Nous publions ici, avec l’aimable autorisation de l’auteure, deux extraits traduits en français de l’ouvrage Social Reproduction Theory. Remapping Class, Recentering Oppression, dirigé par Tithi Bhattacharya et publié aux éditions Pluto Press (2017). Ces contributions à la théorie critique et pour un féminisme marxiste trouvent un écho puissant dans les formidables mobilisations féministes qui traversent actuellement la planète (dont Tithi Bhattacharya est une organisatrice aux États-Unis), défiant le capitalisme et ses structures patriarcales, coloniales et racistes. En témoigne la traduction en une vingtaine de langues à ce jour de Féminisme pour les 99 %. Un Manifeste, de Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya et Nancy Fraser, publié en français aux éditions La Découverte (2019), dont on pourra lire un extrait sur le site Contretemps.
Tithi Bhattacharya, « Introduction : Mapping Social Reproduction Theory », in Tithi Bhattacharya (dirigé par), Social Reproduction Theory. Remapping Class, Recentering Oppression, Londres, Pluto Press, 2017, pp. 1-3.
Comprendre la théorie de la reproduction sociale
« La vie elle-même n’apparaît que comme moyen de subsistance. »
Karl Marx, Manuscrits de 1844
« Une ouvrière rentre chez elle après sa journée de travail de huit heures, mange son dîner en 8 à 10 minutes, puis fait de nouveau face à une tonne de travail physique : laver les draps, faire le ménage, etc.
Il n’y a pas de limite au travail domestique … [une femme est] femme de ménage, cuisinière, couturière, blanchisseuse, infirmière, mère attentionnée, et épouse attentive. Et le temps que ça prend d’aller au magasin chercher le repas ! »
témoignages d’ouvrières d’usine à Moscou, 1926
« Ce [travail de soin non payé] est le type de travail durant lequel nous ne gagnons pas d’argent mais n’avons pas de temps libre non plus. Notre travail n’est pas vu mais nous n’en sommes pas plus libres. »
une femme à Patharkot, au Népal, en 2013
« Si nos cuisines restent étrangères au capital, alors notre lutte pour les détruire ne parviendra jamais à faire s’effondrer le capital. »
Silvia Federici, Revolution at Point Zero : Housework, Reproduction and Feminist Struggle
Modifions un peu la question « Qui enseigne aux enseignant·e·s ? », et posons celle-ci à propos du marxisme : si le travail des ouvrières et ouvriers produit toute la richesse de la société, alors qui produit l’ouvrière et l’ouvrier ? Si l’on formule autrement : Quels types de processus permettent à la travailleuse de se pointer devant les portes de son lieu de travail chaque jour afin qu’elle puisse produire la richesse de la société ? Quel rôle a joué le petit-déjeuner dans sa disposition à travailler ? Et quel rôle joué par une bonne nuit de sommeil ? On peut tomber dans des eaux encore plus troubles si l’on étend les questions aux processus qui ont lieu hors du domicile de cette travailleuse. Est-ce que l’éducation qu’elle a reçue à l’école ne la « produit » pas elle aussi, en la rendant employable ? Et qu’en est-il du système de transports publics qui l’amènent à son travail, ou encore des parcs publics et des bibliothèques qui lui apportent des loisirs, lui permettant d’être régénérée, de nouveau, pour pouvoir se rendre au travail ?
Le but de la théorie de la reproduction sociale (TRS) est d’explorer des questions telles que celles-ci et d’y apporter des réponses. En faisant cela, la TRS évite d’accorder une importance analytique aux « faits visibles » pour leur préférer l’analyse de « processus ». Il s’agit d’une approche qui ne se satisfait pas de ce qui ressemble à une entité visible, finie – dans le cas présent, notre travailleuse aux portes de son lieu de travail –, mais interroge le complexe réseau de processus sociaux et de relations humaines qui produit les conditions d’existence de cette entité. Comme souvent dans la théorie critique, nous « nous basons sur Marx », puisque tant cette approche que l’interrogation critique font écho à la méthode à travers laquelle Marx étudie la marchandise.
L’idée fondamentale de la TRS est, pour l’exprimer simplement, que le travail humain est au cœur de la création ou de la reproduction de la société dans son ensemble.
La notion de travail est comprise ici dans le sens originel que lui donnait Karl Marx, comme « la première présupposition de toute histoire humaine » – une idée que, ironiquement, lui-même a échoué à développer entièrement. Le capitalisme, cependant, ne reconnaît comme seule forme légitime de « travail » que le travail productif destiné à créer une marchandise, tandis que l’écrasante quantité de travail familial et communautaire réalisé dans le but de faire subsister et de reproduire la travailleuse, ou plus précisément sa force de travail, est considérée comme non-existante par nature. Allant à l’encontre de cette idée, les théoriciennes de la reproduction sociale perçoivent la relation entre le travail réalisé afin de produire des marchandises et le travail réalisé afin de produire des individus comme une partie de la totalité systémique du capitalisme. Le cadre de la TRS cherche ainsi à rendre visible le travail qui est analytiquement caché par les économistes classiques et politiquement nié par les décideurs politiques.
La TRS, partant de la compréhension traditionnelle du marxisme et du capitalisme, développe celle-ci de deux manières novatrices.
Premièrement, la TRS propose une lecture de « l’économie » qui est large mais plus spécifique. Comme Susan Ferguson l’a récemment souligné, la TRS
Marx nous indique clairement le rôle essentiel joué par la force de travail, en ce que c’est elle qui met effectivement en marche le processus de production capitaliste. Il montre également comment, contrairement à toute autre marchandise dans le capitalisme, la marchandise « unique » qu’est la force de travail est singulière dans le sens où elle n’est pas issue d’une production capitalistique. Les implications que porte cette idée sont cependant sous-développées chez Marx. Les théoriciennes de la reproduction sociale partent de ces silences du marxisme et montrent comment la « production de biens et services et la production de vie font partie d’un même processus », comme l’a formulé Meg Luxton [2]. Si l’économie formelle est le lieu de production de biens et services, les individus qui produisent de telles choses sont quant à eux produits hors de la sphère de l’économie formelle, dans un lieu déterminé par les liens de parenté et appelé la famille.
Deuxièmement, et découlant du point précédent, la TRS traite les questions d’oppression (genre, race, sexualité) de manières distinctement non-fonctionnalistes précisément parce que l’oppression est théorisée comme étant structurellement reliée à la production capitaliste, et donc modelée par celle-ci, plutôt que située à la marge ou comme simple ajout à un processus économique qui serait plus profond et plus vital.
Les chapitres de cet ouvrage explorent ainsi des questions quant à l’identité de celles et ceux qui constituent la classe ouvrière mondiale aujourd’hui, dans toute sa subjectivité chaotique, multiethnique, multigenrée, de capacités physiques et mentales différentes : que signifie relier théoriquement la lutte de classes uniquement au point de production, sans considération pour la myriade de relations sociales à l’œuvre entre les lieux de travail, les foyers, les écoles, les hôpitaux – un tout social plus large, entretenu et coproduit par le travail humain de manières contradictoires mais constitutives. Surtout, ces chapitres s’intéressent à la relation entre l’exploitation (normalement attachée à la classe) et l’oppression (normalement comprise à travers le genre, la race, etc.) et cherchent à comprendre si cette division reflète correctement les dimensions complexes d’un niveau abstrait d’analyse dans lequel nous puisons notre bagage conceptuel, et d’un niveau concret d’analyse, c’est-à-dire la réalité historique dans laquelle nous appliquons ces outils.
Tithi Bhattacharya, « How Not to Skip Class : Social Reproduction of Labor and the Global Working Class », in Tithi Bhattacharya (dirigé par), Social Reproduction Theory. Remapping Class, Recentering Oppression, Londres, Pluto Press, 2017, pp. 72-77.
La force de travail : la « marchandise unique » et sa reproduction sociale
Marx introduit le concept de force de travail avec attention. La force de travail, au sens de Marx, est notre capacité à travailler. Il explique : « Par force de travail ou puissance de travail, il faut comprendre l’ensemble des capacités physiques et intellectuelles qui existent dans le corps d’un être humain dans sa personnalité vivante, et qu’il doit mettre en mouvement pour produire une valeur d’usage quelle qu’elle soit » [3]. Bien sûr, la capacité à travailler est une caractéristique transhistorique possédée par les êtres humains quelle que soit la formation sociale dont ils font partie. Ce qui est spécifique au capitalisme, cependant, est qu’il n’y a que dans ce système de production que la production marchande est généralisée dans toute la société et que le travail-marchandise, disponible à la vente sur le marché, devient le mode d’exploitation dominant [4]. Ainsi, sous le capitalisme, ce qui est généralisé sous la forme de marchandise est une capacité humaine. Dans plusieurs passages, Marx mentionne cela en soulignant la sauvagerie qu’une telle mutilation de soi implique : « le possesseur de [la force de travail], au lieu de pouvoir vendre des marchandises dans lesquelles son travail s’est réalisé, [est] forcé d’offrir et de mettre en vente, comme une marchandise, sa force de travail elle-même laquelle ne réside que dans son organisme. [5] »
De plus, on ne peut parler de force de travail que lorsque la travailleuse utilise cette capacité, ou, dit autrement, « la force de travail ne se réalise que par sa manifestation extérieure. Elle ne s’affirme et se constate que par le travail » [6]. Il doit donc en découler que, tandis que la force de travail est dépensée dans le processus de production d’autres marchandises, se produit « une certaine dépense des muscles, des nerfs, du cerveau de l’être humain », schématiquement les composants de la force de travail, « dépense qui doit être compensée. [7] »
Comment la force de travail peut-elle être régénérée ? Marx est ambigu sur ce point :
Ici s’exprime une hésitation, et l’on sent que le contenu de la critique de Marx est inadéquat par rapport à sa forme. Le passage ci-dessus pose de nombreuses questions et les laisse sans réponse.
Les marxistes et féministes de la reproduction sociale, telles que Lise Vogel, ont attiré l’attention sur la « production » d’êtres humains – dans ce cas, la travailleuse – qui a lieu hors du lieu de production de marchandises. Les théoriciennes de la reproduction sociale cherchent à juste titre à développer ce que Marx n’a pas étudié. Ainsi, quelles sont les implications du fait que la force de travail est produite à l’extérieur du circuit de production de marchandises, alors qu’elle est essentielle à celui-ci ? Historiquement, le site le plus persévérant pour la reproduction de la force de travail est l’entité basée sur les liens de parenté appelée la famille. Cette dernière joue un rôle clé dans la reproduction biologique – comme remplacement générationnel de la classe ouvrière – et dans la reproduction de la travailleuse à travers la nourriture, l’hébergement, le soin psychique, afin de la rendre prête pour sa prochaine journée de travail. Sous le capitalisme, ces deux fonctions sont assumées de manière disproportionnée par les femmes, et sont les sources de l’oppression des femmes dans ce système [9].
Mais le passage de Marx ci-dessus requiert aussi des développements sur d’autres aspects. Par exemple, comme l’a souligné Lise Vogel, la force de travail n’est pas seulement réapprovisionnée dans le foyer, et n’est pas non plus systématiquement reproduite en termes de générations. La famille forme peut-être le lieu de renouvellement individuel de la force de travail, mais cela seul n’explique pas « les origines (…), le milieu historique (…), les habitudes, les exigences » par lesquelles la classe ouvrière de n’importe quelle société a été produite. Quelles autres relations sociales et institutions forment le circuit de la reproduction sociale ? L’éducation publique et les systèmes de soins de santé, les infrastructures de loisirs dans la communauté, et les pensions et systèmes de protection sociale pour les plus âgé·e·s, sont autant de composants de ces « habitudes » historiquement déterminées. De façon similaire, le remplacement générationnel à travers les naissances dans l’unité familiale basée sur les liens de parenté, bien que dominant, n’est pas le seul biais par lequel une force de travail peut être remplacée. L’esclavage et l’immigration sont deux des manières les plus répandues par lesquelles le capital a remplacé du travail au sein de frontières nationales.
De façon liée, supposons qu’un certain panier de biens (x) est nécessaire pour « reproduire » une travailleuse. Ce « panier de biens » contenant de la nourriture, un hébergement, une éducation, des soins de santé, etc. est ensuite consommé par cette travailleuse mythique (certain·e·s diraient « universelle ») afin de se reproduire. Mais est-ce que la taille et le contenu des biens du panier ne varient pas selon la race, la nationalité et le genre de la travailleuse ou du travailleur ? Marx semblait penser que c’est le cas. Prenons son exposé du cas du travailleur ou de la travailleuse irlandais·e et de ses « besoins » comparés à ceux d’autres travailleurs et travailleuses. Marx affirme que, si les travailleurs et travailleuses diminuaient leur consommation (afin d’épargner), alors ils et elles
Nous aurons l’occasion de discuter plus loin de la question de besoins différenciés produisant différents types de forces de travail ; pour le moment, notons simplement que la question de la reproduction de la force de travail n’est en aucun cas une question facile. Comme on peut le voir, il y a chez Marx un indice pointant vers une totalité complexe lorsqu’il mentionne le « laboratoire secret de la production » et l’impulsion structurante que donne celui-ci à « l’économie » de surface.
L’esquisse originale de Marx, désormais enrichie grâce au cadre de la reproduction sociale de la force de travail, complexifie minutieusement, et de façons fondamentales, la définition bourgeoise étroite de « l’économie » et/ou de la « production » par laquelle nous avons commencé.
Au-delà de l’image en deux dimensions d’un producteur direct individuel enfermé dans le travail salarié, nous commençons à voir émerger une myriade de liens très fins de relations sociales qui s’étendent entre le lieu de travail, le foyer, les écoles, les hôpitaux – un tout social plus large, entretenu et coproduit par le travail humain de façons contradictoires et pourtant constitutives. Si nous dirigeons notre attention sur ces liens profonds qui incarnent les relations sociales dans n’importe quelle société réellement existante aujourd’hui, comment pouvons-nous ne pas voir le sujet chaotique, multiethnique, multigenré, de capacités physiques et mentales différentes, qu’est la classe ouvrière mondiale ?
Le binôme de la production et de la reproduction
À cet égard, il est important de clarifier que, ce que nous avons désigné ci-dessus comme deux espaces séparés – (a) des espaces de production de valeur (le lieu de production) et (b) des espaces de reproduction de la force de travail – sont peut-être séparés d’un point de vue strictement spatial, mais sont en réalité unis dans les sens théorique et opérationnel [11]. Ils sont des formes historiques particulières d’apparition du capitalisme. En effet, les deux processus peuvent parfois être à l’œuvre dans le même espace. Prenons le cas des écoles publiques. Elles fonctionnent comme des lieux de travail ou de production, et aussi comme des espaces où la force de travail (de la future travailleuse) est reproduite socialement. Tant dans le cas des pensions que dans ceux de la santé publique ou de l’éducation, l’État dépense des fonds pour la reproduction sociale de la force de travail. Il n’y a que dans le foyer que le processus de reproduction sociale demeure non salarié.
La question des sphères séparées, et de pourquoi elles sont des formes historiques d’apparition du capitalisme, est une question importante sur laquelle il mérite de s’attarder. Une incompréhension récurrente de la « théorie de la reproduction sociale » est qu’elle s’intéresserait à deux espaces séparés et à deux processus de production : un espace et un processus économiques (souvent compris comme le lieu de travail), et un espace et un processus sociaux (souvent compris comme le foyer). Dans cette acception, la travailleuse produit une plus-value
Plus-value
La plus-value est la différence entre la valeur nouvellement produite par la force de travail et la valeur propre de cette force de travail, c’est-à-dire la différence entre la valeur nouvellement produite par le travailleur ou la travailleuse et les coûts de reproduction de la force de travail.
La plus-value, c’est-à-dire la somme totale des revenus de la classe possédante (profits + intérêts + rente foncière) est donc une déduction (un résidu) du produit social, une fois assurée la reproduction de la force de travail, une fois couverts ses frais d’entretien. Elle n’est donc rien d’autre que la forme monétaire du surproduit social, qui constitue la part des classes possédantes dans la répartition du produit social de toute société de classe : les revenus des maîtres d’esclaves dans une société esclavagiste ; la rente foncière féodale dans une société féodale ; le tribut dans le mode de production tributaire, etc.
Le salarié et la salariée, le prolétaire et la prolétaire, ne vendent pas « du travail », mais leur force de travail, leur capacité de production. C’est cette force de travail que la société bourgeoise transforme en marchandise. Elle a donc sa valeur propre, donnée objective comme la valeur de toute autre marchandise : ses propres coûts de production, ses propres frais de reproduction. Comme toute marchandise, elle a une utilité (valeur d’usage) pour son acheteur, utilité qui est la pré-condition de sa vente, mais qui ne détermine point le prix (la valeur) de la marchandise vendue.
Or l’utilité, la valeur d’usage, de la force de travail pour son acheteur, le capitaliste, c’est justement celle de produire de la valeur, puisque, par définition, tout travail en société marchande ajoute de la valeur à la valeur des machines et des matières premières auxquelles il s’applique. Tout salarié produit donc de la « valeur ajoutée ». Mais comme le capitaliste paye un salaire à l’ouvrier et à l’ouvrière - le salaire qui représente le coût de reproduction de la force de travail -, il n’achètera cette force de travail que si « la valeur ajoutée » par l’ouvrier ou l’ouvrière dépasse la valeur de la force de travail elle-même. Cette fraction de la valeur nouvellement produite par le salarié, Marx l’appelle plus-value.
La découverte de la plus-value comme catégorie fondamentale de la société bourgeoise et de son mode de production, ainsi que l’explication de sa nature (résultat du surtravail, du travail non compensé, non rémunéré, fourni par le salarié) et de ses origines (obligation économique pour le ou la prolétaire de vendre sa force de travail comme marchandise au capitaliste) représente l’apport principal de Marx à la science économique et aux sciences sociales en général. Mais elle constitue elle-même l’application de la théorie perfectionnée de la valeur-travail d’Adam Smith et de David Ricardo au cas spécifique d’une marchandise particulière, la force de travail (Mandel, 1986, p. 14).
au travail, et est donc impliquée dans la production de la richesse totale de la société. À la fin de la journée de travail, parce que la travailleuse est « libre » sous le capitalisme, le capital doit se dessaisir du processus de régénération de la travailleuse, et donc de la reproduction de la main d’œuvre.
Marx, cependant, a une compréhension et une proposition très spécifiques pour le concept de la reproduction sociale. Premièrement, il s’agit d’un concept théorique qu’il déploie afin d’attirer l’attention sur la reproduction de la société dans son ensemble, et non pas seulement sur la régénération de la force de travail de la travailleuse ou sur la reproduction de la main d’œuvre. Cette acception du théâtre du capitalisme comme une totalité est importante car, lorsqu’il aborde ce sujet dans Le Capital, Livre 1, Marx a déjà établi – à l’opposé de l’économie bourgeoise, qui voit la marchandise comme le sujet principal de ce récit (l’offre et la demande déterminent le marché) – que, dans son opinion, le travail est le principal protagoniste du capitalisme. Par conséquent, ce qu’il advient du travail – en particulier, comment le travail crée de la valeur et, conséquemment, une plus-value – façonne l’entièreté du processus de production capitaliste. Dans les Grundrisse, Marx écrit à propos du capital : « Dans le concept de valeur, son secret [celui du capital] est trahi. [12] »
La reproduction sociale du système capitaliste – et c’est afin d’expliquer la reproduction du système que Marx utilise le terme – n’a donc pas à voir avec une séparation entre une sphère non-économique et une sphère économique, mais avec la façon dont l’élan économique de la production capitaliste conditionne son aspect soi-disant non-économique. Le « non-économique » inclut, entre autres choses, le type d’État, d’institutions juridiques, et de formes de propriété dont se dote une société – ces éléments étant en retour conditionnés, mais pas toujours déterminés, par l’économie. Marx entend chaque étape spécifique de la valorisation du capital comme un moment d’une totalité, ce qui l’amène à affirmer clairement dans Le Capital : « Considéré, non dans son aspect isolé, mais dans le cours de sa rénovation incessante, tout processus de production social est donc en même temps processus de reproduction. [13] »
Cette approche est la mieux exposée dans Beyond Capital, de Michael Lebowitz. Le travail de Lebowitz est une magistrale analyse intégrante de l’économie politique de la force de travail, par laquelle il montre que la compréhension de la reproduction sociale du travail salarié n’est pas quelque chose d’extérieur ou de secondaire qui doit être « ajouté » à la compréhension du capitalisme dans son ensemble, mais révèle en réalité d’importantes tendances internes au système. Lebowitz désigne le moment de la production de la force de travail comme un « deuxième moment » de la production dans son ensemble. Ce moment est « distinct du processus de production du capital », mais le circuit du capital « implique nécessairement un deuxième circuit, celui du travail salarié. [14] »
Comme Marx le résume justement, avec quelques fioritures :
Ici, par reproduction sociale, Marx entend la reproduction de l’entièreté de la société, ce qui nous ramène à l’unique marchandise – la force de travail – qui a besoin d’être réapprovisionnée et au final remplacée sans que cela ne provoque de rupture ou d’arrêt dans le circuit continu de production et de reproduction dans leur ensemble.
Beaucoup est en jeu, tant théoriquement que stratégiquement, dans la compréhension de ce processus de production de marchandises et de reproduction de la force de travail comme un processus unifié. Plus spécifiquement, nous devons abandonner non seulement le cadre de sphères de production et de reproduction distinctes, mais nous devons aussi – parce qu’au sein du capitalisme, la reproduction est liée à la production – corriger la perception du sens commun selon laquelle le capital relâche tout contrôle sur la travailleuse lorsque celle-ci quitte son lieu de travail.
Théoriquement, si l’on admet que la production de marchandises et la reproduction sociale de la force de travail sont des processus séparés, alors on ne fournit pas d’explication à la question de savoir pourquoi la travailleuse est subordonnée avant même que ne commence le moment de production. Pourquoi la travailleuse apparaît-elle, selon les mots de Marx, « timide, hésitant[e], réti[ve], comme quelqu’un qui a porté sa propre peau au marché » [16] ? C’est parce que Marx a une vue unifiée du processus qu’il peut nous montrer que le moment de production d’une simple marchandise n’est pas nécessairement un point d’entrée singulier pour l’asservissement du travail. C’est pourquoi Marx nous dit que
Mais ce lien entre la production et la reproduction, et l’extension des rapports de classe au sein de la reproduction, signifient que les actes mêmes par lesquels la classe ouvrière fait tout son possible pour s’occuper de ses propres besoins peuvent être le terrain de luttes de classes.
Traduit de l’anglais par Nathan Legrand
[1] Traduit de Susan Ferguson, « Capitalist Childhood, Anti-Capitalist Children : The Social Reproduction of Childhood », article non publié, 2015.
[2] Meg Luxton, « Feminist Political Economy in Canada and the Politics of Social Reproduction », in Kate Bezanson et Meg Luxton (dirigé par), Social Reproduction : Feminist Political Economy Challenges Neo-liberalism, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2006, p. 36.
[3] Karl Marx, Le Capital, Livre 1, Section 2, Chapitre 6, « Achat et vente de la force de travail ».
[4] « La force de travail ne fut pas toujours une marchandise. Le travail ne fut pas toujours du travail salarié, c’est-à-dire du travail libre. L’esclave ne vendait pas sa force de travail au possesseur d’esclaves, pas plus que le bœuf ne vend le produit de son travail au paysan. L’esclave est vendu, y compris sa force de travail, une fois pour toutes à son propriétaire. Il est une marchandise qui peut passer de la main d’un propriétaire dans celle d’un autre. Il est lui-même une marchandise, mais sa force de travail n’est pas sa marchandise. Le serf ne vend qu’une partie de sa force de travail. Ce n’est pas lui qui reçoit un salaire du propriétaire de la terre ; c’est plutôt le propriétaire de la terre à qui il paie tribut. Le serf appartient à la terre et constitue un rapport pour le maître de la terre. L’ouvrier libre, par contre, se vend lui-même, et cela morceau par morceau. Il vend aux enchères 8, 10, 12, 15 heures de sa vie, jour après jour, aux plus offrants, aux possesseurs des matières premières, des instruments de travail et des moyens de subsistance, c’est-à-dire aux capitalistes. L’ouvrier n’appartient ni à un propriétaire ni à la terre, mais 8, 10, 12, 15 heures de sa vie quotidienne appartiennent à celui qui les achète. », d’après Karl Marx et Friedrich Engels, Travail salarié et capital, première partie. Mais cela n’est pas tout. Jairus Banaji a montré de manière convaincante que le « travail salarié », ou « la marchandise « force de travail », a existé à sous différentes formes de production sociale antérieures à l’époque capitaliste. » Ce qui a distingué le capitalisme de tous les autres modes de production est que le travail salarié, « dans cette simple détermination comme force de travail-marchandise, a constitué la base nécessaire pour que le capitalisme devienne la forme de production sociale généralisée. » (Souligné par TB.) Le rôle spécifique joué par le salariat sous le capitalisme a été qu’il s’agit dun « travail qui présuppose du capital et qui crée du capital. » Voir Jairus Banaji, Theory as History : Essays on Modes of Production and Exploitation, Chicago, Haymarket Books, 2011, p. 54.
[5] Karl Marx, Le Capital, Livre 1, Section 2, Chapitre 6, « Achat et vente de la force de travail ».
[6] Ibid.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Pour plus de détails, voir Lise Vogel, Marxism and the Oppression of Women : Towards a Unitary Theory, Chicago, Haymarket Books, 2014 (première éd. 1983).
[10] Traduit de Karl Marx, « Outlines of the Critique of Political Economy (Rough Draft of 1857-58) », in Marx and Engels Collected Works, Vol. 28, New York, International Publishers, 1986, p. 215.
[11] Il existe une riche littérature et d’importants débats sur le statut du travail domestique comme un travail produisant de la valeur. Concernant les arguments selon lesquels le travail domestique produit une plus-value, voir le travail de militantes et théoriciennes telles que Selma James, Mariarosa Dalla Costa, et Silvia Federici. Par exemple : Mariarosa Dalla Costa, « Women and the Subversion of the Community », Radical America 6, n° 1 (janvier – février 1972), version originale publiée en italien sous le titre « Donne e sovversione sociale », in Potere femminile e sovversione sociale, Padova, Marsilio, 1972 ; Selma James, « Wageless of the World », in Wendy Edmonds et Suzie Fleming (dirigé par), All Work and No Pay, Bristol, Falling Wall Press, 1975. Concernant la position selon laquelle le travail domestique ne produit pas de plus-value, à laquelle je souscris, voir Paul Smith, « Domestic Labor and Marx’s Theory of Value », in Annette Kuhn et Annmarie Wolpe (dirigé par), Feminism and Materialism : Women and Modes of Production, Boston, Routledge and Kegan Paul, 1978. Quand bien même je suis en désaccord avec l’idée selon laquelle le travail domestique est du travail productif non-payé, il est important de souligner ici que nous devons une importante dette analytique aux féministes des années 1970 réclamant un salaire pour le travail domestique, en ce qu’elles ont théorisé des questions liées au travail domestique dans un effort de combler les lacunes chez Marx.
[12] Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858, dits « Grundrisse », Paris, Éditions sociales, 2011, p. 733.
[13] Karl Marx, Le Capital, Livre 1, Section 7, Chapitre 23, « Reproduction simple ».
[14] Traduit de Michael A. Lebowitz, Beyond Capital : Marx’s Political Economy of the Working Class, Basingstoke, Palgrave Macmillian, 2003 (2e édition), p. 65.
[15] Karl Marx, Le Capital, Livre 1, Section 7, Chapitre 23, « Reproduction simple ».
[16] Karl Marx, Le Capital, Livre 1, Section 2, Chapitre 6, « Achat et vente de la force de travail ».
[17] Karl Marx, Le Capital, Livre 1, Section 7, Chapitre 23, « Reproduction simple ».
enseigne l’histoire à Purdue University. Son premier livre porte le titre de The Sentinels of Culture : Class, Education, and the Colonial Intellectual in Bengal et Social reproduction theory : remapping class, recentering oppression (Pluto press, 2017). Elle est membre du mouvement International Women’s Strike aux Etats-unis.
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