9 janvier 2019 par Ariane G.
Athènes, Place Syntagma, Grèce, le 30 juin 2011 (CC - Wikimedia)
Cet article est tiré d’un mémoire de fin de master en sciences politiques, dont l’objectif principal était de démontrer les préceptes idéologiques néolibéraux, philosophiques comme socio-économiques, qui ont sous-tendu la réponse apportée par la Troïka (Fonds monétaire international, Banque centrale européenne, Commission européenne) à la crise en Grèce dès 2010.
En octobre 2009, dans un contexte de crise économique mondiale, furent révélés des taux d’endettement et de déficit public de la Grèce bien plus élevés que ceux présentés officiellement jusqu’alors. Cette situation fut immédiatement suivie d’une réaction de méfiance de la part des marchés financiers
Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
qui fixèrent les taux d’intérêts vis-à-vis de la Grèce à un niveau extrêmement élevé, sous l’argument de l’insoutenabilité de ses finances publiques, et donc de son incapacité à rembourser ses emprunts. Par conséquent, le gouvernement grec fit appel à la Commission européenne et au FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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en vue de demander une aide financière. Ce fut le déclencheur, dès 2010, d’un important programme d’austérité (contenu dans les Memoranda of Understanding) élaboré par la Troïka et imposé à la Grèce comme condition à l’octroi de prêts. L’objectif officiel était de rendre l’état des finances de la Grèce conforme aux normes budgétaires de l’Europe en vue de garantir ses capacités à rembourser sa dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
et de restaurer la « confiance des marchés » afin qu’ils permettent un retour à un taux d’intérêt
Taux d'intérêt
Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
« normal » pour la Grèce.
À ce sujet, il faut questionner la naissance, dans ce contexte, de la Troïka, alors que le Parlement européen, dans une résolution datant de 2014 [1], rapporte son inexistence juridique ainsi que celle de l’Eurogroupe (un groupe informel rassemblant les Ministres des finances de la zone euro). De fait, le Parlement rappelle l’importance du rôle qu’a joué l’Eurogroupe, malgré une absence de légitimité démocratique, dans les négociations et dans la prise de décisions finales relatives aux conditionnalités Conditionnalités Ensemble des mesures néolibérales imposées par le FMI et la Banque mondiale aux pays qui signent un accord, notamment pour obtenir un aménagement du remboursement de leur dette. Ces mesures sont censées favoriser l’« attractivité » du pays pour les investisseurs internationaux mais pénalisent durement les populations. Par extension, ce terme désigne toute condition imposée en vue de l’octroi d’une aide ou d’un prêt. de l’assistance financière, adoptées sur la base des recommandations de la Troïka : selon le Parlement, ce groupe « assume donc la responsabilité politique des programmes ». D’ailleurs, la Commission n’a signé les Memoranda qu’au nom des Ministres des finances qui composent cet Eurogroupe. Le Parlement explique par ailleurs que la Troïka forme une entité « ad hoc » ne pouvant se fonder sur aucune base juridique européenne, ce qui le mène à déclarer que la responsabilité politique des activités de la Troïka revient in fine aux Ministres des finances de la zone euro, et donc à leurs gouvernements.
Une analyse lexicométrique des textes des trois Memoranda élaborés respectivement en 2010, 2012 et 2015, qui comportaient les conditions politiques, législatives, économiques, fiscales, budgétaires et sociales aux prêts financiers accordés à la Grèce, a donc été nécessaire aux fins de cette recherche. L’analyse lexicométrique est une analyse quantitative de textes, opérée grâce à un logiciel, qui permet d’étudier les spécificités et tendances lexicales et langagières d’un ou de plusieurs discours. Cette méthodologie a ainsi permis de répondre à la question suivante : comment expliquer le choix des réformes structurelles contenues dans les Memoranda au-delà de leur dimension purement économique ? La réponse était en effet à trouver dans le système idéologique néolibéral prédominant dans les institutions qui ont décidé des politiques à imposer à la Grèce. L’objectif était donc de déceler les rapports de pouvoir qui régissaient l’application de ces réformes en Grèce, et qui expliquent que les objectifs économiques portés par les Memoranda ne formaient pas l’objectif ultime mais constituaient plutôt des instruments permettant l’exportation du modèle socio-économique néolibéral au sein de la société grecque.
L’analyse qui suit a donc été basée sur une étude statistique des textes des trois Memoranda dans leur version anglaise et a permis d’en tirer des indices de la prédominance de la doctrine néolibérale dans les réformes qu’ils prônent.
La neutralisation de la puissance publique : un État grec sous programme
Discipliner et réduire l’incertitude des comportements de l’État grec en interférant dans ses choix
Alors que le mot will (en anglais) apparaît être la forme la plus fréquente au sein des trois textes (1371 apparitions), l’analyse de son environnement lexical immédiat, à savoir les mots qui le précèdent ou le suivent directement, montre qu’au niveau des mots qui le précèdent directement, le mot authorities y apparaît 124 fois, le mot government, 122 fois, et le mot Greece, 47 fois. Par ailleurs, les termes 2015, 2016, by, apply, continue ou encore program figurent parmi ceux qui apparaissent le plus fréquemment dans son réseau lexical, c’est-à-dire les mots qui apparaissent régulièrement dans son environnement lexical plus large, non-immédiat. Ces données laissent penser que l’État grec, détenteur de l’action
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
publique, voit ses décisions politiques dictées à travers ce mot « will », dont l’analyse lexicale montre qu’il s’accompagne de verbes déterminant la direction à suivre ainsi que d’indicateurs temporels qui dictent les délais précis de l’application des mesures. Cette programmation élaborée au niveau européen permet de discipliner et de réduire l’incertitude des comportements de l’État grec en interférant dans ses choix tout en contrôlant ses ressources et leur utilisation (budget, fiscalité, dépenses, entreprises). En effet, l’adjectif public se retrouve en quatrième position d’apparition dans les textes (421 apparitions) : l’analyse de son réseau lexical démontre qu’il se rapporte particulièrement au secteur public, à l’administration publique, aux finances publiques, à l’emploi public, aux entreprises publiques. Les principaux noms communs et les verbes qui accompagnent le mot public démontrent les préférences de la Troïka à leur sujet : ils évoquent la modernisation, la réforme, l’investissement, le management, la réduction. L’objectif est de rétablir l’équilibre des finances publiques grâce à une réduction des dépenses qui sont considérées comme excessives (« overspending ») : cette réduction permet la dépossession de l’État social, c’est-à-dire de la prérogative publique qui vise à intervenir dans la société en vue de diminuer les inégalités. On retrouve ces tendances dans cet extrait :
On note que, paradoxalement, certaines mesures budgétaires précises élaborées par la Troïka et concrètement mises en œuvre par le gouvernement grec sont parfois qualifiées d’« automatiques », tout comme les objectifs qu’elles visent sont parfois évoqués comme s’ils étaient issus de mécanismes automatiques. Par exemple, dans l’accord de 2012 :
Ce faisant, les décideurs laissent penser qu’ils fondent leurs choix sur des préceptes rationnels et naturels de l’économie réelle, incarnés dans l’idée de l’automaticité.
C’est sur la base de cette opposition entre l’arbitraire et l’objectivité que les Memoranda enjoignent également de réduire la main de l’État sur l’économie. Ils rejettent en théorie toute forme d’intervention étatique dans les domaines économique et social au profit de mécanismes de marché qui seraient neutres et rationnels ; pourtant, chacune des réformes composant ces accords ne peut être mise en œuvre que par la main du gouvernement.
L’adoption, la modification ou la suppression de lois ou de mesures législatives dans le système grec sont prépondérantes dans les conditionnalités
La nature des domaines dans lesquels est exigée une réduction de l’intervention publique appuie l’idée que, en réalité, l’opinion de la Troïka vis-à-vis du principe de l’intervention étatique dépend en fait de l’enjeu. S’il s’agit de redistribution des richesses et d’égalisation des conditions socio-économiques, l’action étatique est contrôlée, sous l’argument du nécessaire équilibre budgétaire et du caractère néfaste de politiques qui seraient « arbitraires ». S’il s’agit de mesures qui permettent d’instituer la norme de la concurrence entre les individus ou entre les pays, alors l’action gouvernementale est indispensable. C’est ce que la Troïka prône quand elle affirme ceci : « Nous examinerons en permanence les effets de ces mesures sur le marché du travail et sur les coûts unitaires du travail (…) afin d’assurer la flexibilité des salaires et l’augmentation de l’emploi. Si à la fin de l’année 2012, les effets sur le marché du travail restent difficiles à atteindre, nous envisagerons des interventions plus directes. » (MoU2012)
La Troïka interfère donc non seulement dans les politiques grecques en matière budgétaire, fiscale, économique et sociale mais également dans le système législatif et constitutionnel de la Grèce, afin d’y insérer des normes indispensables au système que l’on veut exporter dans la société grecque. Sur ce point, il apparaît que les mots law et legislation apparaissent en 14e et 29e position dans les textes. On observe également que la fréquence d’apparition du mot law au fil des textes augmente de manière constante dès la fin du Memorandum de 2010 jusqu’à la fin du Memorandum de 2015. La même tendance est à observer pour la famille de mots qui sont issus de la racine legislati-. On découvre ainsi que l’adoption, la modification ou la suppression de lois ou de mesures législatives dans le système grec sont prépondérantes dans les conditionnalités. En 2012, il est décidé ceci :
Ces observations témoignent d’une stratégie de contrôle politique bien précise : les futurs choix étatiques sont ainsi limités à long terme grâce à l’insertion, dans le droit national grec, de règles qui resteront a priori en vigueur après que les programmes de prêts auront pris fin. Ce processus de restriction politique est renforcé par des échéances (« à la fin du mois d’avril 2012 », « d’ici octobre 2012 »…) attachées à presque toutes les réformes, ainsi que par les rapports que la Grèce doit fournir pour prouver leur bonne mise en œuvre (« les autorités fournissent à la Commission et à la BCE
BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
des rapports de conformité sur le respect des conditionnalités (…) »).
La même tendance se trouve dans le réseau lexical de la famille de mots issus de la racine sustain-, dont les membres apparaissent 750 fois dans les trois textes. Au sein de ce réseau, les mots long-term, return et restore cadenassent les politiques concernant les finances, la dette et la croissance, et ce à travers l’injonction de la durabilité, de la stabilité et de l’équilibre.
À ce sujet, la debt est renvoyée à la responsabilité de l’État grec : sur 273 apparitions, ce mot est précédé à 72 reprises des adjectifs government, greek, public ou sovereign. De plus, les mots sustainability (soutenabilité/durabilité) et ceiling (plafond) apparaissent régulièrement dans son environnement ; la nécessité d’un contrôle et d’un plafonnement du taux d’endettement public en vue de sa soutenabilité apparait ici comme logique et incontestable.
La crédibilité vis-à-vis des marchés constitue donc un critère essentiel pour considérer une politique publique comme légitime
Par ailleurs, la préoccupation vis-à-vis du « sentiment » des marchés illustre la dépendance financière de l’État grec vis-à-vis du jugement de ces marchés : les marchés jouent en effet un rôle important dans l’évolution de la situation économique grecque selon le « sentiment » que le contexte politique ou budgétaire leur inspire. Par exemple, le lendemain de l’annonce de la tenue des élections anticipées par le Premier ministre grec, en décembre 2014, et alors que Syriza était en tête de tous les sondages, les marchés faisaient grimper les taux d’intérêts sur les obligations
Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
grecques, et la Bourse
Bourse
La Bourse est l’endroit où sont émises les obligations et les actions. Une obligation est un titre d’emprunt et une action est un titre de propriété d’une entreprise. Les actions et les obligations peuvent être revendues et rachetées à souhait sur le marché secondaire de la Bourse (le marché primaire est l’endroit où les nouveaux titres sont émis pour la première fois).
d’Athènes chuta de 13% (et de 9% après les premières déclarations de Tsipras suivant son élection). À quelques jours du référendum grec de 2015, plusieurs Bourses européennes chutaient également. La crédibilité vis-à-vis des marchés constitue donc un critère essentiel pour considérer une politique publique comme valide ou légitime. En 2010, la Troïka décidait ceci :
On observe également, dans les Memoranda, une utilisation massive de seuils et d’indicateurs numériques. En effet, % et percent sont respectivement la 3e et la 8e forme à apparaître le plus fréquemment au sein des trois textes. L’environnement de % renvoie principalement au domaine fiscal, ce qui appuie l’idée que cette mobilisation importante d’indicateurs numériques devient un instrument, dans le système néolibéral, de contrôle de l’action de l’État, en particulier ses prérogatives fiscales et budgétaires. Les mesures austéritaires que l’on retrouve dans les Memoranda s’en trouvent, en apparence, dépolitisées et formulées de manière extrêmement technique : elles semblent former des solutions rationnelles et pragmatiques vis-à-vis des diagnostics posés pour la Grèce, tels des remèdes médicaux vis-à-vis d’un diagnostic scientifique, et non de préférences idéologiques et subjectives. Ces indicateurs chiffrés permettent ainsi la délimitation des actions de l’État (prévision de futures conséquences chiffrées et/ou injonction de réformes chiffrées à mener).
La privatisation : contre l’intérêt général, pour la compétitivité
Ajoutons que des finances et un taux d’endettement public qualifiés d’insoutenables peuvent mener à des privatisations de biens publics en même temps qu’au contrôle des dépenses publiques, les deux ayant pour but de rétablir l’équilibre et de rembourser la dette. Ici, la fréquence d’apparition des mots issus de la racine privati- illustre une augmentation régulière de leur utilisation dès le Memorandum de 2012, et jusqu’à la fin du Memorandum de 2015. En l’occurrence, les Memoranda enjoignent l’État grec de privatiser, de manière « irréversible », les secteurs de l’eau, de l’électricité et du gaz, le secteur minier, certains ports, chemins de fer, autoroutes et aéroports, le secteur touristique et des télécommunications, certains biens immobiliers, ou encore, la poste. Le secteur privé est considéré comme la solution efficace par nature :
Les privatisations contribuent non seulement à la suppression de l’autorité de l’État grec sur une part croissante des entreprises et des services, mais aussi à l’extension de la norme de la performance compétitive jusque dans les biens d’intérêt général, dès lors qu’ils sont placés sur le marché. Par ailleurs, la privatisation n’est pas toujours présentée comme nécessaire si ces biens publics sont libéralisés de sorte d’être soumis à une logique concurrentielle et rentable.
Si les Memoranda plafonnent précisément les dépenses budgétaires grecques,ce seuil ne concerne pas les dépenses de recapitalisation des banques privées
Prenons l’exemple du secteur de l’énergie grecque : on observe une évolution entre le Memorandum de 2010, qui appelle d’abord à sa libéralisation – et qui n’évoque que très peu l’idée de la privatisation (5 fois sur l’ensemble du texte) :
Et le Memorandum de 2015, qui décide définitivement de la privatisation de certaines entreprises énergétiques à moins que l’État grec ne propose une alternative qui engendrerait les mêmes résultats en termes de logique compétitive :
De plus, le Memorandum de 2015 décide que les recettes engendrées par les privatisations seront destinées au remboursement du dernier prêt du Mécanisme européen de stabilité (un dispositif européen qui accorde des prêts à l’Etat grec), tandis que la moitié de ce prêt sera destiné à la recapitalisation des banques, un quart au remboursement de la dette, et un quart à l’investissement. Si les Memoranda plafonnent précisément les dépenses budgétaires grecques, ils précisent toutefois que ce seuil ne concerne pas les dépenses de recapitalisation des banques privées :
Les Memoranda veillent ainsi au bien-être financier d’institutions privées grâce à leur recapitalisation, commencée dès 2009. On observe ici la priorité accordée à la protection d’institutions privées sous couvert de l’argument de la stabilité financière. Tout comme l’injonction de réduire les dépenses publiques et de vendre les biens publics afin d’en transférer les ressources vers le secteur privé, ces mesures font pencher la balance en défaveur du bien-être collectif et en faveur de propriétaires de capital privé. De fait, parmi les objectifs figurent ceci :
La réforme du marché du travail : une main d’œuvre grecque précarisée
Ensuite, la recherche de compétitivité des entreprises mais aussi des individus s’impose en vue de relancer la croissance. Cela se traduit dans une politique visant à flexibiliser le marché du travail et à réduire les coûts de production (salariaux ou non). Selon le texte de 2012, cette compétitivité :
À ce sujet, le mot competitiveness (76 apparitions dans les textes) est précédé 21 fois des verbes boost, enhance, improve, promote, recover, restore/ing. De plus, son réseau lexical dépeint une nécessité (need) urgente (accelerate, quickly) de restaurer une compétitivité perdue (gap, weak) des entreprises nationales (external) et des travailleurs (employment, labour), et ce, à travers une politique de désinflation compétitive (price, deflation, policies). Quant au mot competitive, une partie de son environnement lexical renvoie plus particulièrement au processus de privatisation (privatisation et privatised), ce qui appuie l’idée de privatisations comme moyen de renforcer toujours plus la compétitivité des entreprises.
En ce qui concerne la politique de la réduction des salaires, on observe que le travail (labour, 155 apparitions) renvoie la plupart du temps à son marché, à son coût ou à sa réserve. En effet, le travail étant désormais considéré comme un bien marchand comme un autre, son « coût » (les salaires) est ajusté en fonction de son niveau d’offre et de demande. D’ailleurs, les mots référant à la réduction (reduc-) trouvent dans leur environnement les mots costs, pensions, employment, wage(s) et expenditure (coûts, pensions, emploi, salaire(s) et dépenses). De plus, l’analyse de l’environnement des mots issus de la racine flexib- montre que les mots more, facilitate, impediments ainsi que wage et price y sont parmi les plus fréquents. Cette politique se concrétise ainsi :
En réalité, la réduction de 24% des « coûts salariaux » opérée entre 2009 et 2014 n’a pas été répercutée sur les prix à l’exportation, alors que c’est l’objectif officiel de cette réduction salariale ; en revanche, les bénéfices à l’exportation ont augmenté [2]. Le dernier extrait montre que la discipline salariale s’accompagne d’une certaine culpabilisation des travailleurs, avec l’idée de la « préférence collective pour le chômage » selon laquelle le chômage serait dû à des salaires trop élevés ou trop rigides, et que par conséquent, le seul moyen de sauver ou créer des emplois serait d’accepter une réduction des salaires. En 2012, la Troïka affirmait ainsi que
« des réformes supplémentaires du marché du travail sont nécessaires pour permettre aux salaires et aux heures de s’ajuster plus rapidement et en fonction des besoins des entreprises et de l’activité économique au sens large, contribuant ainsi à sauver des emplois et à créer de nouvelles opportunités d’emplois. » (MoU2012)
En ce qui concerne les « coûts du travail non-salariaux », leur diminution passe par la baisse de contributions sociales des entreprises ; et afin de compenser cette perte budgétaire, les textes enjoignent de réduire davantage les dépenses sociales « non-essentielles » (sans préciser quelles dépenses sont visées) :
Dans le même temps, les travailleurs grecs font face à une individualisation de leurs droits, de leurs rémunérations et des contrats de travail, non seulement sur la base de leur situation économique individuelle mais également en fonction du degré de leur performance individuelle et de responsabilité au travail. Une tendance à la responsabilisation des travailleurs se met ainsi en place :
Cette institution de la concurrence sociale, c’est-à-dire entre les individus, résulte de l’application du critère de la performativité vis-à-vis des individus. C’est à partir de cette conception que sont élaborées certaines politiques publiques pour la Grèce, notamment dans le domaine de l’éducation et des formations : elles sont pensées comme des investissements dans la rentabilité potentielle des travailleurs, eux-mêmes désormais considérés comme « capitaux humains » :
Par ailleurs, la réduction des salaires a été rendue possible grâce, notamment, à l’affaiblissement des institutions de négociations collectives et de protection sociale. Les extraits suivants tirés des Memoranda montrent que ces mécanismes sont mis en œuvre en Grèce à travers diverses mesures législatives de déconstruction du droit du travail grec : procédures de licenciement facilitées, emplois partiels ou temporaires favorisés, négociations des salaires décentralisées, tranche de salaires au-dessous du salaire minimum légal instituée, ou encore, salaires globalement réduits ou gelés. De plus, et particulièrement dans les Memoranda de 2010 et de 2012, la comparaison avec des concurrents voisins de la Grèce est souvent utilisée afin de préconiser des réformes d’ajustement à la baisse (« alignement ») :
« L’ensemble des mesures en matière de marché du travail qui seront mises en œuvre comprend :
L’imposition de l’universel : quand l’idéologique prend la forme du logique
Quand l’idéologique prend la forme du logique
Dans certains extraits, on observe l’utilisation des expressions « dialogue social », « forger le consensus », et « partenaires sociaux ». Ainsi, le « dialogue constructif entre les partenaires sociaux », selon les termes du texte de 2015, remplace le véritable débat politique, neutralisant le conflit démocratique et social au sein de la communauté européenne. La philosophie individualiste de l’idéologie néolibérale a pour conséquence l’impossibilité de considérer l’institutionnalisation du conflit social et le compromis qui en découle. En effet, en 2012, il est décidé qu’en cas d’échec du dialogue social, le gouvernement grec utiliserait tout de même le système législatif national en vue de l’ajustement des salaires et des coûts de production :
L’objectif de compétitivité ne tolèrerait donc pas d’opposition : tout le monde devrait convenir de son caractère primordial et supérieur. Dans une telle optique, le fait que certains s’opposent encore à cet objectif s’expliquerait par leur méconnaissance de cette supériorité : il y aurait donc lieu de la leur imposer. On retrouve cette idée de l’incontestabilité des politiques décidées par le Troïka dans cette formulation de 2010 : « Il y avait une compréhension similaire (…) du nombre limité d’options de politiques disponibles ». Plus précisément, « d’importantes réductions des pensions et des salaires publics sont inévitables. »
Par conséquent, les décisions économiques sont formulées, dans les Memoranda, en termes techniques, occultant ainsi leur nature idéologique : cette dépolitisation des décisions se justifierait par le rejet de l’arbitraire et est présenté, dans le discours néolibéral, comme une mise en œuvre de solutions objectives et universelles, voire mathématiques – les très nombreux graphiques et indicateurs chiffrés que l’on retrouve dans les Memoranda illustrent ce fait.
On retrouve également cette stratégie dans le discours de la Troïka lorsqu’elle affirme :
Enfin, on peut déceler, dans les trois Memoranda, une appropriation d’une partie du vocabulaire contestataire de la politique néolibérale imposée à la Grèce – contestation qui cible particulièrement ses effets sociaux désastreux : l’objectif est d’absorber les idées qui critiquent les décisions de la Troïka, ce qui rend le caractère idéologique de ces décisions encore plus difficile à distinguer. Aussi, lorsque la Troïka aborde la lutte contre l’évasion fiscale, elle précise son utilité comme permettant une meilleure acceptation sociale du programme : cette mesure laisserait en effet penser à un juste partage des efforts et à une certaine justice sociale, ce qui permettrait d’apaiser les contestations :
Les réformes pour les programmes sociaux grecs ne sont accompagnées d’aucune donnée chiffrée ni d’aucune date d’échéance
On notera ici que, contrairement à toutes les autres réformes fiscales, budgétaires, économiques ou législatives, les réformes préconisées par la Troïka pour les programmes sociaux grecs ne sont accompagnées d’aucune donnée chiffrée ni d’aucune date d’échéance. Ceci illustre bien les priorités politiques de la Troïka. Qui plus est, les déficiences grecques en matière de politiques sociales mènent la Troïka à conclure, paradoxalement, que c’est un secteur qui doit réduire ses dépenses et faire des économies, tout en assurant la justice sociale :
Ici, alors que le véritable objectif des mesures tirées de cet extrait est de réduire les budgets des programmes sociaux, la Troïka y a attaché la finalité de l’équité sociale afin de légitimer cette réduction. Pourtant, cette finalité est incompatible avec l’objectif principal, puisque celui-ci vise clairement l’affaiblissement des ressources qui auraient justement permis plus d’équité sociale, en tendant à la réduction des inégalités socio-économiques des diverses classes sociales grecques.
[1] Résolution du Parlement européen du 13 mars 2014 sur le rapport d’enquête sur le rôle et les activités de la troïka (BCE, Commission et FMI) dans les pays sous programme de la zone euro : http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?pubRef=-//EP//TEXT+TA+P7-TA-2014-0239+0+DOC+XML+V0//FR
[2] Comité pour la vérité sur la dette publique, « Rapport préliminaire de la Commission pour la vérité sur la dette publique grecque », 2015 : http://www.cadtm.org/Rapport-Preliminaire-de-la