Les limites d’un mécanisme international de restructuration des dettes souveraines et les alternatives possibles
Partie 4
10 mars 2022 par Milan Rivié
Chess Board 2 by watershed ’96 (CC - https://search.openverse.engineering/image/a03e4840-b347-48e6-9a24-9b7af37dfa25)
Aussi surprenant que cela puisse paraitre, aucune instance ou organe international représentatif n’existe actuellement pour régler spécifiquement les questions relatives aux règlements des dettes souveraines, tant intérieures qu’extérieures. A ce jour, bien qu’ils n’en ont ni spécifiquement le mandat et/ou la légitimité pour le faire, la délicate question de la restructuration des dettes souveraines est confiée à des espaces ô combien discutables représentés par le G7, le G20, le couple Fonds monétaire international/Banque mondiale, et les Clubs informels dit de Paris et de Londres. Lorsqu’un un État rencontre des difficultés à procéder au remboursement de sa dette, bien souvent, il s’adresse à un ou plusieurs de ces acteurs pour y remédier.
Dans la première partie, nous avons défini une brève histoire des tentatives de création de mécanisme de restructuration des dettes souveraines. Nous nous sommes par ailleurs penchés sur les principaux acteurs au centre des restructurations. Dans le second volet, nous nous sommes intéressés au profil d’endettement actuel des pays du Sud et sur la gestion calamiteuse des effets économiques du Covid-19 par les Institutions (financières) internationales. Dans l’avant-dernière partie, nous avons déterminé les grands principes et les principales limites d’un mécanisme de restructuration des dettes souveraines [1]. Dans ce dernier volet, nous analysons pourquoi et comment les États peuvent poser des actes unilatéraux pour se libérer de leur endettement.
Si les dix principes énoncés en faveur d’un mécanisme international de restructuration des dettes souveraines sont respectables (voir partie 3), la perspective de les voir appliquer stricto sensu est hautement hypothétique, tant les rapports de force politiques, économiques, financiers voire institutionnels sont à ce jour (et depuis près d’un siècle) défavorables. La prise en compte des questions de justice sociale, historique et écologique semble aussi illusoire que lointaine.
Dans ce contexte, c’est donc aux États endettés et aux populations que revient la responsabilité de contester le remboursement de la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
. Le droit international donne aux États la possibilité de poser des actes unilatéraux afin de libérer des ressources financières susceptibles de protéger leur population et d’assurer la satisfaction des droits humains fondamentaux. Parmi ces actes, notons la suspension du paiement de la dette avec gel des intérêts, l’audit de la dette et la répudiation/annulation [2] de la dette.
Le moratoire
Moratoire
Situation dans laquelle une dette est gelée par le créancier, qui renonce à en exiger le paiement dans les délais convenus. Cependant, généralement durant la période de moratoire, les intérêts continuent de courir.
Un moratoire peut également être décidé par le débiteur, comme ce fut le cas de la Russie en 1998, de l’Argentine entre 2001 et 2005, de l’Équateur en 2008-2009. Dans certains cas, le pays obtient grâce au moratoire une réduction du stock de sa dette et une baisse des intérêts à payer.
doit s’étendre à l’ensemble de la dette publique (externe et interne). Et pour se protéger des pénalités de retard infligées par les créanciers, il doit impérativement s’accompagner d’un gel des intérêts. Sur le plan juridique, cette double protection découle de la supériorité des obligations relatives aux droits humains sur les obligations financières.
Si l’État peut prendre la décision d’imposer un moratoire, le caractère potentiellement illégitime de sa dette n’est pas une condition indispensable
Face au fardeau la dette, les États peuvent suspendre immédiatement son remboursement pour se mettre en conformité avec leurs engagements internationaux de protection des droits humains tels que la Charte de l’ONU, la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 (DUDH), la Charte sur les droits et les devoirs économiques des États (1974), la Déclaration sur le droit au développement (1986) ou encore le Pacte sur les droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) de 1966. Plus récemment, la primauté des droits humains sur tout autre droit fut de nouveau consacrée en 2016 par le Comité des droits économiques, sociaux et culturels [3], ainsi qu’en 2011 [4] et en 2019 [5] par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU.
Par ailleurs, si l’État peut prendre la décision d’imposer un moratoire, le caractère potentiellement illégitime de sa dette n’est pas une condition indispensable. En droit international, au moins deux arguments peuvent être invoqués. L’état de nécessité, dans le cas où le remboursement de la dette contrevient aux obligations d’un État de répondre aux besoins les plus urgents de sa population. Ou encore le changement fondamental de circonstances, lorsque des éléments conjoncturels impactent la capacité d’un État à respecter l’exécution d’un contrat de dette. Dans ces deux cas, le caractère légitime ou non de cette dette n’a aucune importance. Les Principes directeurs de l’ONU relatifs à la dette et aux droits de l’homme adoptés en 2012 indiquent clairement que « des circonstances mettant ces États dans l’incapacité de rembourser (par exemple une crise financière grave ou une catastrophe naturelle) peuvent justifier des modifications des obligations réciproques de l’État débiteur et de ses créanciers » [6].
Citons deux exemples pour démontrer les avantages économiques du moratoire :
En instaurant un moratoire, l’État se donne le temps et les moyens nécessaires pour auditer la dette. Il est dans l’intérêt financier des États de ne pas céder aux marchés financiers
En instaurant un moratoire, l’État se donne le temps et les moyens nécessaires pour auditer la dette. Il est dans l’intérêt financier des États de ne pas céder aux marchés financiers
Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
. Surtout, il oblige les créanciers à s’assoir à la table des négociations. Le rapport de force s’inverse ou s’équilibre, constat largement partagé par Joseph Stiglitz : « Tant la théorie que la pratique suggèrent que la menace de fermeture du robinet du crédit a été probablement exagérée » [10]. Pour Eduardo Levy Yeyati et Ugo Panizza, deux anciens économistes de la Banque interaméricaine de développement (BID), « Les périodes de défaut de paiement marquent le début de la récupération économique » [11].
En parallèle du moratoire, l’État doit refuser d’appliquer les conditionnalités Conditionnalités Ensemble des mesures néolibérales imposées par le FMI et la Banque mondiale aux pays qui signent un accord, notamment pour obtenir un aménagement du remboursement de leur dette. Ces mesures sont censées favoriser l’« attractivité » du pays pour les investisseurs internationaux mais pénalisent durement les populations. Par extension, ce terme désigne toute condition imposée en vue de l’octroi d’une aide ou d’un prêt. dictées par les créanciers. A la libéralisation des mouvements de capitaux, les États ont au contraire intérêt à instaurer un contrôle strict et taxer lourdement les transactions financières.
Pendant la durée du moratoire, les États doivent s’engager dans une analyse minutieuse de leur endettement. En auditant leurs dettes publiques, ils renforcent leur argumentaire en vue de la répudiation de toutes les dettes identifiées comme illégitimes, illégales ou odieuses. Cet argumentaire est tout aussi indispensable pour engager des poursuites judiciaires contre les responsables de cet endettement, à la fois à l’extérieur et à l’intérieur du pays.
L’audit de la dette n’est pas seulement un examen comptable, réservé à des experts. Il doit avant tout être vu comme un outil permettant de remettre la dette au centre des discussions politiques, au centre de la vie sociale
En analysant chacun des emprunts contractés par le pays concerné, l’État s’engage à respecter un principe démocratique de transparence. Cela permet de révéler les circonstances qui entourent la conclusion du prêt, la destination prévue des fonds, leur destination réelle, la contrepartie de ces prêts (les conditionnalités). L’audit de la dette permettra de répondre à plusieurs questions essentielles : combien le pays doit-il réellement ? à qui ? pour quoi (pour quel projet de développement) ? Quels sont les impacts environnementaux, sociaux, économiques des conditionnalités liées à la dette, etc. L’audit révèlera les pratiques de corruption et de détournement de fonds de la classe dirigeante du pays endetté ainsi que la responsabilité des créanciers dans ces détournements.
L’audit de la dette n’est pas seulement un examen comptable, réservé à des experts. Il doit avant tout être vu comme un outil permettant de remettre la dette au centre des discussions politiques, au centre de la vie sociale. Aux quatre coins de la planète, nous observons une défiance croissante des populations à l’égard des dirigeants et des institutions. Les populations sont lasses de la corruption, du détournement d’argent public, des mécanismes d’évasion fiscale. Un pourcentage significatif et croissant de la population demande une réelle démocratie, directe, participative, inclusive, permettant finalement d’opérer des changements aussi indispensables qu’urgents. Si le terme d’audit peut sembler technocratique, il s’agit en réalité d’engager un processus démocratique à même de contrer la puissance solidement établie de la finance. Les personnes menant l’audit peuvent être de simples citoyens, des représentants de mouvements sociaux ou d’organisations de travailleurs et de travailleuses, etc. L’audit de la dette est donc un instrument permettant de faire participer activement les citoyens à l’examen de l’impact que l’accumulation de la dette a pu avoir sur l’économie et sur la population.
La participation active des citoyens à cet audit est un élément crucial pour au moins deux raisons. Cela lui confère un caractère profondément démocratique. Elle permet par ailleurs de déplacer le débat de la dette publique d’une sphère technocratique et financière réservée aux expert-es vers la sphère politique, sociale et publique. En ce sens, l’audit avec participation citoyenne se distingue très nettement des audits réalisés à l’initiative exclusive des institutions financières internationales et/ou des gouvernements. Dans cette configuration, les conclusions de l’audit sont nécessairement soumises au débat public.
2.1 Une mesure licite
Selon le droit international, la détermination du caractère licite ou illicite de la dette externe relève de la compétence des pouvoirs publics. Il en va de même pour la dette intérieure. L’audit peut être mené par le pouvoir exécutif, législatif ou judiciaire. Il peut être impulsé par les populations.
Selon le droit international, la détermination du caractère licite ou illicite de la dette externe relève de la compétence des pouvoirs publics. Il en va de même pour la dette intérieure
L’audit renvoie aux droits inscrits dans plusieurs textes majeurs du droit international comme la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) adoptée par l’ONU en 1948 ou encore le PIDESC. L’article 21 de la DUDH dispose que « toute personne a le droit de prendre part à la direction des affaires publiques de son pays soit directement, soit par l’intermédiaire de ses représentants ». Soulignons que tous les États membres de l’ONU doivent adhérer à cette déclaration. L’article 19 du PIDESC pose la liberté d’expression : « tout citoyen a le droit de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce ». L’audit correspond donc à une exigence de démocratie et de transparence. C’est le droit pour tous les citoyens de savoir et de demander des comptes à leur gouvernement.
Notons également que le Règlement n° 472/2013 du Parlement européen et du Conseil du 21 mai 2013 enjoint aux États membres de l’Union européenne soumis à un programme d’ajustement macroéconomique de réaliser « un audit complet de leurs finances publiques afin, notamment, d’évaluer les raisons qui ont entraîné l’accumulation de niveaux d’endettement excessifs ainsi que de déceler toute éventuelle irrégularité » (paragraphe 9 de l’Article 7). En 2018, le Parlement européen a également adopté une résolution concernant l’amélioration de la viabilité de la dette des pays du Sud indiquant que « la restructuration de la dette devrait s’accompagner d’un audit indépendant de la dette de manière à distinguer les prêts illégitimes et odieux des autres prêts [et] souligne que les prêts illégitimes et odieux devraient être annulés » [12].
2.2 Les cas de l’Équateur et de la Norvège
En 2007, le président Rafael Correa s’interroge sur la légitimité de la dette publique. Il créé alors une commission d’audit de la dette composée de représentants de l’État, de représentants de la société civile équatorienne et de membre de la société civile internationale. Le rapport final [13] montrait notamment que de nombreux prêts avaient été accordés en violation des règles élémentaires. Avec le soutien du peuple équatorien, le nouveau pouvoir décide alors en 2008 de suspendre le remboursement de la dette constituée de titres de la dette
Titres de la dette
Les titres de la dette publique sont des emprunts qu’un État effectue pour financer son déficit (la différence entre ses recettes et ses dépenses). Il émet alors différents titres (bons d’état, certificats de trésorerie, bons du trésor, obligations linéaires, notes etc.) sur les marchés financiers – principalement actuellement – qui lui verseront de l’argent en échange d’un remboursement avec intérêts après une période déterminée (pouvant aller de 3 mois à 30 ans).
Il existe un marché primaire et secondaire de la dette publique.
venant à échéance les uns en 2012, les autres en 2030. Le gouvernement de ce pays du Sud est sorti vainqueur d’une épreuve de force avec les banquiers nord-américains détenteurs de ces titres. Il a racheté pour moins de 1 milliard $US des titres valant 3,2 milliards $US, économisant au passage environ 2,2 milliards $US de stock de dette, auxquels il faut ajouter les 300 millions $US d’intérêts annuel pour la période 2008-2030. Au total, l’Équateur a épargné 7 milliards $US. Cela a permis de dégager de nouveaux moyens financiers permettant au gouvernement d’augmenter les dépenses sociales dans la santé, l’éducation, l’aide sociale et dans le développement d’infrastructures de communication.
En 2006, après plusieurs années de campagnes menées par les mouvements sociaux, l’État Norvégien a cédé à la pression en reconnaissant le caractère illégitime voire odieux des créances qu’elle détenait envers cinq pays depuis la fin des années 1970
En 2006, après plusieurs années de campagnes menées par les mouvements sociaux, l’État Norvégien a cédé à la pression en reconnaissant le caractère illégitime voire odieux des créances qu’elle détenait envers cinq pays depuis la fin des années 1970. En procédant à un audit et à une annulation unilatérale et sans conditions de ses créances envers l’Équateur, l’Égypte, la Jamaïque, le Pérou et la Sierra Leone pour un montant avoisinant 80 millions $US [14], la Norvège a ouvert une brèche sur la responsabilité des créanciers.
2.3 Les avantages de l’audit citoyen de la dette
L’audit n’est pas une procédure onéreuse. Il peut être mis en place dans un laps de temps très rapide sans attendre l’adoption d’un traité international contrairement au mécanisme international de restructuration des dettes souveraines. Il permet par ailleurs de s’extraire de tous les cadres contraignants et illégitimes imposés par les créanciers, tant au niveau des structures (FMI, Club de Paris
Club de Paris
Créé en 1956, il s’agit du groupement de 22 États créanciers chargé de gérer les difficultés de remboursement de la dette bilatérale par les PED. Depuis sa création, la présidence est traditionnellement assurée par un·e Français·e. Les États membres du Club de Paris ont rééchelonné la dette de plus de 90 pays en développement. Après avoir détenu jusqu’à 30 % du stock de la dette du Tiers Monde, les membres du Club de Paris en sont aujourd’hui créanciers à hauteur de 10 %. La forte représentation des États membres du Club au sein d’institutions financières (FMI, Banque mondiale, etc.) et groupes informels internationaux (G7, G20, etc.) leur garantit néanmoins une influence considérable lors des négociations.
Les liens entre le Club de Paris et le FMI sont extrêmement étroits ; ils se matérialisent par le statut d’observateur dont jouit le FMI dans les réunions – confidentielles – du Club de Paris. Le FMI joue un rôle clé dans la stratégie de la dette mise en œuvre par le Club de Paris, qui s’en remet à son expertise et son jugement macroéconomiques pour mettre en pratique l’un des principes essentiels du Club de Paris : la conditionnalité. Réciproquement, l’action du Club de Paris préserve le statut de créancier privilégié du FMI et la conduite de ses stratégies d’ajustement dans les pays en voie de développement.
Site officiel : https://www.clubdeparis.fr/
, etc.) qu’en termes d’évaluation de la dette (non-recours au critère de « soutenabilité de la dette », reconnaissance de la souveraineté des États et de la primauté des droits humains sur tout autre droit). L’annulation ou la répudiation des dettes identifiées comme illégitimes s’appliqueront par ailleurs à tous les créanciers concernés, intérieurs comme extérieurs, bilatéraux, multilatéraux ou privés.
L’audit permet de mettre à nu la complicité des créanciers, des classes dominantes, et les blanchiments de dettes qui se dissimulent souvent derrière les restructurations de dettes
L’audit permet de mettre à nu la complicité des créanciers, des classes dominantes, et les blanchiments de dettes qui se dissimulent souvent derrière les restructurations de dettes. Prenons l’exemple de la République démocratique du Congo (RDC). Le trio Club de Paris / FMI / Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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a organisé à partir de 2002 le blanchiment de la dette odieuse
Dette odieuse
Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.
Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).
Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.
Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».
Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »
Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
de la RDC, héritée de la dictature de Mobutu, en restructurant les arriérés laissés par le dictateur. En 2021, un procédé similaire a été réalisé concernant la dette du Soudan héritée des deux régimes despotiques successifs du Général Nimeiry et d’Omar El Béchir [15]. Un audit permettrait également de mettre en évidence la socialisation des dettes privées, comme cela s’est produit en Argentine et au Chili en 1982-1984, au Mexique en 1995, en Indonésie et en Corée du Sud en 199, ou encore dans les pays du Nord, après les crises économiques de 2007-08 et de la pandémie de Covid-19 pour sauver les banques privées Too big to fail.
L’audit fournit des arguments juridiques plaçant le pays endetté en position de force face à ses créanciers pour imposer une réduction de sa dette, comme le montre le cas de l’Équateur, ou pour répudier une partie de sa dette, comme l’a fait le Paraguay en 2005 [16].
L’audit de la dette constitue enfin un outil de contrôle démocratique, participatif et inclusif de la politique d’endettement d’un pays afin d’éviter la formation d’un nouveau cycle d’endettement illégitime.
[17]
Plusieurs gouvernements, dans l’Histoire, ont refusé de payer une dette héritée du régime qui les précédait, arguant que cette dette n’engageait que le régime en question, non l’État. Le principe de continuité de l’État, qui a comme conséquence la transmission des dettes au régime successeur, n’est pas absolu car il est notamment limité par les principes généraux du droit international (comme l’équité, la bonne foi) ou encore la doctrine de la dette odieuse. La doctrine est également une source du droit international public, au sens de l’article 38 paragraphe 1 du Statut de la CIJ [18].
Le gouvernement d’un pays débiteur ou créancier a donc le droit de déclarer la nullité d’une dette publique. Une décision souveraine d’annuler / répudier une dette rentre dans la catégorie des actes unilatéraux qui sont des sources du droit international
D’autres arguments existent. Un État peut ainsi définir comme illégale, toute dette contractée en violation du droit international et des règles nationales en vigueur (Constitutions, lois, règlements). Le caractère illégal de ces dettes pourra être apprécié selon le respect ou non des procédures en vigueur (par exemple un prêt non ratifié par le Parlement), selon les termes du contrat (par exemple des taux usuraires ou encore l’objet du contrat), selon les conditionnalités imposées ou encore selon les responsabilités du créancier (corruption, menace, dol, mauvaise foi, contrainte).
L’État peut aussi recourir à l’argument de l’illégitimité de la dette, s’il démontre qu’elle n’a pas été contractée dans l’intérêt général mais au bénéfice d’une minorité privilégiée. Bien que non reconnu en droit international, cette notion recouvre des principes juridiques (interdiction de l’abus, équité, dignité humaine, droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, etc.) sur lesquels peuvent s’appuyer les pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires. Argument utilisé par l’Équateur et la Norvège, il se retrouve indirectement dans les Principes directeurs de l’ONU relatifs à la dette et aux droits de l’homme adoptés en 2012, lesquels indiquent clairement que l’obligation de payer une dette se limite à celle « contractée dans le cadre d’un accord […] valide et légitime » [19].
Le gouvernement d’un pays débiteur ou créancier a donc le droit de déclarer la nullité d’une dette publique. Une décision souveraine d’annuler / répudier une dette rentre dans la catégorie des actes unilatéraux qui sont des sources du droit international.
Par conséquent, la suspension du paiement de la dette (avec gel des intérêts), la mise en place d’un audit de la dette et la répudiation/annulation des dettes illégitimes (qui peuvent découler des résultats de l’audit) sont des actes de nature juridique qui produisent des effets, qui ne sont pas conditionnés par l’acceptation par un autre État (créancier) ou de tout autre sujet de droit international. Ces trois mesures présentent à bien des égards des avantages concrets en comparaison d’un mécanisme international de restructuration des dettes souveraines.
Dans une étude de 2014 [20], Reinhart et Trebesch, alors économistes au FMI, ont analysé une cinquantaine de défauts de paiement de pays à « économie avancée » envers des créanciers publics et de pays à « économie émergente » envers des créanciers privés. Leurs conclusions : les pays qui ont considérablement réduit leur dette ont vu leur situation économique s’améliorer. Leur dette a diminué, leur revenu national a augmenté, leur note souveraine n’a pas été dégradée, leur accès aux marchés financiers a été maintenu, voire amélioré, et le service de leur dette a diminué. En revanche, aucune étude ne montre que les pays qui ont fait défaut sur leur dette publique auraient vu leur situation économique se détériorer durablement, celle-ci n’excédant pas plus d’une à deux années [21].
Si peu de gouvernements ont remis en cause le remboursement de la dette au cours des dernières décennies, le problème se situe finalement beaucoup moins au niveau économique qu’au niveau politique
Cela ne veut pas dire que le fait de faire défaut sur sa dette publique est un remède miracle qui n’a pas de conséquences économiques négatives à court terme. Mais on peut affirmer que les restructurations de dette ordonnées par les institutions financières internationales - hors intérêts géopolitiques particuliers des créanciers - se traduisent toujours par l’application de mesures d’austérité sévères et par un renforcement de la dépendance des États débiteurs vis-à-vis des financements extérieurs, à court, moyen et long termes. En agissant par des actes souverains, l’État se donne la possibilité de conserver une plus grande marge de manœuvre sur les politiques qu’il entend mener.
Si peu de gouvernements ont remis en cause le remboursement de la dette au cours des dernières décennies, le problème se situe finalement beaucoup moins au niveau économique qu’au niveau politique. Sans tomber dans la paranoïa, la crainte d’être déstabilisée, renversée ou assassinée est réelle et amènent les dirigeants à se plier au dogme néolibéral. Les exemples de dirigeants démocratiquement élus et qui furent renversés (Mossadegh en Iran en 1953, Soekarno en Indonésie en 1965), voire assassinés (Lumumba au Congo en 1960, Allende au Chili en 1973, Sankara au Burkina Faso en 1987) ne manquent pas. Leur point commun ? Avoir remis en cause le remboursement de la dette Le témoignage de John Perkins est à cet effet éclairant [22]. Sur un plan électoral, il est vrai également que sans débat public visant à convaincre leur population des bienfaits d’un défaut, les gouvernements augmentent leur risque de ne pas être réélu pour un prochain mandat [23]. Mais quel intérêt doit prévaloir ? Autre question, les dirigeants de nos pays ont-ils vraiment la volonté de s’opposer au modèle dominant ? La plupart des politiciens sont issus de milieux privilégiés, ayant étudié dans les mêmes universités, formés au dogme (néo-)libéral et à son strict respect. En fait, la plupart des gouvernements tentent de préserver les intérêts des classes dominantes, classes qui bénéficient directement du mécanisme de la dette, souvent en tant que créanciers. Comme l’atteste par ailleurs le phénomène des « portes tournantes » [24], les intérêts des représentants des mondes politique et financier sont souvent très proches.
En conclusion, la différence fondamentale entre la restructuration de la dette - même sous l’égide de l’ONU - et les actes souverains décrits ci-dessus réside finalement davantage dans la conception qu’a le gouvernement de ce que doit être sa politique de développement. Dans le premier cas, il accepte les règles du jeu imposées par les institutions financières internationales, même si ces règles semblent déséquilibrées, inégales et injustes. Dans le second cas, il s’attaque directement aux racines de son endettement, quitte à remettre en cause les inégalités de classe de son pays afin de privilégier les intérêts de sa population. Les deux options ont leurs avantages et leurs inconvénients. Dans un cas, l’histoire semble déjà écrite, tandis que dans l’autre, le champ des possibles reste ouvert.
[1] En adaptant, actualisant et augmentant les arguments développés dans le document « Pourquoi l’arbitrage international ne peut pas résoudre le problème de la dette publique des pays en développement ? » rédigé par le CADTM en avril 2011, disponible à : https://www.cadtm.org/Pourquoi-l-arbitrage-international-ne-peut-pas-resoudre-le-probleme-de-la-dette
[2] La répudiation de dette est à l’initiative du débiteur, tandis que l’annulation est à l’initiative du créancier.
[3] Comité des droits économiques, sociaux et culturels, 22 juillet 2016, p.4. Disponible à : https://undocs.org/fr/E/C.12/2016/1
[4] « Principes directeurs relatifs à la dette extérieure et aux droits de l’homme » A/HRC/20/23. Disponible à : https://www.ohchr.org/Documents/HRBodies/HRCouncil/RegularSession/Session20/A.HRC.20.23.FRA.pdf
[5] Conseil des droits de l’homme, « Les effets de la dette extérieure et des obligations financières internationales connexes des États sur le plein exercice de tous les droits de l’homme, particulièrement des droits économiques, sociaux et culturels », A/HRC/40/L.13. Disponible à : https://ap.ohchr.org/documents/dpage_f.aspx?si=A/HRC/40/L.13
[6] « Principes directeurs relatifs à la dette extérieure et aux droits de l’homme » A/HRC/20/23. Disponible à :
https://www.ohchr.org/Documents/HRBodies/HRCouncil/RegularSession/Session20/A.HRC.20.23.FRA.pdf
[7] Éric Toussaint, « Argentine : le tango de la dette entre 1975 et 2003 », 31 décembre 2019. Disponible à : https://www.cadtm.org/Argentine-le-tango-de-la-dette-entre-1975-et-2003
[8] Mario Damill, Roberto Frenkel, Martın Rapetti, “The Argentinean Debt : History, Default and Restructuring”, Desarrollo Económico (Buenos Aires), décembre 2005. Disponible à : https://anpec.org.br/revista/vol6/vol6n3p29_90.pdf
[9] Voir le document de la CNUCED par Robert Howse “The concept of odious debt in public international law”, juillet 2007. Disponible à : https://unctad.org/system/files/official-document/osgdp20074_en.pdf
[10] Joseph Stiglitz, “Notes on Theoretical Frameworks and Policy Analyses”. Initiative for Policy Dialogue Working Paper Series, 2010. Disponible à : https://academiccommons.columbia.edu/doi/10.7916/D8DR32BS
[11] Eduardo Levi Yeyati, Ugo Panizza, “The elusive costs of sovereign defaults”. Journal of Development Economics, 94(1), 95-105, 2011. Disponible à : https://www.academia.edu/26231578/The_elusive_costs_of_sovereign_defaults
[12] Article 29 de la Résolution du Parlement européen du 17 avril 2018 sur l’amélioration de la viabilité de la dette des pays en développement, disponible à : http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?pubRef=-//EP//TEXT+TA+P8-TA-2018-0104+0+DOC+XML+V0//FR.
[13] CAIC, “Final Report of the Integral Auditing of the Ecuadorian Debt - Executive Summary”. Disponible à : https://www.cadtm.org/Final-Report-of-the-Integral
[14] Royal Norwegian Ministry of Foreign Affairs, « Cancellation of debts incurred as a result of the Norwegian Ship Export Campaign (1976-80) », Annex to press Release No 118/06, 2 octobre 2006. Disponible à :
https://www.regjeringen.no/no/dokumenter/Cancellation-of-debts-incurred-as-a-result-of-the-Norwegian-Ship-Export-Campaign-1976-80/id420457/
[15] Eliott Aubert, « Au Soudan, une annulation de la dette en trompe-l’œil », Afrique XXI, 25 octobre 2021. Disponible à : https://afriquexxi.info/article4873.html
[16] Le 26 août 2005, le gouvernement du Paraguay a, en effet, promulgué un décret notifiant que le pays refuse de payer une dette publique de 85 millions de dollars, au motif que celle-ci a été contractée frauduleusement.
[17] Cette sous-partie s’inspire du texte de Hugo Ruiz Diaz, « La décision souveraine de déclarer la nullité de la dette publique », disponible à : https://www.cadtm.org/La-decision-souveraine-de-declarer,3658 et du texte de Renaud Vivien, « Dette illégale, odieuse, illégitime, insoutenable : comment s’y retrouver ? », 3 mai 2017, disponible à : https://www.cadtm.org/Dette-illegale-odieuse-illegitime-insoutenable-comment-s-y-retrouver
[18] Site internet de la Cour international de Justice. Consultée le 2 décembre 2021. Disponible à : https://www.icj-cij.org/fr/statut
[19] Cephas Lumina, « Principes directeurs relatifs à la dette extérieure et aux droits de l’homme », A/HRC/20/23, Nations unies, 10 avril 2012. Disponible à : http://www.ohchr.org/FR/Issues/Development/IEDebt/Pages/GuidingPrinciples.aspx
[20] Carmen M. Reinhart, Christoph Trebesch, “A distant mirror of debt, default, and relief”, (No. w20577), National Bureau of Economic Research, octobre 2014. Disponible à : https://epub.ub.uni-muenchen.de/21832/1/Distant_Mirror_October_27_2014.pdf
[21] Eduardo Borensztein, Ugo Panizza, “The costs of sovereign default”, IMF Staff Papers, 56(4), 683-741, octobre 2008. Disponible à : https://www.imf.org/external/pubs/ft/wp/2008/wp08238.pdf
[22] John Perkins, Les confessions d’un assassin financier, 2007.
[23] Eduardo Borensztein, Ugo Panizza, “The costs of sovereign default”, IMF Staff Papers, 56(4), 683-741, octobre 2008. Disponible à : https://www.imf.org/external/pubs/ft/wp/2008/wp08238.pdf
[24] Voir notamment, « Les portes tournantes tournent encore ». Corporate Europe Observatory, 20 janvier 2016. Disponible à : https://corporateeurope.org/fr/revolving-doors/2016/01/les-portes-tournantes-tournent-encore
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