3 avril 2019 par Mats Lucia Bayer
Cet article propose une lecture critique de l’article « Odious debt, Adverse creditors, and de Democratic Ideal » de Margot E. Salomon et Robert Howse, publié en 2018 par la London School of Economics et qui cherche à analyser la crise de la dette grecque en 2015 à la lumière de la doctrine de la dette odieuse.
Le texte « Odious Debt
Odious Debt
According to the doctrine, for a debt to be odious it must meet two conditions :
1) It must have been contracted against the interests of the Nation, or against the interests of the People, or against the interests of the State.
2) Creditors cannot prove they they were unaware of how the borrowed money would be used.
We must underline that according to the doctrine of odious debt, the nature of the borrowing regime or government does not signify, since what matters is what the debt is used for. If a democratic government gets into debt against the interests of its population, the contracted debt can be called odious if it also meets the second condition. Consequently, contrary to a misleading version of the doctrine, odious debt is not only about dictatorial regimes.
(See Éric Toussaint, The Doctrine of Odious Debt : from Alexander Sack to the CADTM).
The father of the odious debt doctrine, Alexander Nahum Sack, clearly says that odious debts can be contracted by any regular government. Sack considers that a debt that is regularly incurred by a regular government can be branded as odious if the two above-mentioned conditions are met.
He adds, “once these two points are established, the burden of proof that the funds were used for the general or special needs of the State and were not of an odious character, would be upon the creditors.”
Sack defines a regular government as follows : “By a regular government is to be understood the supreme power that effectively exists within the limits of a given territory. Whether that government be monarchical (absolute or limited) or republican ; whether it functions by “the grace of God” or “the will of the people” ; whether it express “the will of the people” or not, of all the people or only of some ; whether it be legally established or not, etc., none of that is relevant to the problem we are concerned with.”
So clearly for Sack, all regular governments, whether despotic or democratic, in one guise or another, can incur odious debts.
, Adverse Creditors, and the Democratic Ideal » de Margot E. Salomon et Robert Howse propose une mise à jour de la doctrine de la dette odieuse
Dette odieuse
Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.
Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).
Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.
Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».
Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »
Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
à partir de l’exemple de la crise de la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
grecque. Pour ce faire, les auteurs mettent l’accent sur deux éléments : (1) les nouveaux types de relations internationales dans lesquelles un pays peut entretenir des relations et même entrer en conflit non pas avec d’autres pays mais avec des institutions internationales, en l’occurrence des institutions financières (IFI) ; (2) la centralité de la question démocratique liée à celle de la souveraineté des pays. La Grèce constituerait une sorte d’exemple paradigmatique de ces deux approches.
Le texte articule une discussion intéressante autour de la tension inhérente entre le mécanisme de la dette et l’exercice souverain de la démocratie dans un pays. Les auteurs partent d’une définition généralement acceptée pendant longtemps de la doctrine de la dette odieuse élaborée par Alexander Nahum Sack basée sur trois critères, à savoir : que la dette ait été contractée sans le consentement de sa population ; qu’elle ait été utilisée contre les intérêts d’une partie ou de la totalité de la population ; que les créditeurs des fonds aient pleine conscience de cette situation.
Eric Toussaint, du CADTM, a démontré que cette définition communément admise constituait une version erronée de la doctrine telle qu’élaborée par Alexander Sack [1]. En particulier, le caractère despotique ou non du gouvernement ne constitue pas un critère en soi pour prouver qu’une dette puisse être considérée comme odieuse, de même l’absence de consentement de la population n’est pas un critère retenu par Sack. La véritable application de la doctrine concerne en réalité seulement l‘usage néfaste de la dette et la conscience de cet effet par les créanciers. L’application de ces deux critères est incontestable pour le cas grec : la dette accumulée par l’État de ce pays suite aux différents memoranda (dont le but officiel était de permettre son redressement économique) n’a mené qu’à un approfondissement de la crise économique et sociale. Howse et Salomon concentrent néanmoins leurs efforts à problématiser le caractère « despotique » de l’emprunt. Bien que nous ayons rappelé que l’efficacité de la doctrine ne dépend pas de ce critère, l’approche de Howse et Salomon permet toutefois d’aborder la question de la souveraineté dans le contexte néolibéral et constitue un élément sans doute aggravant dans l’hypothèse de l’application de la doctrine dans le cas grec.
Les auteurs soulignent que le gouvernement de Syriza n’exerçait pas un pouvoir despotique puisqu’il est issu d’une victoire électorale. Pourtant, ce gouvernement s’est trouvé sous une telle pression qu’il a été obligé d’appliquer des mesures économiques et relatives à l’endettement qui ont compromis l’avenir de la société grecque. Pour montrer cela, Howse et Salomon mettent les questions du respect de « l’idéal démocratique » et des droits humains au centre de l’explication. Pour rendre possible l’application du concept en tant que catégorie d’analyse, les auteurs ont recours aux droits humains, qui constituent un socle commun auquel il est possible de se référer. Et bien que le respect de ceux-ci ne présuppose pas de façon explicite un système politique déterminé, il va de soi pour les auteurs que pour qu’ils puissent être effectifs, il faut qu’un pays ait une capacité d’action
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
et donc qu’il dispose d’une autonomie suffisante. Ce sont deux éléments essentiels pour que les citoyens puissent être en mesure de demander des comptes à leur propre gouvernement :
« la force normative de la doctrine de la dette odieuse vient de la primauté de l’idéal démocratique : lorsque la dette a été contractée, non seulement elle l’a été par un gouvernement non représentatif, mais elle a servi les objectifs de ce gouvernement en niant la liberté politique du peuple. [2] »
C’est dans cette logique que, pour Salomon et Howse, dans l’analyse de la dette, il faut déplacer le curseur du caractère nécessairement despotique d’un régime vers la capacité d’action et les marges de manœuvre des gouvernements dans un contexte historique où les capitaux financiers internationaux ont un rôle politique déterminant. Les situations « d’exceptionnalité démocratique » à laquelle peuvent mener les pouvoirs financiers empêchent qu’on puisse demander des comptes à un gouvernement. Voici quelques extraits qui illustrent cette approche :
« Comme nous pouvons le voir de la manière la plus frappante dans le cas récent de la Grèce, la dette souveraine peut provoquer un état d’urgence ou d’exception lorsqu’un État démocratique est mis sous la tutelle de créanciers étrangers – qu’il s’agisse d’institutions gouvernementales ou d’acteurs privés – qui sont en mesure de menacer l’État de faillite financière s’il refuse ces limites à l’autodétermination démocratique. En d’autres termes, la dette peut être contractée par un État non oppressif à des fins non oppressives, mais néanmoins, pendant une période de crise et souvent bien au-delà, la dépendance vis-à-vis d’acteurs extérieurs tels que les créanciers, y compris les institutions financières internationales (IFI), peut fondamentalement entraver ou atténuer la démocratie [3].
[…]
Le droit international des droits de l’homme cherche alors à protéger les moyens par lesquels la population peut faire entendre sa voix (droit à la participation) et délimite les groupes (minorités, enfants, etc.) et les domaines (logement, alimentation, interdiction des traitements inhumains et dégradants, etc.) que toute forme de gouvernement devrait protéger et promouvoir, dans un système de reddition de comptes [4].
[…]
Dans le cas récent de la Grèce, où les implications procédurales et substantielles de la dette accumulée depuis 2010 auprès du FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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et de la zone euro sont sans aucun doute en contradiction avec les attentes modernes de justice et d’équité dans les affaires internationales, avec les droits humains et avec les aspects qui animent le concept de la dette odieuse, le gouvernement n’a pas utilisé les termes de la dette odieuse lorsqu’il tentait de renégocier la dette du pays. Ceci malgré le fait que la Commission d’audit de la dette grecque avait conclu que la dette était odieuse et avait fourni à l’équipe de négociation les arguments juridiques nécessaires à cette fin [5]. »
Cette approche toutefois est à un double tranchant : elle peut permettre d’identifier comment la dette pousse à annuler les mécanismes de la « démocratie représentative » et en même temps excuser le manque d’action d’un gouvernement. Nous nous trouvons face à un paradoxe dans ce texte. Ainsi, d’un côté, les auteurs font référence à Maurizio Lazaratto afin de souligner l’autoritarisme et les formes de domination qui découlent du mécanisme de la dette. D’un autre côté, ils soulignent que, sous la menace d’un « chaos bancaire », le gouvernement de Syriza en 2015 n’avait pas de véritable choix et était poussé à accepter les conditions de la Troïka Troïka Troïka : FMI, Commission européenne et Banque centrale européenne qui, ensemble, imposent au travers des prêts des mesures d’austérité aux pays en difficulté. . L’issue à cette situation se trouverait dans la qualification d’une partie de la dette comme étant « odieuse » :
« À notre avis, pour remédier au caractère odieux de cette dette, il faut rétablir les possibilités d’une politique publique légitime et démocratique qui ont été volées par l’état d’exception découlant de la crise de la dette souveraine. Cela pourrait comprendre le renversement des réformes imposées par les acteurs extérieurs ou du moins leur assujettissement à de nouveaux processus démocratiques ; cela peut également comprendre l’affirmation de la répudiation d’au moins une partie de la dette, si cela est nécessaire pour mettre en œuvre des politiques de redistribution, ou la récupération de biens publics, ou d’autres politiques démocratiquement légitimes qui ont été contrecarrées ou bloquées par les contraintes imposées par des acteurs extérieurs sous la menace de l’utilisation de moyens de pression – conférés par leurs rôles de créanciers ou d’intermédiaires – faisant porter un danger immédiat à la survie financière et économique du pays en question. [6] »
Ce dernier passage montre clairement une fois de plus les tensions qui animent le texte. D’un côté, on souligne la nécessité d’appliquer la doctrine de la dette odieuse et donc on affirme que la conséquence de cette application devrait être la répudiation « d’au moins une partie de la dette ». De l’autre côté, la tendance constante des auteurs à se focaliser sur l’hégémonie surplombante des capitaux et institutions financières sur les États conduit à une négation de la capacité politique non seulement du gouvernement mais aussi (et surtout) de la population. Ainsi, les auteurs soulignent l’importance du référendum de juillet 2015 pour le renforcement de la démocratie grecque mais évacuent toute perspective de désobéissance aux IFI. Dans la volonté de mettre à jour leur conception de la doctrine de la dette odieuse, les auteurs renforcent les limites de l’approche de Sack, identifiées par Éric Toussaint :
« L’expérience accumulée depuis que Sack a mené ses travaux conduit à modifier plusieurs des choix opérés par Sack. Un des points fondamentaux qu’il faut rejeter dans sa position, laquelle est cohérente avec l’ordre dominant, c’est le principe de la continuité des obligations
Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
des États à l’égard des créanciers même en cas de changement de régime. Certes, Sack est en faveur d’ajouter une exception - la dette odieuse - mais c’est insuffisant. Un autre point qu’il faut rejeter dans la position de Sack, c’est le soutien au système de crédit international tel qu’il existe. Enfin, Sack considère qu’un État souverain ne peut pas répudier des dettes qu’il a identifiées comme odieuses sans l’accord préalable d’un tribunal international qu’il s’agirait de mettre en place (voir le passage déjà mentionné dans lequel Sack écrit : Le nouveau gouvernement devrait prouver et un tribunal international reconnaître comme établi : a) Que les besoins, en vue desquels l’ancien gouvernement avait contracté la dette en question, étaient « odieux » et franchement contraires aux intérêts de la population de tout ou partie de l’ancien territoire, et b) Que les créanciers, au moment de l’émission de l’emprunt, avaient été au courant de sa destination odieuse.). Depuis que Sack a fait cette proposition, aucun tribunal international en matière de dette n’a été mis en place. De nombreuses propositions ont été faites, mais aucune n’a abouti. L’expérience démontre qu’il faut opter pour une autre voie : l’État souverain qui est confronté à une dette odieuse doit et peut prendre un acte unilatéral de répudiation de cette dette. [7] »
Des limites que nous retrouvons dans la démarche des auteurs du texte où ils reproduisent, dans une mesure moindre que Sack, une articulation rhétorique qui intègre la dette odieuse comme moyen de stabilisation du capitalisme.
En conclusion, malgré le fait que le critère « despotique » du gouvernement ne soit pas constituant de la doctrine de la dette odieuse, l’apport de Salomon et Howse permet de mieux percevoir les mécanismes de domination financière exercés sur un pays par les IFI, de fournir davantage d’arguments pour demander l’annulation de la dette grecque. Des arguments qui peuvent renforcer la défense d’une politique de désobéissance vis-à-vis de la Troïka, seul moyen pour que le peuple grec puisse se débarrasser du fardeau que constitue cette dette illégitime
Dette illégitime
C’est une dette contractée par les autorités publiques afin de favoriser les intérêts d’une minorité privilégiée.
Comment on détermine une dette illégitime ?
4 moyens d’analyse
* La destination des fonds :
l’utilisation ne profite pas à la population, bénéficie à une personne ou un groupe.
* Les circonstances du contrat :
rapport de force en faveur du créditeur, débiteur mal ou pas informé, peuple pas d’accord.
* Les termes du contrat :
termes abusifs, taux usuraires...
* La conduite des créanciers :
connaissance des créanciers de l’illégitimité du prêt.
.
[2] Odious Debt, Adverse Creditors, and the Democratic Ideal, page 2 (traduit de l’anglais)
[3] Idem.
[4] Ibid., page 8.
[5] Ibid., page 17
[6] Ibid, Page 4
28 novembre 2022, par Mats Lucia Bayer
4 octobre 2021, par Eric Toussaint , Stathis Kouvelakis , Fatima Zahra El Beghiti , Mats Lucia Bayer
10 septembre 2021, par Mats Lucia Bayer
16 décembre 2020, par Eric Toussaint , Olivier Bonfond , Mats Lucia Bayer
9 décembre 2020, par CADTM , Eric Toussaint , Camille Chalmers , Maria Elena Saludas , Mireille Fanon-Mendès France , Omar Aziki , Stathis Kouvelakis , Tijana Okić , Rémi Vilain , Miguel Urbán Crespo , Eva Betavatzi , Gilles Grégoire , Mats Lucia Bayer , ReCommons Europe , Véronique Clette-Gakuba , Sara Prestianni
3 décembre 2020, par Daniel Tanuro , Mats Lucia Bayer
23 novembre 2020, par Mats Lucia Bayer , ReCommons Europe
23 novembre 2020, par Eric Toussaint , Olivier Bonfond , Mats Lucia Bayer
23 novembre 2020, par Eric Toussaint , Catherine Samary , ZinTV , Mats Lucia Bayer
30 septembre 2020, par Jérémie Cravatte , Chiara Filoni , Anouk Renaud , Noëmie Cravatte , Camille Bruneau , Mats Lucia Bayer