Petite histoire de la financiarisation de la dette sociale en France

26 janvier 2017 par Pascal Franchet


La dette sociale ou le « trou de la Sécu » sert de prétexte aux gouvernements néolibéraux pour mettre en place des réformes régressives. Cette dette sociale doit être relativisée.



De sa création jusqu’en 2006, les comptes de la Sécurité sociale étaient soit excédentaires, soit légèrement déficitaires. Le recours au financement externe était marginal et relevait souvent du jeu d’écriture. Le tournant néolibéral de l’économie et des politiques qui y sont associées date du début des années 1980.

Jusqu’en 1980, l’ACOSS1 avait recours à deux sources de financement :
- le Trésor public pour des avances à court terme ;
- la Caisse des dépôts et consignations pour des prêts relais.

Début 1980, se mettent en place, au sein de l’ACOSS [1], des Conventions d’objectifs et de Gestion (COG) qui introduisent 2 nouveautés : la comptabilité séparée des caisses et la facturation croisée des excédents et des besoins de financement, avec productions d’intérêts entre caisses. Cette nouvelle logique comptable d’entreprise privée marque le début de la financiarisation des comptes de la Sécurité sociale.

C’est avec l’UNEDIC, une association créée hors Sécurité sociale en 1958 sous forme associative et à gestion paritaire pour contrer l’influence de la CGT et redonner une position dominante au patronat avec le paritarisme, que s’ouvrent les portes du financement de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
sociale par les banques privées.

En septembre 1981, l’UNEDIC (assurance-chômage) emprunte 6 mds F auprès des assurances et des mutuelles sur lesquelles l’État reste influent et peut imposer des taux très faibles [2].

En 1994, l’UNEDIC souscrit un emprunt obligataire de 10 mds F à 5,25 % [3].

En 2002, elle renouvellera l’opération avec un emprunt obligataire de 12 mds F au taux de 5,50 %.

En 2004, l’ACOSS (la « banque de la Sécu ») sera autorisée à emprunter 7 mds F auprès des banques spécialistes en valeurs du Trésor (celles qui financent la dette de l’État). Ce recours à l’emprunt, garanti par l’État, marque l’ouverture définitive de la Sécurité sociale à la financiarisation.

En 2007, la loi de financement de la Sécurité sociale autorise l’ACOSS à avoir recours à des billets de trésorerie pour ses besoins de financement à court terme.

On peut lire sur le site de l’UNEDIC, qu’à la fin de l’exercice 2007, 9,17 mds € d’autorisation d’emprunts ont été utilisés comme suit :
- Obligations Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
= 6,2 mds € ;
- Billets de Trésorerie = 2,87 mds € ;
- Titrisation Titrisation Technique financière qui permet à une banque de transformer en titres négociables des actifs illiquides, c’est-à-dire qui ne sont pas (ou pas facilement) vendables. Initialement, cette technique a été utilisée par les établissements de crédit dans le but de refinancer une partie de leurs prêts à la clientèle. Les prêts sont cédés à un véhicule juridique qui émet en contrepartie des titres (généralement des obligations) placés sur les marchés financiers. Avec la titrisation, les risques afférents à ces crédits sont transférés des banques aux acheteurs. Cette pratique s’étend aujourd’hui à d’autres types d’actifs et d’acteurs (portefeuilles d’assurances, immobilier, créances commerciales).

(extrait de Adda, p. 101, t. 1, 1996, p. 101-102)
Cette notion décrit la prépondérance nouvelle des émissions de titres (obligations internationales classiques émises pour le compte d’un emprunteur étranger sur la place financière et dans la monnaie du pays prêteur, euro-obligations libellées dans une monnaie différente de celle de la place où elles sont émises, actions internationales) dans l’activité des marchés. A quoi s’ajoute la transformation d’anciennes créances bancaires en titres négociables, technique qui a permis aux banques d’accélérer leur désengagement à l’égard des pays en voie de développement après l’irruption de la crise de la dette.
La caractéristique principale de cette logique de titrisation est la diffusion du risque qu’elle permet. Diffusion numérique tout d’abord, puisque le risque de défaut des emprunteurs cesse d’être concentré sur un petit nombre de banques transnationales en relation étroites les unes avec les autres. Diffusion qualitative ensuite, puisque chacune des composantes du risque afférent à un titre particulier peut donner lieu à la création d’instruments spécifiques de protection négociables sur un marché : contrats à terme pour se prémunir du risque de change, contrats de taux d’intérêt pour faire face au risque de variation des taux, marchés d’option négociables, etc. Cette prolifération des instruments financiers et des marchés dérivés donne aux marchés internationaux l’allure d’une foire aux risques, selon l’expression de Charles Goldfinger.
= 0,1 md €.

La titrisation consiste à transformer en titres négociables sur les marchés financiers Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
des créances Créances Créances : Somme d’argent qu’une personne (le créancier) a le droit d’exiger d’une autre personne (le débiteur). de l’UNEDIC. Les cotisations sociales servent à la spéculation Spéculation Opération consistant à prendre position sur un marché, souvent à contre-courant, dans l’espoir de dégager un profit.
Activité consistant à rechercher des gains sous forme de plus-value en pariant sur la valeur future des biens et des actifs financiers ou monétaires. La spéculation génère un divorce entre la sphère financière et la sphère productive. Les marchés des changes constituent le principal lieu de spéculation.
 !

En 2010, on touche le fond ! Une convention est signée entre l’ACOSS et l’AFT (Agence France Trésor) portant sur un programme d’émissions pour des financements à court terme sur les marchés financiers. Ce programme s’appelle Euro Commercial Paper, basé à la City de Londres. On y trouve des entreprises, des sociétés financières (banques centrales, assurances, Hedge Funds Hedge funds Les hedge funds, contrairement à leur nom qui signifie couverture, sont des fonds d’investissement non cotés à vocation spéculative, qui recherchent des rentabilités élevées et utilisent abondamment les produits dérivés, en particulier les options, et recourent fréquemment à l’effet de levier (voir supra). Les principaux hedge funds sont indépendants des banques, quoique fréquemment les banques se dotent elles-mêmes de hedge funds. Ceux-ci font partie du shadow banking à côté des SPV et des Money market funds.

Un Hedge funds (ou fonds spéculatif) est une institution d’investissement empruntant afin de spéculer sur les marchés financiers mondiaux. Plus un fonds aura la confiance du monde financier, plus il sera capable de prendre provisoirement le contrôle d’actifs dépassant de beaucoup la richesse de ses propriétaires. Les revenus d’un investisseur d’un Hedge funds dépendent de ses résultats, ce qui l’incite à prendre davantage de risques. Les Hedge funds ont joué un rôle d’éclaireur dans les dernières crises financières : spéculant à la baisse, ils persuadent le gros du bataillon (les zinzins des fonds de pension et autres compagnies d’assurance) de leur clairvoyance et crée ainsi une prophétie spéculative auto-réalisatrice.
, Mutual Funds) des sociétés de Trading Activités de marché
Trading
opération d’achat et de vente de produits financiers (actions, futures, produits dérivés, options, warrants, etc.) réalisée dans l’espoir d’en tirer un profit à court terme
, etc. Comme dans tout paradis fiscal Paradis fiscaux
Paradis fiscal
Territoire caractérisé par les cinq critères (non cumulatifs) suivants :
(a) l’opacité (via le secret bancaire ou un autre mécanisme comme les trusts) ;
(b) une fiscalité très basse, voire une imposition nulle pour les non-résidents ;
(c) des facilités législatives permettant de créer des sociétés écrans, sans aucune obligation pour les non-résidents d’avoir une activité réelle sur le territoire ;
(d) l’absence de coopération avec les administrations fiscales, douanières et/ou judiciaires des autres pays ;
(e) la faiblesse ou l’absence de régulation financière.

La Suisse, la City de Londres et le Luxembourg accueillent la majorité des capitaux placés dans les paradis fiscaux. Il y a bien sûr également les Iles Caïmans, les Iles anglo-normandes, Hong-Kong, et d’autres lieux exotiques. Les détenteurs de fortunes qui veulent échapper au fisc ou ceux qui veulent blanchir des capitaux qui proviennent d’activités criminelles sont directement aidés par les banques qui font « passer » les capitaux par une succession de paradis fiscaux. Les capitaux généralement sont d’abord placés en Suisse, à la City de Londres ou au Luxembourg, transitent ensuite par d’autres paradis fiscaux encore plus opaques afin de compliquer la tâche des autorités qui voudraient suivre leurs traces et finissent par réapparaître la plupart du temps à Genève, Zurich, Berne, Londres ou Luxembourg, d’où ils peuvent se rendre si nécessaires vers d’autres destinations.
, l’origine des fonds est incertaine, douteuse et souvent mafieuse. La Sécu blanchit de l’argent sale !

Dans sa note de présentation aux investisseurs émise en septembre 2014 [4], l’UNEDIC vante la fiabilité de ses capacités à rembourser et présente les économies à réaliser sur le dos des chômeurs (1,6 md € sur 2 ans) comme un gage de la soutenabilité de ses remboursements.

En 2016, le site de l’UNEDIC ne rend public que 11 des 31 mds € de contrats souscrits. Agir dans l’ombre pour mieux détruire les droits humains fondamentaux est leur stratégie.

Cette incomplète énumération des dérives de la dette sociale, sur le chemin de la financiarisation de son financement, illustre le marigot dans lequel la protection sociale est tombée.

Ces banques du marché primaire [5], créancières de la dette sociale, sont toutes impliquées dans des faits délictueux et des scandales rendus publics. Très peu d’entre elles ont connu des poursuites judiciaires. Le comportement de ces prédateurs de biens publics n’a pas changé malgré quelques amendes qu’ils s’empressent de faire payer aux particuliers et à leurs employés. Les paradis fiscaux continuent de prospérer en l’absence de réelle volonté politique de changement. Il est urgent de mettre fin à ce pillage du droit fondamental à la protection sociale pour toutes et tous.


Un coût exorbitant pour la population

Il est difficile de chiffrer avec précision le coût de cette financiarisation, mais il se chiffre assurément en dizaines de milliards d’euros. Avec la baisse des prestations et cette logique financière, nous enrichissons ces créanciers. La population paie le prix fort d’une dette qui n’est pas la sienne mais celle du patronat qui organise, avec l’État, le trou de la Sécu afin de mieux la privatiser.

Plus que jamais, un audit public et citoyen de cette dette s’impose. À l’heure où de nouvelles réformes de la protection sociale sont exigées par le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

Cliquez pour plus de détails.
, l’OCDE OCDE
Organisation de coopération et de développement économiques
Créée en 1960 et basée au Château de la Muette à Paris, l’OCDE regroupait en 2002 les quinze membres de l’Union européenne auxquels s’ajoutent la Suisse, la Norvège, l’Islande ; en Amérique du Nord, les USA et le Canada ; en Asie-Pacifique, le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande. La Turquie est le seul PED à en faire partie depuis le début pour des raisons géostratégiques. Entre 1994 et 1996, deux autres pays du Tiers Monde ont fait leur entrée dans l’OCDE : le Mexique qui forme l’ALENA avec ses deux voisins du Nord ; la Corée du Sud. Depuis 1995 et 2000, se sont ajoutés quatre pays de l’ancien bloc soviétique : la République tchèque, la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie. Puis d’autres adhésions se sont produites : en 2010, le Chili, l’Estonie, Israël et la Slovénie, en 2016 la Lettonie, en 2018 la Lituanie et, en 2020, la Colombie est devenue le trente-septième membre.

Site : www.oecd.org
et la Commission européenne, au nom de la réduction de la dette publique et des déficits, il devient impératif de construire et multiplier des collectifs d’audit de la dette sociale. Le fruit de ce travail, mené de façon transparente et publique, est une pierre à ajouter à l’édifice de nos revendications et mobilisations.

Nous devons nous réapproprier notre protection sociale, en évincer le patronat et l’État de sa gestion, rendre publique la réalité des comptes, remettre en cause cette financiarisation qui, non seulement enrichit les nantis mais sert de prétexte aux reculs sociaux. Il nous faut faire payer au patronat et au Capital la dette envers la protection sociale. Une autre redistribution des richesses produites par le travail est possible et nécessaire.


Cet article est extrait du magazine du CADTM : Les Autres Voix de la Planète


Notes

[1L’Agence centrale des organismes de Sécurité sociale (ACOSS), créée par les ordonnances de 1967, assure la trésorerie au quotidien des 4 branches du régime général (maladie, famille, vieillesse et accidents du travail/maladies professionnelles).

[2Lire à ce propos l’excellent livre de Benjamin Lemoine : L’ordre de la dette, Éditions La découverte, 2016, sur le « Circuit du Trésor » et l’annexe 6 de la brochure « Que faire de la dette sociale ? » http://www.cadtm.org/Que-faire-de-la-dette-sociale

[3Pour mémoire, l’inflation était de 1,2 % en 1994 et ne dépassera pas 1,6 % jusqu’en 2002.

[5Ces titres et obligations sont revendus sur le marché secondaire. On ignore qui sont les créanciers réels de la dette sociale tout comme pour celle de l’État.

Pascal Franchet

Président du CADTM France