Philippines : Spoliation des classes populaires par le microcrédit abusif

17 juin par Eric Toussaint


Après la visite d’une coopérative agricole dans la province de Lanao del Norte le 9 juin 2025. Photo CADTM.

Aux quatre coins de la planète, une partie importante des classes populaires se voit forcée d’emprunter à des taux usuriers afin de faire face aux dépenses élémentaires liées à la vie quotidienne et au travail. Le phénomène s’aggrave car il y a une baisse des revenus des secteurs les plus appauvris et exploités des classes populaires. Cela représente des centaines de millions de personnes, probablement plusieurs milliards.



Alors que les revenus stagnent ou baissent pour les paysannes, les pêcheurs, les vendeursdeuses ambulantes, les petites commerçantes, les ouvrierères de fabrique, les enseignantes, le personnel de santé,… travailler la terre devient de plus coûteux, se déplacer vers son lieu de travail représente un coût de plus en plus élevé, tenir un petit commerce coûte plus cher, assurer les études des enfants nécessite plus de dépenses, de même pour se soigner, se nourri, se loger,…

Rencontre avec des habitant-es d’un village de pêcheurs le 8 juin 2025 sur l’île de Mindanao. Photo CADTM. 

Lors de plusieurs missions accomplies pour le CADTM, au cours des dernières années, j’ai pu constater cela à maintes reprises et, avec d’autres membres du CADTM, j’en ai rendu compte notamment dans plusieurs articles consacrés au microcrédit au Sri Lanka ou au Kenya.

Pour en savoir plus sur les abus du microcrédit au Sri Lanka :
Témoignages accablants sur les abus du microcrédit, par Eric Toussaint et Nathan Legrand, publié le 18 avril 2018
Sri Lanka : La résistance à l’endettement privé, une question stratégique par Nathan Legrand , CADTM Asie du Sud, publié le 2 mars 2020
FMI : Inhumain aux niveaux micro et macro par Eric Toussaint, publié le 27 février 2020
Pour en savoir plus sur les abus du microcrédit au Kenya :
Alerte sur la sophistication des techniques d’endettement illégitime via la téléphonie mobile par Eric Toussaint, publié le 5 novembre 2019,
« Unissons-nous contre les microcrédits et contre les dettes illégitimes » Réunion du CADTM pour l’Afrique de l’Est, Nairobi, Kenya, par Sushovan Dhar, publié le 16 mars 2020,

Des organisations membres du réseau international CADTM ont écrit sur le même sujet à propos du Maroc, de l’Inde, du Bangladesh, du Pakistan,…

Le CADTM a également publié une étude universitaire récente sur l’augmentation de l’endettement des classes populaires. Lire : Sur l’urgence de la mesure de la dette des ménages, par Isabelle Guérin , Timothée Narring , Sébastien Michiels , Arnaud Natal, publiée le 12 décembre 2024,

Lors d’une mission effectuée par une délégation internationale du CADTM aux Philippines en juin 2025 à Manille, la capitale, et dans l’île de Mindanao, mes camarades et moi avons été frappés par la détresse dans laquelle se trouve une grande partie des paysannes et des habitantes de villages vivant de la pêche. Toustes nos interlocuteurrices nous ont dit qu’il y a un problème généralisé d’endettement des classes populaires.

Rencontre avec des habitant-es d’un village de pêcheurs le 8 juin 2025 sur l’île de Mindanao. Photo CADTM. 

Voici quelques exemples :

Joyce, une femme d’une quarantaine d’années qui vit de la pêche dans la province de Lanao du Nord a dû emprunter 20 000 pesos philippins (càd 310 euros, ou un peu moins de 360 dollars US au taux de change du 15 juin 2025) car, sans cet apport financier, il lui est impossible de s’organiser pour aller vendre le produit de la pêche à la ville la plus proche et de subvenir aux besoins de ses enfants. Elle doit rembourser chaque mois et paye un intérêt de plus de 50% annuel. Elle ne s’en sort pas. Elle n’en dort plus.

Javier, un pêcheur d’une quarantaine d’année a emprunté à une firme de microcrédit nommée ASA, 50 000 pesos philippins (càd 775 euros, ou un peu moins de 900 dollars US au taux de change du 15 juin 2025). Dès le premier mois il doit rembourser une partie du capital. En un an il doit rembourser 78 000 pesos. Après six mois, il aura remboursé plus de la moitié de la somme reçue. Cela signifie qu’il verse un intérêt réel supérieur à 50%. Or ASA se présente comme une société qui vise le bien être des pauvres et qui ne fait cherche pas à faire de profit. ASA déclare avoir 2 millions de clients qu’elle considère comme des micro entrepreneurs.

Dans la même province, Angela, qui est paysanne, a dû emprunter 30 000 pesos philippins pour arriver à réunir la somme de 62 000 pesos qui constitue le coût de production pour cultiver un hectare de terre destiné à la production de riz. Le coût est constitué de tous les intrants Intrants Éléments entrant dans la production d’un bien. En agriculture, les engrais, pesticides, herbicides sont des intrants destinés à améliorer la production. Pour se procurer les devises nécessaires au remboursement de la dette, les meilleurs intrants sont réservés aux cultures d’exportation, au détriment des cultures vivrières essentielles pour les populations.  : semences, pesticide, herbicide, fertilisants plus les frais d’irrigation, de location de la terre, la taxe foncière… Dans son cas, elle ne rembourse pas mensuellement, elle rembourse après la récolte la somme empruntée soit 30 000 pesos plus une certaine quantité de sacs de riz. En calculant ce que représente au prix du marché la valeur des sacs de riz, on se rend compte qu’elle rembourse en nature l’équivalent de 30 000 pesos. Donc le prêteur, reçoit en remboursement les 30 000 pesos prêtés plus l’équivalent de 30 000 pesos en nature. Il s’agit d’un taux d’intérêt Taux d'intérêt Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
de 100 %. C’est une situation intenable.

Heureusement que dans le cas d’Angela, elle peut dorénavant avoir recours à un prêt de l’association coopérative qu’elle a rejointe récemment. Celle-ci prête à un intérêt de 2% et si la récolte est mauvaise, une solution pourra être trouvée sous forme d’annulation partielle ou de rééchelonnement du paiement de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
. Le problème, c’est que des coopératives comme celles-ci ne sont pas assez nombreuses.

Les 3 exemples que je viens de mentionner bien qu’extrêmes au niveau des taux d’intérêt qui varient de 50 à 100% sont assez courants. Pourtant, même un taux de plus de 10% rend le remboursement quasi impossible pour des personnes dont les revenus ne suffisent pas pour nouer les deux bouts.

On peut ajouter que souvent le taux d’intérêt n’est pas mentionné dans le livret de paiement. La région abrite des communautés indigènes et d’autres qui adhèrent à la foi islamique, les Moros. Pour tromper les membres des communautés musulmanes, les prêteurs affirment qu’ils ne prélèvent pas d’intérêts sur le montant prêté. Cependant, ils ajoutent sans scrupules un énorme montant supplémentaire (jusqu’à 80 % du montant prêté) sous la rubrique des frais administratifs ou d’autres frais que l’emprunteur doit rembourser. Il ne s’agit pas seulement d’un cas extrême d’exploitation, mais d’un cas basé sur la tromperie, le mensonge et la fausseté.

Conclusion : Il est plus que nécessaire d’essayer de développer là où c’est possible un vaste mouvement social pour exiger des autorités qu’elle mette fin aux prêts usuriers dissimulés souvent en microfinance au service des micro entrepreneurs. Il faut exiger l’annulation des dettes abusives réclamées aux classes populaires. Il faut garantir des revenus suffisants aux classes populaires. Il faut mettre aussi en place un système de crédit public sans finalité lucrative. Il faut garantir l’accès à l’éducation et à la santé gratuite.

L’auteur remercie Sushovan Dhar pour sa relecture.


Eric Toussaint

Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

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