diminué, voire pas du tout. La présence de la Guinée équatoriale parmi les pays ‘développés’ d’après la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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, selon le seul critère du PIB PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
par habitant, en est un bon exemple. Seulement 30 % de la population a accès à l’électricité tandis que l’espérance de vie reste bloquée à 53 ans.

Une quinzaine de pays ont, ces dernières années, placé des titres de leur dette extérieure sur les marchés financiers Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
du Nord, en particulier sous forme d’euro-obligations Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
(eurobonds en anglais), c’est-à-dire des obligations libellées dans une monnaie différente de celle du pays de l’émetteur. En proposant un rendement compris entre 6 et 8 %, ces pays ont facilement trouvé preneurs.

Dès 2013, lorsque le cours des matières premières a entamé une spirale descendante, des voix (dont celle du CADTM) se sont élevées pour alerter des dangers encourus par ces pays. Lorsque la réserve fédérale étasunienne a annoncé qu’elle envisageait de remonter son taux directeur, le risque de retrait des capitaux vers les pays industrialisés se concrétisait. De nombreux observateurs, tels la Banque des règlements internationaux (BRI) et même le FMI, ont exprimé leurs craintes de voir un retournement de conjoncture pour ces pays.

Baisse du cours des matières premières et hausse des taux d’intérêt, comment, en effet, ne pas voir ressurgir la situation du début des années 1980 qui a mené à la crise de la dette. [1] Même si les rythmes sont différents, en particulier pour les taux d’intérêts, la situation n’en demeure pas moins très préoccupante pour de nombreux pays africains. Et les éléments concrets abondent en ce sens.

Afin de faire face à leurs remboursements en devises, avec des ressources en baisse, des pays doivent aller puiser dans les réserves de leurs banques centrales, fragilisant ainsi leur monnaie. Dans les deux dernières années, le kwacha zambien a perdu 45 % face au dollar étasunien, le kwanza angolais 40 % comme le metical mozambicain, le dinar algérien et le cédi ghanéen 30 %, le naira nigérian 18 %, le shilling kényan 15 %. Cette dépréciation Dépréciation Dans un régime de taux de changes flottants, une dépréciation consiste en une diminution de la valeur de la monnaie nationale par rapport aux autres monnaies due à une contraction de la demande par les marchés de cette monnaie nationale. monétaire renchérit bien sûr le cout de la dette. Et nous n’en sommes qu’au début. Les remboursements actuels concernent essentiellement des prêts antérieurs, contractés à des taux concessionnels. Les prêts récents pèseront fortement au début de la prochaine décennie, c’est-à-dire demain. Rien ne semble indiquer, bien au contraire, un retournement rapide de conjoncture.

Les pays africains empruntent aujourd’hui à des taux majorés, entrant ainsi dans une nouvelle spirale dangereuse

Voyant baisser leurs ressources fiscales d’exportation, ces pays sont confrontés à des déficits budgétaires de plus en plus importants, les contraignant à de nouveaux prêts à des taux majorés. Le Ghana, qui plaçait encore en septembre 2014 un milliard de dollars, sous forme d’euro-obligations, à 8,125 %, devait accepter 10,75 % un an plus tard pour le même montant, malgré une garantie du FMI. Et ce nouveau prêt ne visait pas à des investissements productifs, mais à rembourser des dettes précédentes. Les pays africains empruntent aujourd’hui à des taux majorés pour refinancer des dettes ou combler leur déficit budgétaire, entrant ainsi dans une nouvelle spirale dangereuse.

En novembre 2015 le Cameroun, qui cherchait à emprunter 1,5 milliard USD n’a pu placer que 738 millions USD à 9,75 %, malgré une garantie de la BAD pour 500 millions USD. En janvier 2016, le Nigeria a dû renoncer à émettre des euro-obligations pour plus de 4 milliards USD, au vu des taux demandés, préférant émettre des obligations domestiques (sur le marché intérieur, donc en monnaie locale) pour couvrir son déficit budgétaire.

Et ces exemples ne concernent pas des économies marginales du continent africain, mais bel et bien des pays présentés encore il y a peu comme des économies en pleine croissance.

Première alerte au Mozambique : un seul prêt et tout s’effondre

Cette situation se dégrade à grande vitesse et la question se posait de savoir quel serait le premier pays du continent à faire défaut. Si l’on excepte le Soudan et le Zimbabwe, qui font déjà défaut, pour des raisons différentes, la première alerte semble donc bien venir du Mozambique. Le Mozambique a été un des premiers pays à atteindre le point d’achèvement de l’IPPTE, le premier pays, par exemple, à signer un contrat désendettement/développement (C2D) avec la France. Ce pays répond bien aux explications données ci-dessus, avec une économie s’appuyant sur les exportations de matières premières (charbon, aluminium, gaz) qui ont vu leur cours baisser fortement ces dernières années. Fortement dépendant des exportations vers l’Afrique du Sud, qui connait une situation économique difficile, ainsi que des investissements étrangers dans le secteur minier et gazier en baisse, face à la crise mondiale, le pays est très fragilisé. La monnaie locale, le metical, est fortement affaiblie face aux devises fortes, et y compris, depuis quelques mois, face au rand sud-africain, son principal partenaire commercial, rand pourtant fortement affaibli également.

Le taux de croissance, après plusieurs années à 8 %, a chuté en 2015, chute causée par un ralentissement du secteur minier et des inondations qui ont touché le secteur agricole. Le déficit courant est en forte hausse et, malgré l’intervention importante du FMI, les réserves de devises ont fortement chuté depuis 2014.

Le retournement de conjoncture touche ce pays de plein fouet, le fragilisant face à tout incident.

Et cet incident est arrivé avec un prêt de l’entreprise publique Empresa Moçambicana de Atum SA (EMATUM). Ce prêt de 850 millions USD a été souscrit en 2013 afin de développer ses activités de pêche industrielle. Ce prêt souscrit avec un taux de 6,25 %, avec une échéance en 2020, a été garanti par l’État. Dès fin 2015, l’État mozambicain a dû assumer un premier remboursement de 100 millions USD. Début 2016, face à la situation financière du pays, les agences de notation Agences de notation Les agences de notation (Standard and Poor’s, Moody’s et Fitch en tête) sont des agences privées qui évaluent la solvabilité et la crédibilité d’un émetteur d’obligations (État, entreprise). Jusqu’aux années 1970 elle étaient payées par les acheteurs potentiels d’obligations, depuis la libéralisation financière la situation s’est inversée : ce sont les émetteurs d’obligations qui rémunèrent les agences pour qu’elles les évaluent... Reconnaissons leur qualité de travail : c’est ainsi que Lehman Brothers se voyait attribuer la meilleure note juste avant de faire faillite. ont dégradé la notation du pays, la passant de ‘très spéculatif’ à ‘en défaut, avec quelques espoirs de recouvrement’. Début mars, le Mozambique proposait de transformer l’emprunt initial en emprunt à taux fixe, avec échéance en 2023. Les agences de notation menaçaient de dégrader encore la note souveraine du pays si un accord n’était pas trouvé avec les créanciers (des banques étasuniennes, écossaises, danoises… dont Goldman Sachs).

Si un accord a été trouvé, le prix à payer par le Mozambique est très lourd. De 6,25 % le taux passe à 10,5 %. Le Mozambique, afin de ne pas dépasser le cap symbolique des 11 %, pas encore atteint sur le continent, a proposé aux créanciers de recevoir 105 obligations en échange de 100 obligations précédentes, faisant passer de facto le taux réel au-delà de 11 %.

Les perspectives économiques mozambicaines étant ce qu’elles sont, c’est-à-dire totalement dépendantes de l’évolution du cours des matières premières, on voit mal comment le pays pourra faire face à ces nouvelles conditions qui s’ajoutent à un stock de la dette Stock de la dette Montant total des dettes. en constante augmentation ces dernières années.

Le Mozambique apparait ainsi comme le premier pays faisant face à cette nouvelle crise qui vient. En empruntant sur les marchés financiers du Nord, les pays africains se sont soumis à des pressions nouvelles, celles de créanciers dont l’objectif est d’obtenir un maximum de rendement à court terme, et, y compris, les pressions des fonds vautours, que l’expérience argentine va encourager.


Claude Quémar

est membre du CADTM France

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