L’État social est récent au Portugal, il fait suite à la Révolution des oeillets (1974-1975). À cette époque, la population portugaise met fin à la guerre coloniale, renverse la dictature et commence un combat pour de meilleures conditions de vie. Elle chante ses revendications dans les rues : « la paix, le pain, le droit au logement, à la santé, à l’éducation » [chanson de Sergio Godinho]
Après la défaite militaire du processus révolutionnaire, le 25 novembre 1975, un État de droit est mis en place, avec notamment l’ambition affirmée de satisfaire les besoins sociaux et de promouvoir une sécurité sociale basée sur des droits universels.
En très peu de temps (entre 10 et 20 ans), des réseaux d’écoles publiques, d’universités, d’hôpitaux, de centres de santé, de transports publics, de bâtiments à usage culturel et un régime de retraite (sous forme de fonds de pension
Fonds de pension
Fonds d’investissement, appelé aussi fonds de retraite, qui a pour vocation de gérer un régime de retraite par capitalisation. Un fonds de pension est alimenté par l’épargne des salariés d’une ou plusieurs entreprises, épargne souvent complétée par l’entreprise ; il a pour mission de verser des pensions aux salariés adhérents du fonds. Les fonds de pension gèrent des capitaux très importants, qui sont généralement investis sur les marchés boursiers et financiers.
), tels que nous les connaissons aujourd’hui, sont édifiés. Un tel effort en si peu de temps constitue un réel défi, décisif quant à la capacité de réunir les ressources nécessaires pour la sécurité sociale et les fonctions sociales de l’État, qui sont au nombre de 5 pour le cas portugais : santé, éducation, assistance sociale, logement et culture. Est-ce que les impôts et les cotisations suffisent pour réaliser cette œuvre gigantesque sans causer de déficit ? Est-ce qu’il y a une « dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
sociale » ?
Le test des chiffres
En 2012-2013 Renato Guedes et Rui Viana Pereira [1] publient deux études où ils analysent en détail les comptes publics, ceux de la sécurité sociale et des autres ressources collectives. Ils arrivent à une conclusion claire : il n’y a pas de déficit dans le budget social, certaines années sont même légèrement excédentaires. Le budget de la sécurité sociale se porte bien et ses fonds (de pension et d’autres) grossissent toujours. Cette conclusion est particulièrement significative dans le cas portugais, parce qu’il ne s’agissait pas de maintenir en fonctionnement un appareil social préexistant, mais plutôt d’investir énormément, à partir de presque rien.
Les conséquences du pacte social
Le début de l’État social portugais a coïncidé avec l’établissement d’un pacte social entre l’État, les associations patronales et les centrales syndicales. De ce pacte résulte un engagement à plusieurs niveaux, notamment :
1) la mise en place des fonctions sociales de l’État ;
2) le remplacement d’une part des organisations sectorielles populaires d’aide mutuelle (cliniques, écoles, bibliothèques, fonds d’aide mutuelle…) provenant du 19e siècle et du début du 20e siècle par une structure globale contrôlée par l’État avec, en contrepartie, l’instauration du droit universel à l’éducation, à la santé, à la culture, aux sports pour toute la population résidant au Portugal.
Ce dernier point – l’application universelle des droits sociaux –, est une formidable conquête politique, mais la reddition inconditionnelle de sa gestion aux mains de l’État, sans aucun moyen de contrôle et de gestion directe par les organisations de travailleurs, d’habitants ou d’utilisateurs, a ouvert les portes à des dangers dont les conséquences sont maintenant devenues évidentes.
L’ensemble des structures sociales devient alors organisé de la façon suivante :
1) la Sécurité sociale, héritière des associations mutualistes, est responsable d’un ensemble de subventions (enfance et jeunesse, malades et invalides, maternité, chômage, décès et funérailles, institutions d’accueil) et de programmes d’action sociale (formation professionnelle…) ; elle est financée par une cotisation taux sociale (TSU) calculée sur le salaire brut, par une fraction des bénéfices résultant des jeux et paris mutuels (loterie…) et par les dividendes de ses propres actifs
Actif
Actifs
En général, le terme « actif » fait référence à un bien qui possède une valeur réalisable, ou qui peut générer des revenus. Dans le cas contraire, on parle de « passif », c’est-à-dire la partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (les capitaux propres apportés par les associés, les provisions pour risques et charges ainsi que les dettes).
.
2) l’État a comme mission de maintenir un réseau national de santé, d’éducation et de culture, de permettre l’accès au logement et de soutenir les associations collectives populaires. Ces obligations
Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
de l’État sont financées par une fraction des impôts directs et indirects.
En conclusion, dans le cas portugais les deux structures sont soumises au contrôle de l’État (pour le bien et pour le mal). En résultat, on examinera ici l’ensemble des deux, pour vérifier s’il y a un déficit ou non. (Pour mieux lire le graphique, rappelons que la troïka est entrée au Portugal en 2011.)
La mesure de l’effort pour construire un État social
On peut se demander : cet État social construit en un temps record est-il réellement social ? Ou bien, s’agit-il d’un leurre ?
Bien entendu, la réponse présente des facettes contradictoires. D’un côté on trouve toujours des pensions de survie ridicules. D’un autre côté il faut rappeler des données qui, en dépit de leur abstraction statistique, montrent l’ampleur du chemin parcouru – à titre d’exemple, les taux de mortalité infantile montrent un progrès impressionnant, en seulement 20 ans. Mais notons la menace de régression, ayant pour cause les mesures d’austérité et le démantèlement progressif du service public de santé (SNS).
Le danger de dérapage du budget social
Les fonctions sociales de l’État portugais sont soutenables et elles ne peuvent pas produire de déficit, à l’opposé de ce que dit la propagande libérale. Toutefois, il faut tenir compte des effets pernicieux des politiques d’austérité. L’augmentation brutale du chômage et de la part de la population vivant au-dessous du seuil de pauvreté produisent des conséquences budgétaires inquiétantes :
l’augmentation du chômage diminue drastiquement le volume des cotisations sociales ;
le budget social de l’État a entraîné des changements radicaux : le volume de l’assistance sociale aux chômeurs et aux très pauvres s’accroît alors que la part des ressources affectées aux autres fonctions sociales diminue ;
les impôts et contributions payés par les entreprises sont progressivement réduits chaque année.
Le budget de l’État pour les 5 fonctions sociales dévoile le désastre provoqué par les mesures d’austérité : il y a 12 ans, l’assistance sociale était relativement peu dispendieuse ; aujourd’hui elle se situe à des hauteurs stratosphériques, tandis que les budgets des 4 autres fonctions se trouvent aujourd’hui au plus bas. La chanson « la paix, le pain, le logement, la santé et l’éducation » devient inaudible, tandis que le chœur de la charité et de l’assistanat devient assourdissant.
La ruée sur le pot commun
Une partie de l’argent déposé par les travailleurs dans les coffres de l’État sert, avec les politiques d’austérité, à subventionner les salaires des sociétés privées, les salariés des échelons moyens travaillant et cotisant pour payer les salaires des échelons les plus bas, diminuant ainsi les coûts salariaux dus par les employeurs.
Une autre tranche des ressources collectives irrigue désormais les services privés d’éducation et de santé.
Enfin, l’augmentation générale de la misère provoque la prolifération des sociétés spécialisées dans « l’aide » aux pauvres. Ces sociétés privées sont payées avec l’argent des travailleurs. Paradoxalement, la pauvreté devient une manne au Portugal !
Conclusion : la « dette sociale » est un oxymore !
La notion de « dette sociale » est un terme contradictoire. Elle laisse entendre que ce sont les salariés-producteurs qui sont débiteurs du financement de ces missions sociales alors que leur force de travail (permise et reconstituée grâce à ces missions sociales) permet de réaliser avant tout le profit d’une minorité sociale capitaliste.
Les travailleurs sont, en outre, ceux qui, par la fiscalité, contribuent le plus aux deniers publics. Exiger d’eux qu’ils soient à la fois débiteurs et créditeurs du financement de ces missions sociales constitue donc une véritable injustice.
Si, en dépit de tout, nous voulons prendre l’expression littéralement et si nous faisons le bilan des ressources et des coûts sociaux, nous arrivons à une conclusion claire : il n’y a pas de déficit, donc il ne peut pas y avoir de dette. Par contre, il y a un énorme appareil construit par le Capital pour, au moyen de la dette publique, des partenariats publics-privés et autres privatisations, piller les ressources de la sécurité sociale, des caisses de retraite et des ressources publiques en général. C’est donc bien ces entités privées prédatrices qui ont une lourde dette envers la population en général, et non l’inverse.
Cet article est extrait du magazine du CADTM : Les Autres Voix de la Planète
[1] Rui Viana Pereira est traducteur et sonoplaste, co-fondateur du Comité pour l’audit de la dette publique portugaise (CADPP), membre de Démocracie & dette. Renato Guedes fait de la recherche en physique (sous-particules atomiques) ; il est aussi membre du CADPP. Ces deux auteurs ont publié « Qui paye l’État providence au Portugal ? » (in Quem Paga o Estado Social em Portugal ?, coordonné par Raquel Varela ; Bertrand, Lisbonne, 2012) et « Et s’il y avait le plein emploi ? » (in A Segurança Social É Sustentável, coordonné par Raquel Varela ; Bertrand, Lisbonne, 2013).
est traducteur et sonoplaste, co-fondateur du Comité pour l’audit de la dette publique portugaise (CADPP), membre de Démocracie & dette. Avec Renato Guedes il a publié « Qui paye l’État providence au Portugal ? » (in Quem Paga o Estado Social em Portugal ?, coordonné par Raquel Varela ; Bertrand, Lisbonne, 2012) et « Et s’il y avait le plein emploi ? » (in A Segurança Social É Sustentável, coordonné par Raquel Varela ; Bertrand, Lisbonne, 2013).
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