Bien qu’il représente une ponction très importante sur les recettes des pouvoirs publics [1], le remboursement de la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
publique, entre 2004 et 2008, n’a pas constitué un grand problème pour la plupart des pays à moyens revenus et pour les pays exportateurs de matières premières en général. En effet, la plupart des gouvernements de ces pays trouvaient facilement des prêts à des taux historiquement bas leur permettant de trouver les fonds nécessaires. Néanmoins, la crise de la dette privée qui a éclaté dans les pays les plus industrialisés en 2007 a modifié radicalement les conditions d’endettement des pays en développement (PED), qui se dirigent vers une nouvelle crise de la dette.
Un peu d’histoire
Au cours des deux siècles précédents de l’histoire du capitalisme, plusieurs crises internationales de la dette ont éclaté (on en compte trois au 19e siècle et deux au 20e siècle [2]). Elles ont affecté directement le destin des pays émergents
Pays émergents
Les pays émergents désignent la vingtaine de pays en développement ayant accès aux marchés financiers et parmi lesquels se trouvent les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Ils se caractérisent par un « accroissement significatif de leur revenu par habitant et, de ce fait, leur part dans le revenu mondial est en forte progression ».
[3]. Les origines des crises et les moments où elles éclatent sont intimement liés au rythme de l’économie mondiale, et principalement de celle des pays les plus industrialisés. Chaque crise de la dette a été précédée d’une phase de surchauffe de l’économie des pays du Centre au cours de laquelle il y a eu surabondance de capitaux dont une partie a été recyclée vers les économies de la Périphérie. La crise est généralement provoquée par une récession
Récession
Croissance négative de l’activité économique dans un pays ou une branche pendant au moins deux trimestres consécutifs.
ou un krach frappant certaines des principales économies industrialisées. La crise qui a éclaté à partir de 2007-2008 dans la Triade
Triade
Les expressions « Triade » et « triadique » sont dues à K. Ohmae (1985). Elles ont été utilisées d’abord par les business schools et le journalisme économique, avant d’être adoptées très largement. Les trois pôles de la Triade désignent les États-Unis, l’Union européenne et le Japon, mais autour de ces pôles se forment des associations un peu plus larges. Selon Ohmae, le seul espoir d’un pays en développement - il faut y ajouter désormais les anciens pays dits socialistes - est de se hisser au statut de membre associé, même périphérique, d’un des trois « pôles ». Cela vaut également pour les nouveaux pays industrialisés (NPI) d’Asie, qui ont été intégrés par étapes, avec notamment des différences de pays à pays, dans le pôle dominé par le Japon (Chesnais, 1997, p. 85-86).
[4] confirme cette « règle ».
Entre 2004 et 2008, une grande partie des PED ont vu leurs recettes d’exportation fortement augmenter en raison de la hausse des prix des marchandises qu’ils vendent sur le marché mondial : hydrocarbures (pétrole et gaz), minéraux et produits agricoles. Cela leur a permis à la fois de puiser dans ces recettes en devises pour rembourser la dette et d’avoir la crédibilité suffisante pour contracter de nouveaux prêts.
De plus, les banques commerciales
Banques commerciales
Banque commerciale
Banque commerciale ou banque de dépôt : Établissement de crédit effectuant des opérations de banque avec les particuliers, les entreprises et les collectivités publiques consistant à collecter des fonds pour les redistribuer sous forme de crédit ou pour effectuer à titre accessoire des opérations de placements. Les dépôts du public bénéficient d’une garantie de l’État. Une banque de dépôt (ou banque commerciale) se distingue d’une banque d’affaires qui fait essentiellement des opérations de marché. Pendant plusieurs décennies, suite au Glass Steagall Act adopté pendant l’administration Roosevelt et aux mesures équivalentes prises en Europe, il était interdit aux banques commerciales d’émettre des titres, des actions et tout autre instrument financier.
du Nord, qui avaient fortement réduit leurs prêts à partir de la fin des années 1990 suite aux crises financières dans les PED, ont progressivement rouvert toutes grandes les vannes des prêts de 2004 à 2008 [5]. D’autres groupes financiers privés (fonds de pensions, sociétés d’assurance, hedge funds
Hedge funds
Les hedge funds, contrairement à leur nom qui signifie couverture, sont des fonds d’investissement non cotés à vocation spéculative, qui recherchent des rentabilités élevées et utilisent abondamment les produits dérivés, en particulier les options, et recourent fréquemment à l’effet de levier (voir supra). Les principaux hedge funds sont indépendants des banques, quoique fréquemment les banques se dotent elles-mêmes de hedge funds. Ceux-ci font partie du shadow banking à côté des SPV et des Money market funds.
Un Hedge funds (ou fonds spéculatif) est une institution d’investissement empruntant afin de spéculer sur les marchés financiers mondiaux. Plus un fonds aura la confiance du monde financier, plus il sera capable de prendre provisoirement le contrôle d’actifs dépassant de beaucoup la richesse de ses propriétaires. Les revenus d’un investisseur d’un Hedge funds dépendent de ses résultats, ce qui l’incite à prendre davantage de risques. Les Hedge funds ont joué un rôle d’éclaireur dans les dernières crises financières : spéculant à la baisse, ils persuadent le gros du bataillon (les zinzins des fonds de pension et autres compagnies d’assurance) de leur clairvoyance et crée ainsi une prophétie spéculative auto-réalisatrice.
) ont fourni du crédit aux PED en achetant les bons qu’ils émettaient sur les principales places financières. Des Etats ont également augmenté l’offre de crédits aux PED, de la Chine qui prête tous azimuts au Venezuela qui finance l’Argentine et des pays de la Caraïbe. En général, les taux demandés étaient nettement plus avantageux que ceux qui ont prévalu jusqu’au début des années 2000. Il faut ajouter à cela l’abondant crédit octroyé à l’intérieur des PED par les banques locales ou étrangères qui opèrent au Sud.
Le basculement de 2007
Un changement est intervenu avec la crise de la dette privée dans les pays les plus industrialisés en 2007 [6]. Le déclencheur en a été l’éclatement de la bulle spéculative dans le marché de l’immobilier aux Etats-Unis qui a entraîné l’effondrement de plusieurs marchés de la dette privée (marché des subprimes
Subprimes
Crédits hypothécaires spéciaux développés à partir du milieu des années 2000, principalement aux États-Unis. Spéciaux car, à l’inverse des crédits « primes », ils sont destinés à des ménages à faibles revenus déjà fortement endettés et étaient donc plus risqués ; ils étaient ainsi également potentiellement plus (« sub ») rentables, avec des taux d’intérêts variables augmentant avec le temps ; la seule garantie reposant généralement sur l’hypothèque, le prêteur se remboursant alors par la vente de la maison en cas de non-remboursement. Ces crédits ont été titrisés - leurs risques ont été « dispersés » dans des produits financiers - et achetés en masse par les grandes banques, qui se sont retrouvées avec une quantité énorme de titres qui ne valaient plus rien lorsque la bulle spéculative immobilière a éclaté fin 2007.
Voir l’outil pédagogique « Le puzzle des subprimes »
, des ABCP [7], des CDO [8], des LBO
LBO
Leveraged Buy Out, rachat ou prise de contrôle d’une entreprise financé par l’endettement. Le plus souvent, un LBO est effectué par une société holding qui emprunte l’essentiel des fonds nécessaires à l’achat des actions de la société visée, la restructure puis exige des dividendes permettant de rembourser les emprunts, et enfin la revend quand sa profitabilité a été rétablie.
[9], des CDS
CDS
Credit Default Swap
Le CDS est un produit financier dérivé qui n’est soumis à aucun contrôle public. Il a été créé par la banque JPMorgan dans la première moitié des années 1990 en pleine période de déréglementation. Le Credit Default Swap signifie littéralement “permutation de l’impayé”. Normalement, il devrait permettre au détenteur d’une créance de se faire indemniser par le vendeur du CDS au cas où l’émetteur d’une obligation (l’emprunteur) fait défaut, que ce soit un pouvoir public ou une entreprise privée. Le conditionnel est de rigueur pour deux raisons principales. Premièrement, l’acheteur peut utiliser un CDS pour se protéger d’un risque de non remboursement d’une obligation qu’il n’a pas. Cela revient à prendre une assurance contre le risque d’incendie de la maison d’un voisin en espérant que celle-ci parte en flammes afin de pouvoir toucher la prime. Deuxièmement, les vendeurs de CDS n’ont pas réuni préalablement des moyens financiers suffisants pour indemniser les sociétés affectées par le non remboursement de dettes. En cas de faillite en chaîne d’entreprises privées ayant émis des obligations ou du non remboursement de la part d’un Etat débiteur important, il est très probable que les vendeurs de CDS seront dans l’incapacité de procéder aux indemnisations qu’ils ont promises. Le désastre de la compagnie nord-américaine d’assurance AIG en août 2008, la plus grosse société d’assurance internationale (nationalisée par le président George W. Bush afin d’éviter qu’elle ne s’effondre) et la faillite de Lehman Brothers en septembre 2008 sont directement liés au marché des CDS. AIG et Lehman s’étaient fortement développées dans ce secteur.
Le CDS donne l’illusion à la banque qui en achète qu’elle est protégée contre des risques ce qui l’encourage à réaliser des actions de plus en plus aventureuses. De plus, le CDS est un outil de spéculation. Par exemple en 2010-2011, des banques et d’autres sociétés financières ont acheté des CDS pour se protéger du risque d’une suspension de paiement de la dette qui aurait pu être décrétée par la Grèce. Elles souhaitaient que la Grèce fasse effectivement défaut afin d’être indemnisées. Qu’elles soient ou non en possession de titres grecs, les banques et les sociétés financières détentrices de CDS sur la dette grecque avaient intérêt à ce que la crise s’aggrave. Des banques allemandes et françaises (les banques de ces pays étaient les principales détentrices de titres grecs en 2010-2011) revendaient des titres grecs (ce qui alimentait un climat de méfiance à l’égard de la Grèce) tout en achetant des CDS en espérant pouvoir être indemnisées au cas de défaut grec.1
Le 1er novembre 2012, les autorités de l’Union européenne ont fini par interdire la vente ou l’achat de CDS concernant des dettes des États de l’UE qui ne sont pas en possession du candidat acheteur du CDS.2 Mais cette interdiction ne concerne qu’une fraction minime du marché des CDS (le segment des CDS sur les dettes souveraines*) : environ 5 à 7 %. Il faut également noter que cette mesure limitée mais importante (c’est d’ailleurs à peu près la seule mesure sérieuse qui soit entrée en vigueur depuis l’éclatement de la crise) a entraîné une réduction très importante du volume des ventes des CDS concernés, preuve que ce marché est tout à fait spéculatif.
Enfin, rappelons que le marché des CDS est dominé par une quinzaine de grandes banques internationales. Les hedge funds et les autres acteurs des marchés financiers n’y jouent qu’un rôle marginal. D’ailleurs la Commission européenne a menacé en juillet 2013 de poursuivre 13 grandes banques internationales pour collusion afin de maintenir leur domination sur le marché de gré à gré* (OTC) des CDS.3
[10], des ARS [11]…). Cette crise est loin d’être terminée et le monde est seulement en train de découvrir ses multiples répercussions.
Alors que l’argent du crédit coulait à flot jusqu’en juillet 2007, les différentes sources privées se sont taries subitement au Nord. Les banques privées complètement engluées dans des montages chancelants de dettes ont commencé à se méfier les unes des autres et ont rechigné à se prêter de l’argent. Il a fallu que les pouvoirs publics des Etats-Unis, d’Europe occidentale et du Japon injectent massivement et à plusieurs reprises des liquidités
Liquidité
Liquidités
Capitaux dont une économie ou une entreprise peut disposer à un instant T. Un manque de liquidités peut conduire une entreprise à la liquidation et une économie à la récession.
(plus de 2 000 milliards de dollars et d’euros en 2007-2009) pour éviter la paralysie du système financier au Nord. Pendant ce temps, les banques privées qui se finançaient en vendant des titres non garantis n’ont plus trouvé acquéreur sur les marchés financiers
Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
du Nord. Elles ont dû commencer à assainir leurs comptes en amortissant les énormes pertes dues à leurs opérations aventureuses des dernières années. Pour s’en sortir, elles ont dû faire appel à des apports d’argent frais. Cet argent a été fourni au début par les fonds souverains des pays asiatiques et par ceux du Golfe persique. Ensuite, les Etats du Nord sont venus massivement à la rescousse. Les banques qui n’ont pas trouvé à temps de l’argent frais ont été rachetées par d’autres (Bear Stearns [12] et WAMU ont été rachetées par JPMorgan) ou par l’Etat (en Grande Bretagne, Northern Rock Bank, Royal Bank of Scotland et l’établissement de crédit hypothécaire Bradford & Bingley ; le gouvernement des Pays-Bas a acheté ABN Amro ; le gouvernement belge a acheté de manière temporaire Fortis Bank pour la revendre ensuite à BNP Paribas ; le gouvernement de Washington a « nationalisé » Freddie Mac et Fannie Mae ainsi que AIG [13], etc.). La nationalisation de Freddie Mac et de Fannie Mae est un exemple parfait de la privatisation des bénéfices en temps de prospérité économique et de socialisation des pertes en temps de dépression. Ces deux institutions ont été privatisées au moment où elles produisaient de gros bénéfices. Avec la crise dans l’immobilier qui a éclaté en 2007, la situation de Freddie Mac et de Fannie Mae s’est dramatiquement dégradée. Alors qu’elles avaient distribué des dividendes à leurs actionnaires privés en 2007, les deux institutions subitement aux abois ont appelé l’Etat à la rescousse afin qu’il prenne en charge leurs pertes. Leur portefeuille de crédits hypothécaires s’élève à 5 300 milliards de dollars (c’est-à-dire l’équivalent de quatre fois la dette publique externe de l’ensemble des PED). L’éditorial du très néolibéral The Economist du 30 août 2008 déclara lui-même : « C’est le pire aspect du capitalisme : il signifie que les actionnaires et les dirigeants jouissent des profits tandis que les contribuables paient l’ardoise quand il y a des pertes ».
Dans un premier temps, la plupart des PED n’a pas souffert
En 2007, les Bourses de valeurs d’une série de PED ont vu affluer de l’argent spéculatif qui fuyait l’épicentre du séisme financier, c’est-à-dire l’Amérique du Nord. Les capitaux libérés par l’explosion de la bulle immobilière qui a traversé l’Atlantique d’Ouest en Est (l’Irlande, la Grande-Bretagne, l’Espagne ont été particulièrement touchées et la liste s’est allongée au fil du temps) se sont jetés sur d’autres marchés : les Bourses de matières premières et de produits alimentaires qui sont situées au Nord (renforçant par là même l’augmentation des prix) et certaines Bourses de valeurs du Sud. Mais cela n’a pas duré longtemps : en 2008, toutes les Bourses de valeurs du Sud étaient les grandes perdantes. Certaines d’entre elles sont reparties à la hausse en 2009 (Chine, Taïwan, Brésil, Russie…), mais pour combien de temps ?
Par ailleurs, la décision de la Réserve fédérale des Etats-Unis de baisser à plusieurs reprises son taux d’intérêt
Taux d'intérêt
Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
directeur a aussi allégé provisoirement le fardeau de la dette du Sud. Mais la situation changea radicalement mi-2008 quand les primes de risque-pays augmentèrent fortement et quand les banques du Nord restreignirent l’offre de nouveaux crédits destinés à refinancer le paiement de la dette. De la même manière, les investisseurs institutionnels (fonds de pension
Fonds de pension
Fonds d’investissement, appelé aussi fonds de retraite, qui a pour vocation de gérer un régime de retraite par capitalisation. Un fonds de pension est alimenté par l’épargne des salariés d’une ou plusieurs entreprises, épargne souvent complétée par l’entreprise ; il a pour mission de verser des pensions aux salariés adhérents du fonds. Les fonds de pension gèrent des capitaux très importants, qui sont généralement investis sur les marchés boursiers et financiers.
, assurances, banques…) réduisirent l’achat de titres de la dette
Titres de la dette
Les titres de la dette publique sont des emprunts qu’un État effectue pour financer son déficit (la différence entre ses recettes et ses dépenses). Il émet alors différents titres (bons d’état, certificats de trésorerie, bons du trésor, obligations linéaires, notes etc.) sur les marchés financiers – principalement actuellement – qui lui verseront de l’argent en échange d’un remboursement avec intérêts après une période déterminée (pouvant aller de 3 mois à 30 ans).
Il existe un marché primaire et secondaire de la dette publique.
du Sud pour acheter en priorité les bons du Trésor des Etats-Unis. Les prix des matières premières, qui s’étaient maintenus à la hausse jusqu’en juillet 2008, entamèrent une chute brutale. De plus, en 2008-2009, les monnaies des pays latino-américains se dévaluèrent face au dollar. Cela augmenta à nouveau le coût de la dette externe qui se paie majoritairement en dollars.
La Banque des Règlements Internationaux (BRI) confirme : « La crise économique et financière a frappé de plein fouet les économies émergentes (ÉcÉm) au dernier trimestre 2008. La faillite de Lehman Brothers, en septembre 2008, a été suivie par un recul sans précédent de la demande d’exportations, qui a coïncidé avec un important reflux des prêts bancaires internationaux et de l’investissement de portefeuille étranger. Le cours de change de nombreux pays s’est déprécié, la valorisation des actions
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
a baissé et le coût du financement extérieur a fortement progressé. Avec l’atonie de la consommation et des dépenses d’investissement dans les économies avancées, la demande d’exportations des ÉcÉm s’est effondrée, ce qui a accentué l’inversion des flux de capitaux et mis fin à une longue période de croissance tirée par les exportations et soutenue par les entrées de fonds [14]. »
Baisse des réserves en devises des PED en 2008-2009
Toujours selon la BRI, les réserves en devises des PED se sont mises à baisser : « Le stock d’avoirs de change, après avoir culminé en 2008, a fortement diminué dans plusieurs ÉcÉm, s’établissant à plus de 4 300 milliards [de dollars] pour l’ensemble du groupe en janvier 2009. […] Ainsi, au premier trimestre 2009, le niveau des réserves de change était tombé à 80% de celui de juin 2008 en Corée et en Inde, à environ 75% en Pologne et à 65% en Russie. En cas de persistance des chocs extérieurs, ces ponctions soulèvent des interrogations, même si les stocks demeurent abondants, d’après les indicateurs classiques [15]. »
Le ralentissement de la croissance économique, clairement perceptible en Amérique du Nord, en Europe et au Japon, a entraîné une réduction des exportations de produits manufacturés, principalement par la Chine, le Mexique et d’autres pays asiatiques. La demande interne chinoise ne sera pas en mesure de pallier à la réduction de la demande externe.
Le reflux de l’activité économique dans les pays industrialisés, en Chine et dans d’autres pays asiatiques gros consommateurs de matières premières (Malaisie, Thaïlande, Corée du Sud…), ainsi que la réduction des capitaux financiers disponibles pour spéculer à la hausse sur les marchés du futur, ont entraîné une réduction des prix des hydrocarbures et de quasiment toutes les autres matières premières (y compris les produits agricoles) : « La baisse des dépenses en biens de consommation durable dans les pays avancés pendant le second semestre 2008 a lourdement pesé sur les exportations dans les secteurs de l’automobile et des technologies de l’information (TI). Pour l’automobile, qui représente une part notable du PIB
PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
dans plusieurs ÉcÉm (3 % en Turquie, 6 % au Mexique, 8 % en Corée et en Thaïlande et plus de 10 % en Europe centrale), les exportations ont chuté, par exemple de 45 % au Mexique en février 2009 et de 54 % en Turquie au premier trimestre 2009. […] De plus, le ralentissement de la croissance mondiale a précipité un fléchissement des cours des produits de base. Entre juillet 2008 et mars 2009, les cours du pétrole ont cédé 65 %, et ceux des autres produits de base, 34 %. […] Or, les produits de base comptent pour plus de 40 % des exportations en Amérique latine (au-delà de 20 % au Mexique) [16]. »
Il faut y ajouter une forte réduction des transferts des migrants vers leur pays d’origine. Les travailleurs mexicains, équatoriens, boliviens qui travaillent dans le secteur de la construction aux Etats-Unis et en Espagne sont directement touchés par la crise de l’immobilier et perdent en masse leur emploi.
Durcissement des conditions de prêt
Pendant que les recettes des Etats baissent, les dépenses pour le remboursement de la dette augmentent. Les banques réduisent leur offre de crédits et exigent une augmentation des primes de risque. Les pertes que les banques doivent éponger se sont constamment élevées depuis 2007. Le nombre de défauts de paiements a augmenté dans le Nord. Le marché des Credit default swaps
Swap
Swaps
Vient d’un mot anglais qui signifie « échange ». Un swap est donc un échange entre deux parties. Dans le domaine financier, il s’agit d’un échange de flux financiers : par exemple, j’échange un taux d’intérêt à court terme contre un taux à long terme moyennant une rémunération. Les swaps permettent de transférer certains risques afin de les sortir du bilan de la banque ou des autres sociétés financières qui les utilisent. Ces produits dérivés sont très utilisés dans le montage de produits dits structurés.
, ces produits dérivés
Produits dérivés
Produit dérivé
Famille de produits financiers qui regroupe principalement les options, les futures, les swaps et leurs combinaisons, qui sont tous liés à d’autres actifs (actions, obligations, matières premières, taux d’intérêt, indices...) dont ils sont par construction inséparables : option sur une action, contrat à terme sur un indice, etc. Leur valeur dépend et dérive de celle de ces autres actifs. Il existe des produits dérivés d’engagement ferme (change à terme, swap de taux ou de change) et des produits dérivés d’engagement conditionnel (options, warrants…).
non régulés qui étaient censés protéger les détenteurs de créances
Créances
Créances : Somme d’argent qu’une personne (le créancier) a le droit d’exiger d’une autre personne (le débiteur).
contre le risque de non paiement, est plongé dans l’incertitude tant les sommes en jeu sont énormes [17].
Et nous sommes seulement au début de ce durcissement des conditions. En juin 2008, la BRI écrivait : « Même si les primes souveraines (c’est-à-dire les primes de risque que paient les pouvoirs publics aux prêteurs) demeurent bien inférieures aux niveaux observés durant les précédents épisodes de turbulences financières, elles sont beaucoup plus élevées qu’au premier semestre 2007, de sorte que les tensions sur les financements risquent de devenir contraignantes » [18]. La BRI ajoutait un peu plus loin : « En ce qui concerne les entreprises, la hausse récente des primes de risque sur leurs obligations
Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
a souvent été plus forte que celle des primes souveraines, ce qui laisse penser que certains emprunteurs commencent à ressentir les effets d’un durcissement des conditions de crédit, après de nombreuses années d’endettement facile [19]. » Puis : « Dans le contexte de turbulences qui frappe les banques des économies avancées, la seconde grande source de vulnérabilité pour certaines économies émergentes est le risque de tarissement des entrées de capitaux bancaires. Par le passé, ces flux se sont inversés brutalement à plusieurs reprises, comme au début des années 1980 pour l’Amérique latine et en 1997-1997, pour l’Asie émergente [20]. »
Dans la version suivante de son rapport, en 2009, la BRI affirme : « En Amérique latine, par exemple, au premier trimestre 2009, plusieurs grandes banques internationales n’ont reconduit que 50–60 % des lignes de crédit commercial octroyées en 2008. […] De plus, les rapatriements de bénéfices se sont fortement accrus dans certains cas, car, à l’instar des banques internationales, nombre de multinationales ont eu besoin de liquidité sur leur marché d’origine. D’après le Centre de développement de l’OCDE
OCDE
Organisation de coopération et de développement économiques
Créée en 1960 et basée au Château de la Muette à Paris, l’OCDE regroupait en 2002 les quinze membres de l’Union européenne auxquels s’ajoutent la Suisse, la Norvège, l’Islande ; en Amérique du Nord, les USA et le Canada ; en Asie-Pacifique, le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande. La Turquie est le seul PED à en faire partie depuis le début pour des raisons géostratégiques. Entre 1994 et 1996, deux autres pays du Tiers Monde ont fait leur entrée dans l’OCDE : le Mexique qui forme l’ALENA avec ses deux voisins du Nord ; la Corée du Sud. Depuis 1995 et 2000, se sont ajoutés quatre pays de l’ancien bloc soviétique : la République tchèque, la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie. Puis d’autres adhésions se sont produites : en 2010, le Chili, l’Estonie, Israël et la Slovénie, en 2016 la Lettonie, en 2018 la Lituanie et, en 2020, la Colombie est devenue le trente-septième membre.
Site : www.oecd.org
, les rapatriements de ressources financières vers les sociétés mères expliquent la chute du réinvestissement des bénéfices et des prêts intragroupes. Puisque la crise actuelle s’accompagne d’une contraction sans précédent de l’activité économique mondiale, il est extrêmement difficile de prévoir quand et dans quelle mesure les capitaux privés reviendront vers les ÉcÉm [21]. »
Conclusions
En conséquence de la crise qui a éclaté dans les pays les plus industrialisés, les conditions de prêts se sont déjà considérablement durcies pour les PED. Les importantes réserves de change qu’ils avaient engrangées ces dernières années ont constitué un amortisseur des effets de ce durcissement, mais elles ne suffiront sans doute pas à les protéger totalement. Certains maillons faibles de la chaîne de l’endettement au Sud sont directement touchés par la chute des matières premières. C’est par exemple le cas de l’Equateur (chute du prix du pétrole) et de l’Argentine (chute du prix du soja exporté). La situation n’est absolument pas sous contrôle et il faut agir résolument pour que ce ne soit pas les peuples qui paient une fois de plus le prix fort [22].
[1] Entre 20 et 35% du budget de l’Etat sont consacrés au remboursement de la dette publique dans de nombreux pays. Dans le cas du Brésil, la part du budget de l’Etat destinée au remboursement de la dette publique interne et externe est quatre fois supérieure à la somme des dépenses en éducation et santé ! Voir Rodrigo Vieira de Ávila, « Brésil : La dette publique est toujours bien là ! », www.cadtm.org/spip.php?article3155 et www.cadtm.org/imprimer.php3?id_article=3605
[2] Voir Eric Toussaint, La Finance contre les peuples, CADTM-Syllepse-Cetim, 2004, chapitre 7. Voir également, Eric Toussaint, Banque mondiale : le Coup d’Etat permanent, CADTM-Syllepse-Cetim, 2006, chapitre 4.
[3] Au 19e siècle, il s’agissait notamment de l’Argentine, de l’Egypte, de la Tunisie, de la Chine et de l’Empire ottoman.
[4] On appelle Triade l’ensemble constitué par l’Amérique du Nord, l’Europe et le Japon.
[5] « Les créances transfrontières des banques déclarantes à la BRI sur les Economies émergentes ont été estimées à 2600 milliards de dollars en 2007, soit une augmentation de 1600 milliards en cinq ans » BRI, 78e Rapport annuel, Bâle, juin 2008, p. 44.
[6] Pour une analyse détaillée du déclenchement de la crise et du contexte international, voir Eric Toussaint, Banque du Sud et nouvelle crise internationale, CADTM-Syllepse, Liège-Paris, 2008, chapitres 9 et 10.
[7] Les commercial papers nord-américains (« asset backed commercial paper », ABCP) sont des titres de créances négociables émis par les banques ou d’autres entreprises sur le marché financier pour une courte période (2 à 270 jours). Ces titres de créances ne sont pas garantis par une contrepartie (une propriété immobilière par exemple). Ils sont basés sur la confiance que l’acheteur du commercial paper éprouve à l’égard de la banque ou de l’entreprise qui le vend.
[8] Collateralized Debt Obligations.
[9] Leveraged Debt Buy-Out. Il s’agit d’opérations de rachat d’entreprises financées par des dettes.
[10] Credit Default Swaps. L’acheteur d’un CDS veut en l’acquérant se protéger contre un risque de non paiement d’une dette. Le marché des CDS s’est fortement développé depuis 2002. Le volume des montants concernés par les CDS a été multiplié par 11 entre 2002 et 2006. Le problème, c’est que ces contrats d’assurance sont vendus sans que s’exerce un contrôle de la part des autorités publiques. L’existence de ces CDS a poussé les entreprises à prendre de plus en plus de risques. Se croyant protégés contre un défaut de paiement, les prêteurs octroient des prêts sans avoir vérifié la capacité de l’emprunteur à rembourser.
[11] Auction Rate Securities. Ces titres vendus aux Etats-Unis représentent des crédits octroyés à des municipalités, des universités (pour des bourses à des étudiants), des hôpitaux. Chaque semaine, les clients pouvaient en acheter ou en vendre via un système d’enchères (« auction »). En juin-juillet 2008, ce marché s’est effondré et les banques qui avaient commercialisé ces dettes ont dû les racheter à leurs clients et payer des amendes à l’Etat. Les montants en jeu sont estimés à 330 milliards de dollars et les amendes payées par UBS (150 millions de dollars), Citigroup (100 millions), JPMorgan, Morgan Stanley… totalisent plusieurs centaines de millions de dollars.
[12] Bear Stearns, la 5e banque d’affaires des Etats-Unis, étaient complètement engluée dans le marché des CDS.
[13] AIG, principal groupe mondial d’assurance, était lui aussi complètement embourbé dans le marché des CDS.
[14] Banque des Règlements Internationaux, 79e Rapport Annuel 2009, p. 80.
[15] Ibid, p. 84 et p. 94.
[16] Ibid, p. 84.
[17] « En particulier, nombre d’entreprises brésiliennes, coréennes, mexicaines et polonaises avaient souscrit des contrats sur dérivés auprès de banques étrangères ou locales, en 2007 et 2008, pour protéger leurs recettes d’exportations contre une forte appréciation des monnaies locales, voire, parfois, pour spéculer sur la poursuite de la hausse. Ces positions ne figuraient généralement pas au bilan des entreprises. Quand les cours de change se sont repliés face au dollar ou à l’euro, ces dernières ont essuyé de lourdes pertes : selon les estimations, près de 0,8 % du PIB en Corée et plus de 1 % en Pologne. » Source : BRI, 2009, p. 89.
[18] BRI, 2008, p. 55.
[19] La BRI écrit également : « Le crédit bancaire du secteur privé s’est énormément développé durant les cinq dernières années : de 7 points de pourcentage en termes de PIB en Amérique latine et de 30 points de pourcentage dans les pays d’Europe centrale et orientale. Il n’est pas impossible que cette extension ait outrepassé la capacité des établissements à évaluer et à surveiller efficacement leur exposition… », p. 57.
[20] BRI, 2008, p. 56.
[21] BRI, 2009, pp.92-93.
[22] En ce qui concerne les propositions d’alternatives, voir Eric Toussaint, Banque du Sud et nouvelle crise internationale, CADTM-Syllepse, Liège-Paris, 2008, chapitre 1 à 4. Voir également : Eric Toussaint, Quelles alternatives pour le développement humain ?, www.cadtm.org/spip.php?article3623, ainsi que Damien Millet et Eric Toussaint, 60 questions/60 réponses sur la dette, le FMI et la Banque mondiale, CADTM-Syllepse, 2008, chapitres 10 à 12.
Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.
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