Pourquoi faut-il taxer le capital, annuler la dette et prendre d’autres mesures complémentaires ?

Compte rendu de la première partie du Séminaire sur la dette illégitime organisée à l’Université d’été européenne des mouvements sociaux

25 août 2014 par Owen Chartier


Ce mercredi 20 août se déroulait - dans le cadre de l’Université d’été européenne des mouvements sociaux organisée par ATTAC à Paris - la première partie d’un séminaire intitulé : « Dettes illégitimes des États : pourquoi et comment les annuler ? ».



Menée par Thomas Coutrot (porte parole d’ATTAC France et membre du CAC France – Collectif pour un audit citoyen de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
française) et Eric Toussaint (président du CADTM Belgique et membre d’ACiDe - Plateforme pour un audit citoyen de la dette en Belgique), cette conférence a servi à prolonger le débat survenu entre David Graeber et Thomas Piketty, deux hommes opposés sur les solutions de sortie de crise : l’un prône l’annulation de la dette, l’autre propose de taxer le capital. Prenant le contre-pied de cette discussion, les intervenants, et à travers eux les organisateurs du séminaire [1], ont démontré la nécessaire complémentarité de ces deux mesures. Celles-ci s’inscrivent dans un plan plus large de transition économie et sociale, d’où l’intitulé de ce premier volet du séminaire : « Pourquoi faut-il taxer le capital, annuler la dette et prendre d’autres mesures complémentaires ? ».

 Intervention de Thomas Coutrot

1) Retour sur le déclenchement et la « gestion » de la crise financière de 2007-2008

Suite à la crise financière de 2008, les gouvernements ont mis en place des politiques de relance et sauvèrent les banques. Cette politique de relance dure entre 2008 à 2010. A partir de 2010, les gouvernements appliquent des politiques d’austérité, en utilisant le prétexte de l’augmentation de la dette publique. Cette dette qui a largement augmenté du fait de ces sauvetages bancaires est passée en moyenne de 70 à 90 % du PIB PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
dans la zone euro. Rappelons que les pays de la zone euro sont contraints de se financer sur les marchés financiers Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
(à cause des traités européens qui interdisent aux Etats d’emprunter directement auprès de la BCE BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
), marchés financiers qui imposent des taux d’intérêts vertigineux aux pays qui ont vu une nette augmentation de leur dette. En Italie et au Portugal, les taux d’intérêts dépassent par exemple les 10 % par an. Les gouvernements décident alors de durcir les politiques d’austérité pour réduire cette dette. Or, ces politiques ont un effet récessif très fort (de 1 à 2 points de PIB). Au cœur de ces politiques, on trouve la notion de « dévaluation Dévaluation Modification à la baisse du taux de change d’une monnaie par rapport aux autres. interne » (vocabulaire du FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

Cliquez pour plus de détails.
). L’idée est la suivante : pour rétablir leur compétitivité, les pays doivent faire baisser les prix intérieurs, soit les salaires, les prestations sociales et les dépenses publiques. Ces dévaluations ont été pratiquées de façon systématique pour rassurer les marchés financiers.

En réalité, ces politiques de restriction budgétaire approfondissent la crise et nous font entrer dans une situation de déflation (en moyenne, les prix ont chuté de 1 %). C’est une situation unique depuis les années 30’. La récession Récession Croissance négative de l’activité économique dans un pays ou une branche pendant au moins deux trimestres consécutifs. s’aggrave et le chômage augmente tout comme les dettes publiques. Le fait que les responsables politiques et les économistes conventionnels soient bien au fait de ce mécanisme nous conduit à penser que ce projet est bien un projet de classe mené par la bourgeoisie européenne.

2) Sur la politique menée par le gouvernement Hollande

Le président français fait le contraire de ce qu’il a promis. Il avait annoncé plus de solidarité européenne, la fin des politiques d’austérité, etc. Or, il fait tout l’inverse. Même au sein du PS, il y a une opposition croissante à la politique du gouvernement. Une centaine de députés de la majorité s’abstiennent sur les questions relatives au budget ou aux réformes centrales. C’est une première dans l’histoire de la Ve République. Malgré tout, Laurent Fabius, actuel Ministre des affaires étrangères et du commerce extérieur de la France, vient de déclarer que si le gouvernement changeait de politique « les marchés ne manqueraient pas de sanctionner la France ».

3) Comment faire face à la dette publique ? Le débat entre économistes

Nombreux sont les économistes qui prennent pour exemple la gestion de la dette publique après la seconde guerre mondiale. La France avait alors une dette équivalant à 200 % du PIB. La réduction s’est opérée grâce à l’inflation Inflation Hausse cumulative de l’ensemble des prix (par exemple, une hausse du prix du pétrole, entraînant à terme un réajustement des salaires à la hausse, puis la hausse d’autres prix, etc.). L’inflation implique une perte de valeur de l’argent puisqu’au fil du temps, il faut un montant supérieur pour se procurer une marchandise donnée. Les politiques néolibérales cherchent en priorité à combattre l’inflation pour cette raison. et la croissance économique (l’inflation dévalorise le stock de dette tandis que la croissance économique permet de dégager des ressources financières pour payer la dette). Pour une partie du groupe des « économistes atterrés », nul besoin de poser le problème de la dette : la solution passe par la croissance économique qui fera baisser le chômage, augmenter les salaires et donc l’inflation. D’un autre côté, les économistes du CAC France (Collectif d’audit citoyen de la dette publique française) pensent que la croissance est un problème et non une solution, car elle conduit aujourd’hui à une crise écologique. Il faut une répartition juste des richesses. Au sein du FMI, certains économistes préconisent de taxer le capital pour rembourser une partie de la dette. Cette position reste toutefois vivement critiquée au sein du FMI.

La dette illégitime Dette illégitime C’est une dette contractée par les autorités publiques afin de favoriser les intérêts d’une minorité privilégiée.

Comment on détermine une dette illégitime ?

4 moyens d’analyse

* La destination des fonds :
l’utilisation ne profite pas à la population, bénéficie à une personne ou un groupe.
* Les circonstances du contrat :
rapport de force en faveur du créditeur, débiteur mal ou pas informé, peuple pas d’accord.
* Les termes du contrat :
termes abusifs, taux usuraires...
* La conduite des créanciers :
connaissance des créanciers de l’illégitimité du prêt.
est une dette contractée par les pouvoirs publics contre l’intérêt général.

Alors que ces économistes du FMI proposent une taxe unique à hauteur de 10 % du patrimoine, le CAC exige l’instauration d’une taxe progressive (et permanente) sur les patrimoines, qui soit fortement progressive sur les hauts patrimoines. Le CAC exige également l’annulation de la dette illégitime (qui représente environ 59 % de la dette française selon son dernier rapport). La dette illégitime est une dette contractée par les pouvoirs publics contre l’intérêt général. Sur la question de la dette illégitime, certains rétorquent que ce sont des parlements élus démocratiquement qui ont voté les lois et qu’on ne pourrait donc pas contester la légitimité de cette dette.

 Intervention d’Eric Toussaint

Eric Toussaint souligne qu’un compromis est possible : la taxation progressive du capital et l’annulation des dettes illégitimes sont des mesures complémentaires qui s’inscrivent dans un plan plus large pour une transition écologique et sociale.

1) Identification des différents types de dettes en vue de leur annulation

Dette illégitime : La dette illégitime est une dette contractée par les pouvoirs publics contre l’intérêt général. Cette dénomination fait état d’une situation où des gouvernements dits « légaux », en raison de l’organisation d’élections, posent des actes illégitimes. Eric Toussaint rappelle que même certains créanciers comme la banque Natixis mentionnent la notion de « dette illégitime » dans une de ses brochures intitulée « Y a-t-il une dette publique illégitime ? ». À l’instar du CAC en France, une Plateforme d’audit citoyen de la dette (ACiDe) s’est mise en place en Belgique dans de nombreuses villes. Pour le CADTM, il est nécessaire de garder le cap de la dette illégitime car c’est un concept politique relié à la notion d’intérêt général utile à la mobilisation citoyenne.

Dette illégale Dette illégale Les dettes illégales sont les dettes qui ont été contractées en violation des procédures légales en vigueur (par exemple en contournant les procédures parlementaires), celles qui ont été marquées par une faute grave du créancier (par exemple par recours à la corruption, à la menace ou à la coercition) ou issues de prêts assortis de conditions violant le droit national (du pays débiteur ou créancier) et/ou international, dont les principes généraux du droit.  : Des gouvernements « légaux » peuvent aussi contracter des dettes illégales. A titre d’exemple, en Belgique, le gouvernement s’est associé avec la France et le Luxembourg pour sauver la banque Dexia, avec un accord de garantie couvrant 50 milliards d’euros d’emprunts de Dexia (au cas où la banque ne peut tenir ses engagements envers ses créanciers), soit 15 % du produit intérieur de la Belgique. L’acte est illégal car il fut posé par arrêté royal, une procédure interdite par la Constitution belge. Le CADTM a ainsi posé un recours en annulation de cette garantie publique avec ATTAC Bruxelles et ATTAC Liège devant le Conseil d’Etat. Mais en mai 2013, le gouvernement belge a fait adopter par le Parlement fédéral une loi qui transforme l’arrêté royal en loi, nous prouvant ainsi que cet arrêté était donc bien illégal. En dépit de cette nouvelle loi, la garantie reste bien illégitime.
En Grèce, le parlement n’a pas pu débattre, comme le prévoit la Constitution grecque, sur le contenu du mémorandum imposé par la Troïka Troïka Troïka : FMI, Commission européenne et Banque centrale européenne qui, ensemble, imposent au travers des prêts des mesures d’austérité aux pays en difficulté. (Commission européenne, BCE et FMI). On peut donc également parler dans ce cas de dettes illégales.

Dette odieuse Dette odieuse Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.

Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).

Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.

Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».

Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »

Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
 : Ce concept implique des violations caractérisées de droits fondamentaux. Suite au mémorandum de 2010 en Grèce, le commissaire européen des Droits de l’Homme a établi un rapport sur l’impact des droit humains des politiques d’austérité (en Grèce mais aussi au Portugal et dans d’autres pays). Le rapport fait état des violations de conventions internationales et nationales (abrogées en Grèce par le mémorandum). La dette est aussi odieuse parce qu’elle est dictée par des institutions non mandatées. A titre d’exemple, la BCE intervient constamment sur les relations contractuelles employeurs-travailleurs, bien que ce ne soit pas dans ses statuts.

Dette insoutenable Dette insoutenable C’est la dette dont la poursuite du paiement empêche les autorités de garantir aux citoyens l’exercice de leurs droits fondamentaux notamment en matière de santé, d’éducation, de logement, de revenu minimum et de sécurité. Si la poursuite du paiement de la dette empêche les autorités publiques de respecter leurs obligations fondamentales envers les citoyen·nes, le paiement en question peut être suspendu même si la dette est légitime et légale.  : pour le CADTM, une dette insoutenable survient quand un gouvernement mène, au nom du remboursement de la dette, des politiques qui affectent l’exercice des droits humains fondamentaux (droit à paix publique, santé, éducation, etc...).

2) Contenu général du plan de transition écologique et sociale

Nous listons ici quelques mesures urgentes pour sortir de la crise et avancer vers la justice sociale : stopper les plans d’austérité, appliquer des mesures d’annulation de dettes, faire payer la facture par ceux qui en ont profité (grandes sociétés financières, notamment) et rembourser les petits porteurs de dettes (les ménages), renforcer le système de répartition et nationaliser les fonds de pension Fonds de pension Fonds d’investissement, appelé aussi fonds de retraite, qui a pour vocation de gérer un régime de retraite par capitalisation. Un fonds de pension est alimenté par l’épargne des salariés d’une ou plusieurs entreprises, épargne souvent complétée par l’entreprise ; il a pour mission de verser des pensions aux salariés adhérents du fonds. Les fonds de pension gèrent des capitaux très importants, qui sont généralement investis sur les marchés boursiers et financiers. privés.

Sur la fiscalité, un impôt progressif sur le patrimoine est nécessaire, ainsi qu’un impôt exceptionnel sur les plus fortunés. Piketty recense que le patrimoine privé des ménages européens s’élève à 70 000 milliards d’euros, et que le 1 % le plus riche possède 25 % de ce patrimoine. Un impôt de 1 % sur ces personnes permettrait ainsi de récolter un montant supérieur au budget annuel de la commission européenne, un rendement très élevé qui rendrait possible la mise en place de politiques de transition.

Il est aussi indispensable de socialiser les banques. Il faut enfin prendre des mesures sociales au niveau européen mais avant tout refonder l’Europe, ce qui passe par l’abrogation de certains traités en vigueur.


Notes

[1CADTM Belgique, ATTAC Espagne, CADTM France, la campagne en Pologne Nie Nasz Dlug (« Ce n’est pas notre dette »), CADTM Grèce, ATTAC-CADTM Maroc, RAID-ATTAC-CADTM Tunisie, Jubilé UK, ATTAC Norvège, CAC France.

Autres articles en français de Owen Chartier (4)