AVP Dette & Souveraineté alimentaire

Pas de transition agroécologique sans abolition de la dette des agriculteurices

6 décembre 2024 par Aline Fares


Photo : Croquant, CC, Wikimedia Commons, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Manifestation_agriculteurs_27_avril_2010_Paris_11.jpg

Chaque vendredi pendant plusieurs mois, nous publierons un article qui se trouve dans le nouvel AVP « Dette et souveraineté alimentaire ». Au programme ce vendredi, un article très complet d’Aline Farès, autrice de la bande dessinée « La machine à détruire », publiée au Seuil en 2024. Cet article offre un panorama général et complet du système agricole international.

Pour commander l’AVP, c’est ici.


  1. La crise de l’alimentation, de la terre et de l’eau à la lumière de l’extermination sioniste du peuple palestinien à Gaza
  2. UPOV, main basse sur les semences en Argentine
  3. Pas de transition agroécologique sans abolition de la dette des agriculteurices
  4. La crise alimentaire internationale et les propositions pour en sortir
  5. Éradiquer la faim en 2030 : une chimère ?
  6. Dette extérieure et droit à l’alimentation
  7. Solange Koné : « Il faut lier les cultures agricoles aux besoins de la population »
  8. Agricultrices et souveraineté alimentaire en Côte d’Ivoire
  9. Haïti : Dette et souveraineté alimentaire, l’impossible cohabitation
  10. Madagascar : La lutte pour la souveraineté foncière continue
  11. La nuit tombe sur la souveraineté alimentaire mexicaine
  12. Argentine : le gouvernement d’extrême droite de Javier Milei s’attaque à la souveraineté alimentaire
  13. Les défis de la souveraineté alimentaire en Inde
  14. La Tunisie face à l’impérialisme économique : analyse des enjeux autour de l’eau, l’alimentation et l’agriculture
  15. Liban : Une crise alimentaire sur fond de guerre et d’exploitation capitaliste
  16. Maroc : crise alimentaire et stress hydrique dans le contexte de la crise économique, de la dette et des pressions des institutions financières mondiales
  17. Morgan Ody : « À la Via Campesina, nous voulons des politiques de régulation des marchés qui soutiennent et protègent les productions locales »
  18. Sortir du libre-échange : vers un commerce international axé sur la souveraineté alimentaire
  19. La politique d’exportation dans l’agriculture égyptienne : repenser le dilemme
  20. Roxane Mitralias : « Le secteur agroalimentaire fait partie du noyau dur du capitalisme mondial »
  21. L’accès à la terre : le champ de bataille ?
  22. Belgique : La transition du système alimentaire – Bilan de 10 années de luttes
  23. La Tunisie face à l’impérialisme économique : une analyse des enjeux autour de l’eau, l’alimentation et l’agriculture

Cet article est une mise à jour d’un article publié en mai 2020 dans La Relève et la Peste sous le titre « Annuler les dettes des agriculteurs est indispensable pour permettre un changement de modèle alimentaire » et sur le site du CADTM.

La production alimentaire est prise dans les mêmes mécaniques que celles qui enserrent des pans toujours plus vastes de notre société : exploitation, concurrence, productivité, endettement, épuisement, perte de sens. Lorsque ces mécaniques touchent à des besoins vitaux, lorsqu’elles touchent à l’alimentation et à la terre, les conséquences sont particulièrement tragiques. On pourrait remonter aux débuts du capitalisme et à ses brutales expansions en dehors de l’Europe, puisque la terre, son accaparement et son exploitation, avec pour modèle la plantation esclavagiste coloniale, sont au cœur du modèle d’accumulation capitaliste. Mais à partir des évènements de ces dernières années, de la pandémie de Covid en 2020 aux manifestations des agriculteurices en 2024, on peut voir les formes les plus modernes de ces mécaniques, avec au centre, des flux de capitaux et des multinationales qui prolifèrent sur le travail et l’endettement des agriculteurices.

La production alimentaire est prise dans les mêmes mécaniques que celles qui enserrent des pans toujours plus vastes de notre société : exploitation, concurrence, productivité, endettement, épuisement, perte de sens. Lorsque ces mécaniques touchent à des besoins vitaux, lorsqu’elles touchent à l’alimentation et à la terre, les conséquences sont particulièrement tragiques. On pourrait remonter aux débuts du capitalisme et à ses brutales expansions en dehors de l’Europe, puisque la terre, son accaparement et son exploitation, avec pour modèle la plantation esclavagiste coloniale, sont au cœur du modèle d’accumulation capitaliste. Mais à partir des évènements de ces dernières années, de la pandémie de Covid en 2020 aux manifestations des agriculteurices en 2024, on peut voir les formes les plus modernes de ces mécaniques, avec au centre, des flux de capitaux et des multinationales qui prolifèrent sur le travail et l’endettement des agriculteurices.

 Des moments de crises révélateurs

La production alimentaire est prise dans les mêmes mécaniques que celles qui enserrent des pans toujours plus vastes de notre société : exploitation, concurrence, productivité, endettement, épuisement, perte de sens

Le net ralentissement des circuits logistiques internationaux, survenu début 2020 alors que le confinement se mondialisait, a montré à quel point l’organisation de la chaine agroalimentaire mondiale est fragile. Poussés depuis des décennies dans une logique de croissance, de production ultra-intensive et d’exportation, des cultivateurices de France et de Belgique se sont retrouvées avec des centaines de milliers de tonnes de pommes de terre sur les bras, faute de débouchés (les principaux acheteurs – notamment dans la restauration collective, consommatrice de frites surgelées – étant à l’arrêt) [1]. À l’autre bout de la chaine, mais tout près de ces montagnes de patates, la question de la faim se posait dans des pays soi-disant à la pointe du développement et de la modernité : plusieurs semaines de confinement signifiaient des pertes importantes de revenus pour une partie de la population (travailleureuses sans papiers, travailleuses domestiques, travailleuses du sexe, étudiantes précaires vivant de petits boulots…). Des circuits de solidarité se sont donc organisés, à certains endroits, alimentés par la mobilisation de la population, par la débrouille à partir de dons et de récupération d’invendus.

Plus récemment, les importantes manifestations d’agriculteurices à l’échelle européenne ont fait reparler de la précarité dans laquelle vivent une trop grande partie des agriculteur.ices. Au cœur de leurs revendications, une rémunération juste de leur travail, un prix juste pour leur production, dans une période où, pourtant, les prix de l’alimentation ont explosé, avec un pic d’inflation Inflation Hausse cumulative de l’ensemble des prix (par exemple, une hausse du prix du pétrole, entraînant à terme un réajustement des salaires à la hausse, puis la hausse d’autres prix, etc.). L’inflation implique une perte de valeur de l’argent puisqu’au fil du temps, il faut un montant supérieur pour se procurer une marchandise donnée. Les politiques néolibérales cherchent en priorité à combattre l’inflation pour cette raison. à 10 % en 2022. Les prix ne sont pas redescendus depuis, grevant toujours plus le budget des ménages et éloignant encore la possibilité d’une alimentation saine pour toutes et tous. Au sein des populations qui ont encore les moyens de se payer une nourriture de qualité, certaines prêtent attention aux circuits courts et à une rémunération juste des producteurices, sans toujours réaliser que c’est un luxe, et que l’on est bien loin du compte : les gouvernements parlent de relocalisation de la production sans que les moyens ne soient mis en place pour y parvenir [2].

Aux deux bouts de la chaine agroalimentaire se trouvent donc les dindons de la farce, les populations les plus précarisées parmi les mangeurs et mangeuses, et une partie importante des agriculteurs et agricultrices [3]. Alors qui rigole dans l’histoire ?

 L’agriculture, ça rapporte… à certains

Depuis ses débuts, le système agricole moderne et mécanisé, celui qui s’est déployé après-guerre en occident et qui domine aujourd’hui, a reposé sur l’endettement : créer de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
pour faire tourner un nouveau système

Remontons un peu dans le temps, en 2008 : en cette année de crise financière majeure, les gouvernements font le choix de sauver le système bancaire et financier en endettant massivement les États, et sans aucune contrepartie ou presque. S’ensuit une accélération du creusement des inégalités [4] : le choix de l’austérité, qui veut que la dette publique soit payée par la population à coup de réduction des budgets dans la santé et l’éducation, à coup de pression sur les allocataires sociaux ou de réduction des investissements dans les infrastructures, affecte particulièrement les personnes qui étaient déjà en situation de précarité. De l’autre côté, en sauvant le système financier, les gouvernements ont aussi sauvé ceux qui en profitent le plus : la partie de la population dont le patrimoine était déjà grand et qui tire une part importante de ses revenus de ce patrimoine : loyers perçus des occupantes de leurs immeubles, dividendes et intérêts perçus des investissements en bourse Bourse La Bourse est l’endroit où sont émises les obligations et les actions. Une obligation est un titre d’emprunt et une action est un titre de propriété d’une entreprise. Les actions et les obligations peuvent être revendues et rachetées à souhait sur le marché secondaire de la Bourse (le marché primaire est l’endroit où les nouveaux titres sont émis pour la première fois). et des appareils de production qu’ils possèdent, plus-values. Sans surprise, l’appauvrissement des unes a nourri l’enrichissement des autres.

Tous les capitaux, accumulés [5] de manière accélérée depuis 2008 par une minorité de la population, cherchent encore et toujours des débouchés, des endroits, des activités, dans lesquelles « investir » pour en tirer de la valeur, et cela passe en partie par de l’investissement dans des entreprises impliquées dans la chaine de production alimentaire.

La chaine agroalimentaire contemporaine est dominée par des multinationales [6] : constructeurs de machines agricoles, semenciers, fournisseurs de produits phytosanitaires, industries de transformation alimentaire, logisticiens, entreprises de la grande distribution. Parce qu’elles sont privées, capitalistes, et bien souvent cotées en bourse, toutes répondent à la même logique : le mandat des dirigeantes est de contenter actionnaires et créanciers – aussi appelés « investisseurs ». La communication aux investisseurs est au premier rang de leurs préoccupations. L’entreprise doit être perçue comme un investissement désirable, plus désirable que l’entreprise ou le secteur voisin, et pour cela, il faut qu’elle génère toujours plus de bénéfices – car c’est dans ces bénéfices qu’elles se servent pour payer les actionnaires, ce qu’on appelle les dividendes. Faire un maximum de bénéfices suppose de dépenser le moins possible, et donc de minimiser les couts de production. Pour les industriels de l’alimentation comme Nestlé, Kraft, Danone, Lactalis et bien d’autres, le cout de production dépend d’abord du prix auquel ils achètent les matières premières : légumes, viande, lait… soit le fruit du travail des agriculteurices. Ce prix doit être le plus bas possible, et le rapport de force, clairement en faveur de ces entreprises, rend cela possible. Idem pour les distributeurs comme Carrefour, Delhaize, Auchan et les autres : plus le prix d’achat est bas, plus leur marge peut être élevée. Pour les industriels qui fournissent ce qui permet aux agriculteurices de produire selon les pratiques modernes (semences, engrais chimiques, machines…), faire un maximum de bénéfices suppose aussi d’entrer le plus d’argent possible, c’est-à-dire vendre le plus possible au prix le plus élevé possible : les semenciers et fabricants d’engrais, comme Bayer-Monsanto, cherchent à vendre un maximum de leurs produits sur des territoires toujours plus grands, utilisant un marketing intense, usant de leur influence pour empêcher des règlementations qui risqueraient d’interdire certains de leurs produits, même s’il en va de la santé des agriculteurices et des mangeureuses. Les constructeurs de machines, comme John Deere ou New Holland, inventent des machines toujours plus sophistiquées, rendant les anciens modèles obsolètes et poussant les agriculteurices à renouveler prématurément leur matériel tout en exigeant des prix toujours plus élevés.

En France, la dette moyenne des agriculteurices est de 204 000 euros. Elle est l’une des causes des suicides particulièrement nombreux parmi les exploitantes agricoles

Pour ces entreprises, c’est la valeur de l’action Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
et la satisfaction des investisseurs qui est en jeu, car si on ne les contente pas, l’entreprise ne sera plus désirable, le prix de son action baissera – et le bonus des dirigeantes avec. Tout ce petit monde a donc intérêt à maintenir une pression constante, à la baisse sur ses couts de production (payer les agriculteurices le moins possible), et à la hausse sur les revenus (leur vendre toujours plus de machines et autres intrants Intrants Éléments entrant dans la production d’un bien. En agriculture, les engrais, pesticides, herbicides sont des intrants destinés à améliorer la production. Pour se procurer les devises nécessaires au remboursement de la dette, les meilleurs intrants sont réservés aux cultures d’exportation, au détriment des cultures vivrières essentielles pour les populations. ). Les résultats sont probants : rien qu’en 2023, leurs bénéfices se chiffrent en milliards [7]. Pour n’en citer que quelques-unes : CNH Industrials (New Holland) $ 2,4 milliards, John Deere $ 9,5 milliards, Danone € 0,9 milliard, Nestlé CHF 11,5 milliards, Bayer-Monsanto $ 5,2 milliards, Dow Chemicals $ 0,6 milliard, Carrefour € 1,7 milliard, Delhaize € 1,9 milliard… Ces entreprises sont des placements rentables pour ceux qui détiennent du capital. Alors, elles continuent de croitre.

Mais il reste une question : comment des entreprises (fabricants de machines, intrants chimiques et semences) réussissent-elles à vendre leurs produits à des agriculteurices dont les revenus sont tellement mis sous pression par les autres (industriels de l’agroalimentaire et distributeurs) ? Depuis ses débuts, le système agricole moderne et mécanisé, celui qui s’est déployé après-guerre en occident et qui domine aujourd’hui, a reposé sur l’endettement : créer de la dette pour faire tourner un nouveau système [8]. C’est la même histoire que celle des ouvrieres et employées dont les revenus ne suffisent plus à subvenir à leurs besoins : on s’endette pour accéder à un logement, pour s’acheter une voiture, pour payer les courses de rentrée des enfants. Les banques n’ont pas d’autre intérêt que celui de nous vendre un crédit : sans crédit, pas de revenus pour elles. Elles ont donc besoin qu’on leur emprunte, et leurs campagnes de publicité nous le rappellent constamment. Elles aussi répondent aux attentes de leurs actionnaires. Et en matière agricole, l’enjeu est de taille : rien qu’en France, les banques octroient 7 milliards de nouveaux prêts au secteur chaque année, pour un encours total de 60 milliards [9].

Le résultat de cette double dynamique (besoins de financement des agriculteurices poussées par la pression au rendement et à la productivité d’une part, et objectif de croissance des banques d’autre part), on le connait : les agriculteurices s’endettent dans des proportions colossales (accès à la terre, achat de machines, de semences, d’engrais, et prix de vente trop bas) et s’enfoncent dans un modèle hyperproductiviste qui les rend dépendantes. Ainsi en France, la dette moyenne des agriculteurices est de 204 000 euros (Agreste, 2021), soit 4 fois plus qu’en 1980. Or on le sait : la dette a un terrible pouvoir de coercition et de soumission, et produit silence, honte et stress intense. Elle est l’une des causes des suicides particulièrement nombreux parmi les exploitantes agricoles. Elle est aussi l’une des raisons qui empêche le monde agricole de sortir du modèle de production alimentaire dominant, celui-là même qui crée pénuries et surproductions, épuisement des sols et de celleux qui travaillent la terre, pollution des eaux et maladies, et qui est terriblement inefficace pour nourrir les populations.

 Chemins de traverse

Pendant ce temps, les entreprises agroalimentaires accumulent les bénéfices et les redistribuent. Les actionnaires sont contents. L’enrichissement continue. Ce système les nourrit très bien, eux, ils n’ont donc aucun intérêt à le changer. Et si on leur coupait les vivres ?

Le mode de production agricole alimenté par la dette se moque des surproductions [10], il s’en nourrit : trop de lait, c’est un prix qui baisse et une marge plus élevée pour les multinationales du yaourt, trop de céréales, c’est plus d’intrants vendus, plus de machines aussi. Trop, c’est plus de besoins d’investissements, plus de crédits, plus d’intérêts pour les banques. Les subventions de la PAC ne font que nourrir encore ce système, en encourageant les agriculteurices à voir toujours plus grand et en les rendant dépendantes des subventions pour survivre. Et puis il faut bien nourrir les pauvres ! Alors ils et elles deviennent la « poubelle de la surproduction agroalimentaire » [11], et la grande distribution, elle, s’offre des réductions d’impôts sur les dons généreux de ses invendus [12]. Pendant ce temps, les entreprises agroalimentaires accumulent les bénéfices et les redistribuent. Les actionnaires sont contents. L’enrichissement continue. Ce système les nourrit très bien, eux, ils n’ont donc aucun intérêt à le changer. Et si on leur coupait les vivres ?

Nombreuses sont celles et ceux qui appellent à une transition du modèle de production agricole, mais peu évoquent sérieusement le sujet de la dette. Pourtant, comment parler sincèrement de transition agricole sans se pencher sur ce qui tient le système dominant actuel, sans parler des modalités d’annulation au moins partielle de cette dette ? Les agriculteurs et agricultrices peuvent bien avoir des rêves de transition, mais ils et elles sont bien souvent coincées : le prix de la terre a explosé, et racheter une exploitat ion coute cher – le poids de la dette se transmet. La dette n’est pourtant pas un angle mort : les pouvoirs publics le savent bien, les banques aussi, pour preuve les mesures annoncées suite aux mobilisations agricoles du début de l’année 2024. « Les banques viennent au secours des exploitations en difficulté » titrait un journal économique français fin février. Il faut oser, quand même. Car de secours, il n’y en a pas : tout juste un rééchelonnement, de quoi tenir sans couler, et surtout, de quoi s’assurer que les agriculteurices continueront de payer.

Les agriculteurices désireuxses de changer de modèle ne peuvent pas porter seules la revendication d’une annulation de dette. Elle doit être évoquée et pensée plus largement, car elle constitue une condition nécessaire à la transition vers un mode de production soutenable, nourricier, écologiquement et socialement juste. Et c’est possible, puisque tant les banques que les multinationales (et leurs créanciers et actionnaires), qui accumulent depuis des décennies sur le dos des agriculteurices, ont les moyens d’absorber le cout d’une annulation de dettes. L’essentiel des actions et créances des banques et des entreprises industrielles cotées en bourse sont détenues par les plus riches. En Belgique, plus de 80 % des titres financiers sont détenus par 10 % de la population [13]. En France, moins de 9 % de la population a un patrimoine lié à la bourse. Nous pourrions exiger que les pertes liées au non-remboursement de dettes agricoles soient imputées aux actionnaires des banques et des multinationales, qu’ils ne récupèrent pas leur mise (la valeur de leurs actions) voire qu’on leur impose une contribution (sur les dividendes accumulés). Cela présenterait l’immense avantage de diminuer la pression du capital sur les terres, les moyens de production, le travail, les écosystèmes… Est-ce que cela ne vaudrait pas la peine de soutenir des agriculteurs et agricultrices qui s’organiseraient pour amorcer un changement de modèle, avec pour objectif la construction d’une autonomie alimentaire à l’échelle d’une région, d’un pays, grâce à l’annulation de dettes qui, sinon, les maintiennent dans des pratiques qui ne bénéficient à presque personne ? La mise en œuvre d’une telle proposition n’a certes rien d’évident, mais cela ne semble plus exagéré de dire que la rendre possible est une question de survie.


Notes

[1Les excédents se comptaient en centaines de milliers de tonnes en France (http://www.leparisien.fr/economie/coronavirus-450-000-tonnes-de-pommes-de-terre-en-surplus-en-france-07-05-2020-8312472.php) et en Belgique (https://www.rtbf.be/info/regions/detail_pommes-de-terre-l-equivalent-de-30-000-camions-bloques-dans-les-hangars?id=10489814). On aurait aussi pu prendre l’exemple des producteurs et productrices de lait qui encore une fois se retrouvèrent dans une situation catastrophique, poussés qu’ils ont été à la surproduction. Notons que cette surproduction a pour principal avantage de permettre aux gros acheteurs (Lactalis, Nestlé, Danone et autres transformateurs de lait) de se fournir à bas prix.

[2Comment relocaliser quand les terres sont accaparées par des entreprises agroalimentaires pour des monocultures  ? Penser une agriculture de subsistance, et autonomie alimentaire – même relative – des villes suppose d’abord de reprendre le contrôle sur ces terres agricoles qui entourent les villes.

[3Expression empruntée à la campagne de la Fédération des Jeunes Agriculteurs de Belgique lancée bien avant la pandémie : https://www.lesdindonsdelafarce.be/

[4Voir l’article «  Crise financière, sauvetages bancaires et inégalités  » sur le site alinefares.net

[5Voir la liste des milliardaires sur le site du journal Forbes, et le spectacle (rire garanti) d’Audrey Verdon «  Comment j’ai épousé un milliardaire  ».

[6Voir aussi le travail très complet du Gresea sur les multinationales de l’agro-alimentaire.

[7Les chiffres qui suivent sont tirés des rapports d’activité des entreprises citées.

[8Au sujet de la dette agricole dans une perspective mondiale / Nord-Sud, voir l’article du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM) : «  La naissance d’une dette agricole et alimentaire  » Eric de Ruest et Renaud Duterme

[9Données tirées du document de «  Concertation pour le pacte et la loi d’orientation et d’avenir paysan  » du gouvernement français, décembre 2022.

[10La FAO estime à 1/3 la surproduction alimentaire mondiale. Cela fait aussi 1/3 du travail réalisé qui finit à la poubelle, 1/3 de l’énergie consommée, etc.

[11Expression utilisée par des personnes membres du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté, qui exprime le mépris que certaines d’entre elles ressentent quant à la piètre qualité de la nourriture à laquelle elles ont accès.

[12En France, par exemple, les dons alimentaires des grandes surfaces sont défiscalisés depuis quelques années, c’est-à-dire qu’ils leur permettent de payer moins d’impôts.

[13Banque nationale de Belgique, janvier 2024, communiqué de presse sur la répartition du patrimoine des ménages.

Aline Fares

Conférencière, auteure et militante, auteure de « La machine à détruire » (Seuil, 2024).
Voir également sa page « Chroniques d’une ex-banquière »

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