Quelques notes sur la situation et l’évolution des inégalités économiques dans le monde

4 juin 2014 par Antonio Sanabria


La crise qui a débuté en 2007 a mis au premier plan la question des inégalités. D’une part, parce que la concentration de la richesse socialement produite a été un des détonnateurs principaux de la crise. D’autre part, en raison de la scandaleuse absence de correlation entre les responsables de l’effondrement économique et ceux qui en subissent les conséquences. Ce contexte a donné lieu à un débat plus fondamental sur la relation entre la croissance économique (ou plus largement de la dynamique propre du capitalisme) et les inégalités. Le capitalisme a t-il permis de réduire les inégalités entre riches et pauvres ou au contraire les a-t-il renforcées ? Le monde est-il moins inégal aujourd’hui qu’il y a 200 ans ?



De même, comme nous le mettrons en avant dans la partie finale du texte, la concentration croissante tant des revenus que des patrimoines, au cours des dernières décennies est étroitement liée à l’actuelle crise de surendettement (principalement privé) et du risque de stagnation sur le long terme qui en découle. [1]

Il ne s’agit pas tant d’un débat technique que politique dans la mesure où il questionne un système doté d’une capacité productive sans commune mesure avec les systèmes qui l’ont précédé mais également d’une pire répartition de la richesse qu’il y a deux siècles (sans tenir compte des résultats pernicieux de ce mode de production sur l’environnement, question qui ne sera pas traitée dans le présent article).

Le débat sur la répartition de la richesse trouve son origine dans les origines même de l’économie moderne. David Ricardo, économiste classique, considéré comme pionnier en matière macro-économique commençait son livre principal (Principes de l’économie politique et de l’impôt, publié en 1817) en affirmant que "le problème principal de l’économie politique était de déterminer les lois qui régulent la répartition de la richesse.

Plus près de nous, au cours des années 1950, les premiers travaux de Lewis en 1954 puis de Kuznets en 1955 qui posent la question du lien entre la croissance et les inégalités, - ce conte de fées comme le nomme Piketty (2013, p.30) - étaient en tous les cas des déductions spéculatives, Kuznets lui-même ayant mis en garde à propos du peu de données disponibles et comme il le disait lui-même dont seules 5% avait un caractère empirique, le reste étant de la spéculation Spéculation Opération consistant à prendre position sur un marché, souvent à contre-courant, dans l’espoir de dégager un profit.
Activité consistant à rechercher des gains sous forme de plus-value en pariant sur la valeur future des biens et des actifs financiers ou monétaires. La spéculation génère un divorce entre la sphère financière et la sphère productive. Les marchés des changes constituent le principal lieu de spéculation.
intellectuelle.

Même si les données disponibles aujourd’hui continuent de présenter de nombreuses lacunes, ces données sont sans commune mesure avec celles disponibles à l’époque de Kuznets. Une certaine prudence est cependant requise tant par rapport aux évolutions historiques que pour des comparaisons internationales.

Evolution de la répartition globale du revenu

La mesure la plus commune de calcul des inégalités (bien que pas la seule) est ce qu’on appelle le coefficient de Gini. Les valeurs de cet indice varient entre 0 et 1 - 0 étant l’égalité parfaite (tous les individus ont exactement le même revenu) et 1 représentant l’inégalité totale (tout le revenu disponible est accaparé par un seul individu). [2] Selon qu’un pays s’approche de l’un ou l’autre de ces extrêmes, on pourra mesurer son degré d’égalité dans la répartition du revenu. Par exemple, pour la Norvège, pays considéré comme relativement égalitaire dans la distribution du revenu, l’indice de Gini se situait en 2012 à 0,226 alors que l’Afrique du Sud avait en 2009 un indice de Gini de 0,630 et se situait ainsi parmi les pays les plus inégalitaires du monde. Le fait que les années soient différentes pour les deux pays provient de l’irrégularité - surtout dans les pays du Sud - des données recueillies dans les foyers qui sont la base de calcul de cet indice. Cependant, comme nous le verrons plus avant, ce problème sera le moins important de ceux posés par cet indice.

Comme l’explique Milanovic (2013) il existe trois concepts liés aux inégalités internationales.

Le premier concept consiste à comparer les inégalités entre pays : on calcule le revenu moyen de chaque pays et à partir de là l’indice de Gini global. Le problème est que cette manière de faire fait l’impasse sur la taille respective des différents pays. C’est à dire que le revenu moyen en Chine présente le même poids relatif par rapport au total de tous les indices que celui du Luxembourg alors que le nombre de Chinois et de Luxembourgeois est évidemment différent.

Le second concept consiste à faire la même chose que pour le concept 1 mais en introduisant une pondération qui prend en compte la population du pays par rapport au total. Cette pondération qui se traduit sur le revenu moyen de chaque pays (dont tous les habitants sont supposés avoir le même revenu) a pour conséquence que le chiffre pour la Chine n’aura alors plus le même poids que celui du Luxembourg sur le total.

Dans le 3e concept, on considère tous les individus comme si le monde était un seul et même pays. On prend en compte les données d’individus et non plus de pays. Ce qui en tant que mesure d’estimation de l’inégalité totale est clairement le plus adéquat. Le problème est qu’on a besoin de données de ménagess qui couvrent un grand nombre de pays pour constituer l’échantillon représentatif. Par ailleurs, il faut également une méthodologie similaire dans l’étude des données pour rendre la comparaison possible. Or, dans un même pays la méthodologie n’est pas la même au fil du temps. Ainsi, dans des lieux comme la Chine ou l’Afrique subsaharienne, il n’y a pas de données disponibles avant les années 1980 (ceci sans même prendre en compte leur fréquence très irrégulière pour la période postérieure).

Prenant en compte ces trois concepts, Milanovic montre l’évolution des indices de Gini respectifs dans un seul et même graphique.

Graphique 1 : Evolution de l’indice de Gini. Concepts 1,2 et 3
1950-2010


Source : Milanovic (2013)

Selon ces estimations comme le graphique 1 l’illustre, on verrait que la différence entre pays a augmenté depuis les années 1950,- après une période de stabilité jusqu’aux années 1980. Le concept 2 montrerait au contraire que l’inégalité globale a eu tendance à diminuer, surtout depuis les années 1990. Enfin, le concept 3 ne nous laisse pas deviner la tendance historique dans l’évolution des inégalités car il montre des niveaux extrêmement élevés qui oscillent autour de 0,7. Cet indice de Gini autour de 0,7 implique que [3] :

  • pour obtenir la moitié des revenus mondiaux on devrait réunir pratiquement 92% des plus pauvres ou seulement environ 8% des plus riches de la planète ;
  • la moitié de la population la plus pauvre n’obtient que 6,6% de la richesse totale.
  • alors que le 1% le plus riche obtient 13% du revenu total : la relation entre les deux groupes est de 500:1
  • le pourcentage de population qui se trouve dans la marge de revenus entre le 25% le plus élevé et le 25% le plus bas, c’est à dire le revenu médian et ce qu’on pourrait considérer comme « classes moyennes » représente 14% du total.

En définitive, quelle que soit l’évolution de ces dernières décennies, ces données indiquent que tout reste à faire.

Ortiz et Cummins (2011) ont calculé l’évolution des inégalités par quintiles de revenus. Cette expression « par quintiles » équivaut à prendre en compte le total à partir des données observées pour les foyers et leur division en 5 groupes de revenus, du 1er quintile (les 20% les plus pauvres) au 5e quintile (les 20% les plus riches). Bien que le pourcentage du quintile plus plus élevé ait été réduit entre 1990 et 2007 et que celui des deux groupes les plus pauvres a augmenté, on ne peut guère faire preuve de triomphalisme quand on voit que les 20% les plus riches accaparent encore plus de 80% du total des revenus. Il est encore plus significatif d’observer l’évolution des 20% les plus pauvres. Bien que selon les chiffres disponibles, leur revenu global ait augmenté, il faudrait encore 855 ans au même rythme avant de pouvoir atteindre un modeste 10% du total de tous les revenus.

Tableau 1. Evolution de la distribution globale du revenu par quintiles
1990-2007

Répartition globale (%)
Quintile 1990 2000 2007
Quintile 5 87,0 86,8 82,8
Quintile 4 8,1 7,5 9,9
Quintile 3 2,8 3,8 4,2
Quintile 2 1,4 1,6 2,1
Quintile 1 0,8 0,8 1,0
Nombre d’observations 100 126 135
% population mondiale 86,3 91,1 92,4
% PIB PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
mondial
79,0 81,4 82,6

Source : Ortiz et Cummins, 2011

Avec ces observations, si au moins l’inégalité mondiale avait tendance à se réduire, on pourrait penser qu’on « est dans la bonne voie ». Des économistes, comme Sala-i-Martin (2002 et 2005) signalent l’existence d’une supposée amélioration dans la répartition globale des revenus, comme pourrait le laisser penser le concept 2 du graphique précédent. Cependant, est-il sûr que la brèche entre les riches et les pauvres du monde se réduise ?

L’explication réside en Chine et en Inde

En réalité, la réduction des inégalités s’explique en grande mesure par la Chine ainsi que par l’Inde. Si on regarde les données sans prendre en compte la Chine, la tendance n’est pas claire, on peut même y voir une légère augmentation des inégalités comme le graphique 2 le montre. En excluant l’Inde en plus de la Chine pour voir l’évolution du reste, alors on observe une augmentation des inégalités au niveau global au cours de la période néolibérale (des années 1980 à nos jours).
De fait, il faut apporter de sérieuses nuances à la supposée réduction des inégalités, que Milanovic qualifie comme « la mère de toutes les disputes » par rapport aux inégalités globales.
Etant donné que la Chine et l’Inde sont les deux pays les plus peuplés de la planète (où résident le tiers de la population mondiale), leur impact sur le total est bien visible. Sala-i-Martin, lui-même le reconnait et signale que ces deux pays mis de côté, le processus de globalisation Globalisation (voir aussi Mondialisation) (extrait de Chesnais, 1997a)

Origine et sens de ce terme anglo-saxon. En anglais, le mot « global » se réfère aussi bien à des phénomènes intéressant la (ou les) société(s) humaine(s) au niveau du globe comme tel (c’est le cas de l’expression global warming désignant l’effet de serre) qu’à des processus dont le propre est d’être « global » uniquement dans la perspective stratégique d’un « agent économique » ou d’un « acteur social » précis. En l’occurrence, le terme « globalisation » est né dans les Business Schools américaines et a revêtu le second sens. Il se réfère aux paramètres pertinents de l’action stratégique du très grand groupe industriel. Il en va de même dans la sphère financière. A la capacité stratégique du grand groupe d’adopter une approche et conduite « globales » portant sur les marchés à demande solvable, ses sources d’approvisionnement, les stratégies des principaux rivaux oligopolistiques, font pièce ici les opérations effectuées par les investisseurs financiers, ainsi que la composition de leurs portefeuilles. C’est en raison du sens que le terme global a pour le grand groupe industriel ou le grand investisseur financier que le terme « mondialisation du capital » plutôt que « mondialisation de l’économie » m’a toujours paru - indépendamment de la filiation théorique française de l’internationalisation dont je reconnais toujours l’héritage - la traduction la plus fidèle du terme anglo-saxon. C’est l’équivalence la plus proche de l’expression « globalisation » dans la seule acceptation tant soit peu scientifique que ce terme peut avoir.
Dans un débat public, le patron d’un des plus grands groupes européens a expliqué en substance que la « globalisation » représentait « la liberté pour son groupe de s’implanter où il le veut, le temps qu’il veut, pour produire ce qu’il veut, en s’approvisionnant et en vendant où il veut, et en ayant à supporter le moins de contraintes possible en matière de droit du travail et de conventions sociales »
a entraîné une explosion des inégalités.

Graphique 2. Evolution de l’indice de Gini global (Concepto 2) avec ou sans la Chine et l’Inde
1950-2010


Source : Novales (2014)

Il faut insister sur le fait que le concept 2 évalue l’évolution des inégalités au niveau mondial à partir du revenu moyen de chaque pays, pour ensuite introduire une pondération en fonction de la population du pays par rapport au total. Il découle de ce calcul la supposition que tous les habitants d’un pays donné gagnent la même chose, ce qui est évidemment faux. La question serait donc de savoir ce qui s’est passé à l’intérieur de chaque pays (concept 3 des inégalités).

D’emblée, on observe une première contradiction en Chine et en Inde. Bien que l’inégalité mondiale ait diminué du fait de ces deux pays, les inégalités internes tant en Chine qu’en Inde ont augmenté. L’indice de Gini est ainsi passé en Chine de 0,310 en 1981 à 0,484 en 2007 alors que celui de l’Inde est passé de 0,310 en 1980 à 0,339 en 2010. [4] Les données relatives à la concentration du revenu font également état de cette augmentation de l’inégalité : en Chine les 10% le plus riches qui recueillaient 17,4% des revenus en 1986 avaient augmenté leur pourcentage à 27,9% en 2002. [5]

Molero Simarro (2014) observe cette même tendance à la concentration du revenu pour les 10% de ménages chinois les plus riches. Dans ce cas et selon les calculs de l’auteur à partir de données de l’Office National de Statistiques chinois, ces 10% les plus favorisés qui concentraient 16,5% du total des revenus en 1985 sont passés à en concentrer 25,5% en 2007. Voyons ce qu’il en a été dans les autres grandes régions de l’économie mondiale.

Le processus de convergence mondial supposé n’a pas eu lieu

Si on observe les données fournies par la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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, on voit qu’entre 1988 et 2008, les principales augmentations des inégalités ont été le fait de l’Afrique et de l’Europe centrale et orientale, cette dernière antérieurement sous économie planifiée. Les tableaux 2 et 3 donnent les chiffres pour certains pays des deux régions.

Tableau 2. Indice de Gini des pays africains
1988-2010

Pays 1988-1994 1995-2000 2001-2010
Afrique du Sud 0,59 0,58 0,63
Côte d’Ivoire 0,37 0,44 0,42
Ouganda 0,43 0,43 0,44
Sénégal 0,41 0,41 0,40
Maroc 0,39 0,39 0,41

Source : Banque Mondiale, World Development Indicators
Note : Les indices correspondent aux données les plus récentes de chaque période listée

Tableau 3. Indices de Gini en Europe centrale et orientale

Pays 1988-1990 1998 2008-2012
Croatie 0,23 0,27 0,34
Hongrie 0,25 0,25 0,31
Lettonie 0,22 0,34 0,35
Lithuanie 0,22 0,30 0,38
Moldavie 0,24 0,39 0,33
Pologne 0,27 0,33 0,33
Roumanie 0,24 0,29 0,27
Féderation de Russie 0,24 0,37 0,40

Source : Banque Mundial, World Development Indicators
Note : Les indices correspondent aux données les plus récentes de chaque période listée

Dans la partie Nord de l’Afrique, les inégalités auraient eu tendance à augmenter entre 1990 et 2010 alors qu’on observe une certaine diminution dans la région d’Afrique subsaharienne. On parle bien évidemment ici d’une certaine diminution à l’intérieur de niveaux d’inégalités énormes. Par ailleurs, dans un quart de ces pays les inégalités ont augmenté de plus de 3 points de pourcentage (FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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, 2014 : p. 8). Cela signifie que l’évolution favorable est contrebalancée par une évolution négative d’une partie importante de l’Afrique subsaharienne.
Le contre-exemple face aux augmentations des inégalités ces dernières années a été le fait de l’Amérique latine, surtout depuis 2000. Tenant en compte, les différences logiques entre pays, la tendance majoritaire a été celle d’une relative meilleure répartition du revenu (ou d’une moins mauvaise). Le tableau 4 fait état de certains pays de la région tandis que le graphique 3 indique la tendance moyenne de la région en matière d’inégalités. On peut constater l’évolution très favorable de pays comme le Venezuela ou la Bolivie ainsi que dans une moindre mesure l’Equateur, l’Argentine et le Pérou avec des données fournies par la Commission Economique des Nations Unies pour l’Amérique latine (la CEPAL) à partir de 2000 et d’autres progrès beaucoup plus modestes en Colombie, au Mexique et au Chili parmi d’autres pays. Au Brésil également, les inégalités ont été réduites rendant l’injustice sociale un peu moins colossale, même si il reste au plus haut niveau d’inégalités de la région.
Cepedant, ce n’est pas toute la région qui a expérimenté cette tendance à une diminution des inégalités. En ce qui concerne le Guatemala par exemple, un des pays les plus inégaux de la région, il semble bien qu’il soit resté bloqué à ce niveau et on ne connait pas l’évolution depuis 2006. Le Costa Rica peut lui interpeller négativement car connu comme un des pays les moins inégalitaires de la région, on peut constater une tendance de fond au cours des dernières décennies à une augmentation des inégalités.

Tableau 4. Indices de Gini en Amérique Latine
1995-2012

Pays 1995-1998 2003-2005 2010-2012
Argentine* 0,53 0,558 0,475
Bolivie 0,595 0,561 0,472
Bresil 0,637 0,612 0,567
Chili 0,56 0,552 0,516
Colombie 0,569 0,551 0,536
Costa Rica 0,461 0,470 0,504
Mexique 0,539 0,528 0,492
Perou 0,532 0,53 0,449
Venezuela 0,507 0,49 0,405

Source : Statistique de la CEPAL-Nations Unies
*Note : Les données pour l’Argentine correspondent à la région urbaine - les seules disponibles.

De toute manière, la tendance à la réduction des inégalités avec toutes les nuances qu’il convient d’apporter n’empêche pas que la région continue d’être une des plus inégalitaires du monde.

Graphique 3. Evolution de l’indice de Gini en Amérique Latina (mesure simple)
1997-2012


Source : Statistiques de la CEPAL-Nations-Unies

L’Europe et plus particulièrement la zone Euro à 15 pays a expériementé une tendance à une augmentation des inégalités au cours du XXI siècle comme le montre le graphique 4.

Graphique 4. Evolution de l’indice Gini dans l’UE-15
2003-2012


Source : Eurostat

On constate la même tendence sans doute plus accentuée encore aux Etats-Unis où les inégalités atteignent des sommets alarmants pour ce qui est encore la principale économie de la planète.

Graphique 5. Evolution de l’indice Gini pour les Etats-Unis
1990-2010


Source : Statistiques OCDE OCDE
Organisation de coopération et de développement économiques
Créée en 1960 et basée au Château de la Muette à Paris, l’OCDE regroupait en 2002 les quinze membres de l’Union européenne auxquels s’ajoutent la Suisse, la Norvège, l’Islande ; en Amérique du Nord, les USA et le Canada ; en Asie-Pacifique, le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande. La Turquie est le seul PED à en faire partie depuis le début pour des raisons géostratégiques. Entre 1994 et 1996, deux autres pays du Tiers Monde ont fait leur entrée dans l’OCDE : le Mexique qui forme l’ALENA avec ses deux voisins du Nord ; la Corée du Sud. Depuis 1995 et 2000, se sont ajoutés quatre pays de l’ancien bloc soviétique : la République tchèque, la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie. Puis d’autres adhésions se sont produites : en 2010, le Chili, l’Estonie, Israël et la Slovénie, en 2016 la Lettonie, en 2018 la Lituanie et, en 2020, la Colombie est devenue le trente-septième membre.

Site : www.oecd.org
.
Note : La ligne entre 2008 y 2010 apparait en pointillés en raison de l’absence de données disponibles pour l’année 2009.

Etant donné les données relatives aux inégalités de revenu dans une bonne partie du monde avec l’indice de Gini, il faut insister sur la nécessaire prudence à adopter dans la comparaison des pays entre eux, étant donné les disparités dans l’évolution. La tendance prédominante a l’échelle mondiale demeure toutefois une augmentation des inégalités.

Les Etats-Unis, paradigme de l’augmentation des inégalités

Le graphique 6 permet d’observer la montée des inégalités dans ce pays en observant le pourcentage du revenu global capté respectivement par les 10% et les 1% les plus riches.

Graphique 6. Evolution des revenus aux Etats-Unis pour les 10% et les 1% les plus riches, hors revenus du capital (en pourcentage du revenu total)
1980-2012


Fuente : World Top Income Database

Les données issues de la World Top Incomes Database ont montré une croissance homogène des revenus entre les différentes classes sociales aux Etats-Unis depuis la fin de la seconde guerre mondiale jusqu’aux années 1970. La crise ralentit alors la croissance économique tandis les inégalités commencent à augmenter. A partur des années 1980, cette augmentation des inégalités explose et et plus concrètement la distance qui sépare le 1% le plus riche du reste atteint des niveaux inédits depuis les années 1920.

Ces données tirées de déclarations d’impôts ne font pas apparaître les complements de salaire, plus fréquents parmi les salaires moyens que parmi lesá hauts salaires les données pouvant exagérer cette distance. Néanmoins, celles officielles du Congressional Budget Office (CBO) d’Etats-Unis confirment cette tendance observée à partir des données d’Atkinson, Piketty et Saez. Il s’agit d’une série plus complète, même si elle ne présente pas la même perspective historique rendue possible par la dénommée World Top Incomes Database, car les données de la CBO ne remontent pas plus loin que 1979. D’après la CBO, entre 1979 et 2010 alors que les 20% les plus pauvres ont augmenté leur revenu cumulé de 49%, l’augmentation pour le 1% le plus riche a été de 201%. Si on prend la période entre 1979 et 2007, l’augmentation a été de 300% par rapport aux revenus de 1979. Ce 1%, avait avant le déclenchement de la crise, multiplié son revenu global par 4 par rapport à 1979 (Stone ; Trisi ; Sherman et Chen, 2013). Cette augmentation s’explique principalement par une élite encore plus réduite : celle du 0,5% le plus riche.

Le processus de captation des revenus entre les mains d’une petite élite n’est pas le seul fait des Etats-Unis même si c’est le pays où le phénomène peut être le plus visible. Le tableau 5 montre l’évolution depuis 1980 pour un groupe d’économies développées.

Tableau 5. Participation des 10% les plus riches dans le total des revenus de chaque pays [6]

Pays 1980 2009
Canada 33,5 40,1
France 30,6 32,7
Irlande 31,5 36,1
Italie 27,1 33,9
Portugal 18,7 38,2
Espagne 32,6 32,0
Royaume Uni 31,0 40,4
Etats-Unis 32,8 48,2

Source : World Top Incomes Database

Si au lieu du revenu, on considère la richesse accumulée, les inégalités sont encore plus fortes. Según Wolff (2010), le 1% le plus riche des Etats-Unis possédait en 2007 34,6% de la richesse du pays, pourcentage qui s’élevait à 85% si on considérait les 20% les plus riches alors que les 40% les plus pauvres ne possédaient qu’à peine 0,2% de la richesse totale. Si on met de côté, l’habitation principale, l’écart est encore plus scandaleux avec le 1% le plus riche concentrant 42,7% de la richesse totale et 93% en considérant les 20% les plus riches. Il convient d’établir la nuance suivante : les 1% ou 10% les plus riches en patrimoine ne sont pas nécessairement les mêmes groupes qui sont les plus riches en matière de revenu. Ce sont deux choses distinctes qui peuvent parfois coïncider bien que ça ne soit pas toujours le cas.

L’augmentation de la richesse nette entre 1983 et 2007 pour le 1% le plus riche a été de 103% (127,2% en matière d’augmentation du revenu pour ladite période). Quant aux 40% les plus pauvres on ne peut parler au cours de ces années d’augmentation sinon de réduction de leur richesse nette de 62,9% (alors que leurs revenus au cours de ces années ont augmenté d’à peine 7,1%). En ce sens, les estimations de Piketty (2013) ne diffèrent guère : les 10% les plus riches concentrent 70 à 75% de la richesse totale aux Etats-Unis et environ 60% en Europe. [7]

A l’échelle mondiale, les calculs présentés dans le rapport annuel du Crédit Suisse (2013). Selon ses estimations, 0,7% de la population mondiale accapare 41% de la richesse totale. A l’autre extrémité, près des 70% les plus pauvres ne réunissent qu’à peine 3% de la richesse mondiale.
Le livre de Piketty a représenté un évenement aussi bien dans le monde de l’édition que du point de vue médiatique, tout particulièrement aux Etats-Unis en raison entre autre de sa fascinante accumulation de données qui donnent également raison au mouvement Occupy Wall Street, lorsque celui ci affirmait “we are the 99%” (nous sommes les 99%) face à l’élite du 1%. [8]

Dans le graphique suivant (Piketty, 2013 : page 556) montre l’évolution historique du patrimoine du décile et du centile le plus riche (c’est à dire respectivement des 10% et du 1% les plus riches) tant en Europe qu’aux Etats-Unis. A cet égard, l’auteur commente que l’inégalité en matière de patrimoine a été plus forte en Europe qu’aux Etats-Unis jusque dans les années 1950 lorsque la situation s’est inversée. De toute manière, comme on peut le voir, la tendance à une majeure concentration de la richesse suit une voie semblable à celle des Etats-Unis.

Graphique 7. Inégalités en matière de patrimoine : Europe et Etats-Unis
1810-2010


Source : Piketty 2013 ((Graphique 10.6. Voir piketty.pse.ens.fr/capital21c)

Éric Toussaint met en avant que l’observation de deux siècles de données patrimoniales des plus riches peut conduire à deux conclusions d’une part la tendance à l’inégalité et d’autre part l’évolution liée au contexte historique et aux luttes sociales.

Les origines des inégalités : distribution primaire et secondaire

Sans prétendre à l’objectivité on peut observer les déterminants des inégalités à deux moments. D’une part, à l’obtention du revenu dans le processus de production, thème qui a préoccupé les auteurs classiques (Smith, Ricardo et Marx). D’une part, une fois ces revenus obtenus a lieu l’action Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
redistributive de l’Etat par le biais de l’imposition (avec les impôts, taxes et contibutions spéciales) ainsi que les transferts. A cela, il faut ajouter la dépense publique comme élément de redistribution et plus particulièrement les dépenses sociales (éducation, santé, pensions et services sociaux, c’est à dire les 4 pilliers de l’Etat de bien-être. En conséquence, le processus de répartition de l’impôt en plus de l’accumulation de richesses, loin d’être seulement une question technique est également hautement politique.

Dans une économie capitaliste, l’excédent généré socialement est réparti entre les facteurs capital et travail. Plus concrètement, comme Marx l’a expliqué, le capital détient la propriété des moyens de production et achète la force de travail nécessaire pour mener à bien le processus de production. Le salaire qui sert à payer cette force de travail n’est pas une simple marchandise mais un rapport social. En ce sens, la quantité finale de ce salaire dépend en dernière instance du rapport de force entre capital et travail : « la bataille pour la redistribution » à laquelle l’économiste polonais Kalecki fait référence.

Une manière d’observer dans les statistiques officielles l’évolution de cette « bataillle pour la répartition » entre capital et travail se fait par ce qu’on connait comme « distribution fonctionnelle du revenu »1. Celle-ci consiste à mesurer le pourcentage de la rétribution des facteurs travail et capital (en plus d’impôts et de subventions) par rapport au total du PIB. Si on regarde maintenant l’évolution suivie dans les principales économies du monde, on constate une tendance décroissante dans la participation des salaires au revenu, comme l’illustre le graphique suivant.

Graphique 8. Participation (% PIB) des salaires aux Etats-Unis, UE-15 et Japon
1960-2012

Source : AMECO

Autrement dit, si on imagine le revenu national comme une tarte, celle-ci a eu tendance a augmenter mais la part correspondant aux revenus du travail s’est réduite par rapport au total à répartir. La crise sert maintenant d’« excuse » pour faire pression à la baisse sur les salaires étant donné la réduction de la tarte du fait de la crise) mais cette tendance liée aux salaires a précédé la crise.

D’autre part, dans cette catégorie des « salaires » les disparités ont augmenté au cours des dernières décennies. Piketty (2013:p. 390) communique des données par rapport aux niveaux de revenus en Europe et aux Etats-Unis reproduits dans le tableau 6.

Tableau 6. Pourcentage par groupes de revenus par rapport au total des revenus du travail
Europe et Etats-Unis, 2010

EUROPE ETATS-UNIS
10% les plus riches 25 % 35 %
- ENTRE LES, LE 1% LE PLUS RICHE 7 % 12 %
- ET LES 9% RESTANTS 18 % 23 %
40% GROUPE AUTOUR DE LA MOYENNE 45 % 40 %
50% LES PLUS PAUVRES 30 % 25 %

Source : Piketty, 2013

La participation décroissante du salaire dans le total du revenu est un des facteurs explicatifs de l’évolution. Par ailleurs, à l’intérieur des revenus du travail on assiste à une disparité salariale croissante. Ainsi, les 10% des salariés les plus riches aux Etats-Unis concentrent plus de revenus que les 50% des salariés les plus pauvres.

Bien que cette catégorie ne parvienne pas à accaparer davantage de revenus que les 50% les plus pauvres (même si elle n’en est pas très loin), elle concentre néanmoins le 1/4 du total de tous les salaires. Cela sans parler des salaires du 1% le plus riche bien qu’il ne s’agisse pas en réalité de « salaire » au sens strict selon les dénominations habituelles sinon de revenus très élevés provenant d’activités professionelles.

A la réduction des salaires par rapport au revenu total généré il faut ajouter du point de vue qualitatif une plus grande précarité au niveau des conditions de travail. Cela a des répercussions du point de vue du revenu, non seulement parce que ce plan qualitatif est lié à un salaire nominal réduit mais également parce que il affecte d’autre facteurs entre autres l’accès au crédit. Au Sud, la situation du point de vue salarial est encore pire car l’emploi informel prédomine sans aucun type de contrat ni de droits découlant du travail reconnus.

Piketty essaie d’expliquer la tendance aux inégalités comme la résultante du taux de rendement du capital (r) supérieur à celui de la croissance des revenus (g). Les revenus du capital étant plus élévés pour une partie plus réduite de la population, les capitalistes ou propriétaires de capital ont tendance à accumuler un patrimoine plus important au fil du temps. En dehors des problèmes liés au concept de « capital » dans l’acception de l’économiste français, il convient d’avoir en tête la répartition d’origine inégalitaire entre ceux qui détiennent la propriété des moyens de production et ceux qui vendent leur force de travail. Si des mesures impositives peuvent contrecarrer la tendance aux inégalités, la relation capital-travail demeure centrale.

La répartitition secondaire du revenu est le fait des pouvoirs publics tant par le moyen des dépenses publiques d’une part comme par l’impôt et la collecte de ressources d’autre part.

Les statistiques qui se réfèrent à l’impact des impôts sur la distribution du revenu qualifient généralement la situation initiale comme « revenus de marché »(market incomes). Le graphique 9 nous montre la répartition du revenu au travers de l’indice de Gini, tant en ce qui concerne les revenus de marché que le revenu disponible (après impôts et transferts) pour les pays de l’OCDE, c’est à dire le groupe des principales économies du monde.

Graphique 9. Indices de Gini de revenu de marché et de revenu disponible
dans les pays de l’OCDE
2006-2009
 [9]

Source : Statistiques OCDE

Dans un document publié par le FMI en février 2014, ses auteurs mettent en avant comment en règle générale, les économies présentant de plus grandes inégalités primaires ou de marché ont tendance à la compenser par le biais d’impôts et de transferts (Ostry, Berg y Tsangarides, 2014). Néanmoins, comme l’illustre le graphique 9, ce constat n’est pas valable pour tous les pays. Ainsi en ce qui concerne l’Espagne, bien que les inégalités de marché sont très similaires à celles d’autres pays comme la Belgique, la Finlande ou l’Autriche, une plus grande inégalité pour l’Espagne en ce qui concerne le revenu disponible est le fait d’une incidence redistributive - en matière d’impôts et de transferts - moindre par rapport aux pays ci-dessus mentionnés.

Los países nórdicos son, junto con otros tales como Bélgica y Austria los que muestran una mayor redistribución por impuestos y transferencias. Sin embargo, como advierte la OCDE (2011) el impacto redistributivo de estos impuestos/transferencias se ha vuelto más escaso durante los últimos años. Se tiende por lo general a sustituir estos impuestos/transferencias por subsidios, pero sin que ese incremento de éstos atienda a mayores criterios de progresividad en su concesión.

Les pays nordiques ainsi que la Belgique et l’Autriche sont ceux qui ont la meilleure redistribution du fait d’impôts et de transferts. Néanmoins, comme l’OCDE le signale, l’impact redistributif de ces impôts et transferts a eu tendance à diminuer au cours des dernières années. Les transferts tendent ont être remplacés par des subsides mais l’augmentation des subsides n’implique pas forcément une plus grande progressivité dans leur octroi.

Au sein des pays de l’OCDE, le Chili et le Mexique sont ceux dont l’incidence redistributive est la plus faible. Sans être à ce niveau, l’impact des impôts et transferts aux Etats-Unis est réduit. Si les impôts au niveau fédéral sont dans l’ensemble progressifs, c’est à dire qu’ils intègrent la capacité contributive des contribuables, leur impact sur la répartition du revenu demeure « modeste » (Stone ; Trisi ; Sherman y Chen, 2013 : p. 10).

En dehors de la quantité de ces transferts sociaux, il faut prendre en compte la question de leur progressivité ou leur octroi aux personnes disposant des plus faibles ressources. Malheureusement, dans de nombreux cas la progressivité attendue n’est pas au rendez-vous. Le graphique suivant montre la répartition pour différents pays des transferts sociaux effectifs entre les 30% des foyers les plus riches et les 30% les plus pauvres (2014, p. 55). Bien que cela ne prenne pas en compte tous les transferts, cela nous donne une idée de la progressivité selon les différents pays.

Graphique 10. Transferts moyens effectifs par catégorie de revenus des ménages.
Porcentages sur base des transferts moyens en 2010 [10].

Source : OCDE, 2014

En Australie, Nouvelle Zélande et Danemark les transferts effectifs pour les foyers les plus pauvres ont été représenté plus du double par rapport aux revenus les plus riches. Les transferts présentent également un caractère progressiste au Royaume-Uni, en Belgique, aux Etats-Unis et en République tchèque bien que dans une moindre mesure que pour les pays mentionnés plus haut. En Belgique, par exemple, le groupe de ménages présentant les plus faibles revenus a reçu 123% des transferts par rapport à la moyenne des transferts tandis que les 30% les plus favorisés en ont reçu 83% par rapport à la moyenne. Même dans ces cas relativement progressistes en matière de transferts de ressources, la partie consacrée à ceux qui de par leur niveau de revenu en ont le moins besoin demeure élevée même si elle demeure en dessous de la moyenne ou soit inférieure à celui des ménages les plus pauvres.

Cependant, ce qui est réellement choquant ce sont les cas de pays de la périphérie européenne comme le Portugal, l’Espagne, la Grèce et dans une moindre mesure l’Irlande. Ici les transferts monétaires ont bénéficié comparativement plus aux ménages riches qu’aux ménages pauvres. Et, ce en plein contexte de politiques d’austérité, de coupes sociales et de chômage massif, surtout en Espagne et en Grèce. Dans le cas de l’Espagne, le groupe de ménages avec le moins de revenus ne reçoit que 75% de la moyenne tandis que les ménages les plus favorisés reçoivent 15% de plus que la moyenne et pratiquement le double de ceux des ménages aux ressources les plus faibles. La même situation se rencontre - bien qu’avec des différences entre ces deux pays - I’Italie et la Grèce. Le drame grec est accentué par une baisse des dépenses sociales de 17,6% entre 2007-2008 et 2012-2013 (OCDE, 2014 : p. 37, Graphique 1.10).

Au Portugal, la partie destinée aux ménages les plus riches représente le double par rapport aux transferts destinés à ceux dont on suppose qu’ils en ont le plus besoin. Au Mexique et en Turquie, la situation y est pire encore. Dans le premier pays, les ménages les plus riches perçoivent en moyenne 100% de plus que la moyenne et trois fois plus que les plus pauvres. Dans le second pays, les plus pauvres ne reçoivent que 30% de la moyenne.

En définitive, il ne s’agit pas seulement de l’imposition de programmes d’ajustement comme les politiques d’austérité sauvages exigées par la Troika mais également des politiques mises en place par certains de ces Etats concernant les aides destinées à atténuer les effets de la crise.

Ceci étant, il n’est donc pas surprenant de constater la répartition injuste de la charge de la crise dans certains pays.
Le graphique 11 montre la répartition des coûts de la crise entre les différents groupes de revenus pour la période 2007-2010. La période suivante où le pire reste encore à venir pour les pays de la périphérie européenne n’est pas intégrée dans le graphique.

Graphique 11. Variations annuelles du revenu moyen disponible, par groupe de revenus
2007-2010


Source : OCDE, 2014

Entre 2007 et 2010, l’Islande a été le pays de l’OCDE où le revenu moyen disponible a le plus chuté (pour rappel, il s’agit du revenu moyen après l’octroi des transferts sociaux et le paiement des impôts) avec une moyenne de 8% au cours de la période et 13% pour les 10% de ménages bénéficiant des revenus les plus élevés. On constate le contraire en Espagne d’après le graphique 11. Dans ce cas ce n’est pas la moyenne qui attire l’attention mais la différence abyssale entre les effets sur les 10% de revenus supérieurs et les 10% de revenus inférieurs. Alors que les 10% aux revenus supérieurs n’ont vu leur revenu diminuer en moyenne de 1%, la chute a été de 14% pour les 10% aux revenus inférieurs. Ainsi, les plus pauvres en Espagne ont été affectés par une chute dans leurs revenus proportionnellement supérieure à celles des 10% d’Islandais aux revenus les plus élevés, en ayant été victimes de la spéculation financière qui a affecté des millions de personnes. L’explication la plus plausible est l’énorme destruction d’emplois en Espagne. L’impact de la bulle immobilière a affecté particulièrement le secteur de la construction et ses secteurs périphériques. Il s’agit en tout cas d’emplois faiblement qualifiés et occupée majoritairement par les groupes à faibles revenus dont une partie importante de migrants.

Concernant les données relatives à l’Espagne, il faut tenir compte du fait que les mesures d’austérité en commencé en mai 2010, année au cours de laquelle les effets de la recession sont devenus les plus notables, ce qui implique que cet impact si déséquilibré avait lieu alors que la crise n’était qu’à ses débuts. Les effets à mesure de l’enlisement dans la crise restent à voir.

L’impact moindre en terme de redistribution est également liée à la tendance généralisée de réduction d’impôts concernant tant les entreprises comme les revenus les plus élevés. Néanmoins, de telles mesures ont renforcé les inégalités tandis que l’Etat perdait les ressources nécessaires pour mener à bien des politiques sociales.

Les tableaux 7 et 8 montrent cette tendance en matière d’imposition tant pour les entreprises que pour les personnes physiques dans certaines des principales économies du monde.

Tableau 7. Evolution du taux d’imposition légal de l’impôt sur les sociétés
1986-2013

Pays 1986 2002 2007 2013
France 45 35,4 34,4 34,4
Allemagne 60 38,9 38,9 30,2
Belgqiue 45 40,2 34 34
Espagne 35 35 32,5 30
Italie 46,4 36 33 27,5
Pays-Bas 42 34,5 25,5 25
Royaume-Uni 35 30 30 23
Irlande 50 16 12,5 12,5
Suède 56,6 28 28 22
Etats-Unis 49,8 39,3 39,3 39,1
Japon 43,3 40,9 39,5 37

Source : Tax Policy Center y OCDE Tax Database

Tableau 8. Evolution du taux légal maximum de l’impôt sur les personnes physiques
1986-2013

Pays 1986 2002 2007 2013
France 45 35,4 34,4 34,4
Allemagne 60 38,9 38,9 30,2
Belgique 45 40,2 34 34
Espagne 35 35 32,5 30
Italie 46,4 36 33 27,5
Pay-Bas 42 34,5 25,5 25
Royaume-Uni 35 30 30 23
Irlande 50 16 12,5 12,5
Suède 56,6 28 28 22
Etats-Unis 49,8 39,3 39,3 39,1
Japon 43,3 40,9 39,5 37

Source : OCDE Tax Database

Dans tous les cas, on se réfère aux taux maximaux légaux et non à ce qui est finalement payé (le taux effectif), après le décompte des déductions fiscales et autre type d’arguties absolument légales qui permettent en particulier aux grandes entreprises et aux plus riches d’éluder le paiement d’impôts.

Face à l’argument orthdoxe de ne pas occasionner « de distortion » dans les relations individuelles qui conduirait à une efficacité moindre, on perçoit une relation étroite entre ce type de décisions politiques favorables aux élites et le processus de concentration des revenus et de la richesse entre peu de mains. Ce sont les inégalités qui favorisent ce faux discours de « ne pas occasionner de distortion » pour justifier ainsi des mesures qui favorisent cette élite face à la majorité sociale. La vraie distortion est due à cette oligarchie avec sa capacité de réorienter le contenu même des politiques publiques en leur faveur.

Quant à l’effet supposé « de distortion » des politiques redistributives, elles n’affectent pas le développement économique. Ce serait même plutôt le contraire. Dans une étude publiée par le FMI, Ostry, Berg y Tsangarides (2014) mettent en évidence le lien existant entre la redistribution et les cyles de croissance les plus intenses, stables et durables dans le temps. Les auteurs signalent dans quelle mesure ça a pu être le cas de par le passé. Cela invalide en tout les argements qui diqualifient les politiques redistributives comme « facteur de distortion » prétenduement contraires à l’innovation ainsi que la limitation de ce qui est qualifié comme « esprit d’entreprise ».

Crise, austérité et inégalités de genre

Ce tour d’horizon des inégalités serait incomplet sans y inclure les inégalités de genre. Le bref exposé des faits suivants a été rendu possible grâce au travail de Christine Vanden Daelen du CADTM.

Pour différentes raisons dont aucune n’est inévitable ni inhérente à la nature humaine, l’accès aux ressources et revenus n’est pas égal entre les hommes et les femmes. Ces différences, au détriment des femmes, varient selon les endroits mais existent partout. Les pays du Nord ont tendance à se considérer comme les plus avancés en la matière et il est clair que des avancées notables ont eu lieu en ce sens. Néanmoins, la crise a mis en évidence que les inégalités persistent. En général, ce sont les femmes qui ont été les plus affectées par les effets de la crise et des mesures d’austérité qui ont été imposées dont pour une bonne part elles ont subi de plein fouet les effets.

Le marché du travail en est une bonne illustration. Même en temps de prospérité économique, les femmes se voient discriminées dans l’accès à un emploi rémunéré par une participation plus faible au marché de l’emploi, un taux de chômage plus élevé, des niveaux plus élevés de contrats temporaires et précaires et une rémunération moindre. La différence salariale peut même avoir lieu dans le cadre d’un même travail par rapport à un collègue masculin. De plus, les coupes budgétaires tendent à réduire les ressources destinées à réduire ces asymétries perverses sur le marché de l’emploi. L’emploi public où les femmes sont généralement plus fortement représentées que dans le secteur privé est également affecté. Les coupes dans les dépenses sociales entraînent une plus grande pression sur les femmes sur qui repose le travail domestique qui tend à renforcer cette division sexuelle injuste qui passe facilement inaperçue des hommes.
Le graphique 12 montre la différence de genre en matière salariale ainsi que son évolution en prenant comme référence trois années entre 2000 et 2010. Il s’agit de la mesure en pourcentage de la différence entre le salaire le plus fréquent (divisant en deux l’échelle de tous les salaires avec 50% des salariés au dessus et 50% en dessous (appelé salaire médian1) des hommes et des femmes par rapport au salaire médian des seuls hommes. La comparaison se base sur des emplois à temps plein.

Graphique 12. Différence de genre relative au salaire médian (en %) pour les emplois à temps plein.
2000 - 2010


Source : Statistiques de l’OCDE (Family Database)
Note : Les données sont pour 2005 (au lieu de 2010) pour les Pays-Bas ; 2008 pour la Belgique et l’Islande ; et 2009 pour la Republique Tchèque et la France.

On peut voir que cette différence ou gap salarial s’est réduit dans la majorité des cas au cours de la période sélectionnée mais non pas tant par une amélioration de la situation relative des femmes sinon surtout en raison d’une contraction salariale globale qui a donné lieu à une réduction des écarts de salaire.
Une chose semblable a lieu en matière d’emploi. Comme signalé, le chômage féminin est plus élevé que le chômage masculin et cela en dépit du fait que le taux d’activité des femmes est inférieur à celui des hommes . [11] Avec la crise, cette distance s’est partiellement réduite entre le chômage masculin et féminin. Cependant, de nouveau la raison en a été l’intense destruction d’emplois qui a affecté des secteurs majoritairement masculins, comme l’industrie, la construction ou certains services.

Tableau 9. Taux de chômage pour les hommes et les femmes, 2008-2013

Source : Eurostat

Néanmoins, si on regarde les chiffres de l’emploi total pour les hommes et les femmes et celles des emplois à temps plein on voit que ces différences ne sont pas si petites qu’il pourrait paraître.
En réalité, les chiffres du chômage cachent une réalité d’emplois à temps partiel majoritairement occupés par les femmes. Ce fait met en évidence une relation inégale dans le foyer par rapport au domaine de l’emploi. Etant donné que dans la grande majorité des ménages le travail domestique sont réalisés par les femmes, celles-ci optent souvent pour des emplois à temps partiel. Comme l’austérité réduit l’accès aux services sociaux la situation a tendance à empirer puisque la charge de travail supplémentaire repose fondamentalement sur les femmes.

Graphique 13. Différence dans l’emploi à temps partiel entre femmes et hommes, 2011

Source : OCDE (Family Database)

La crise a généralement donné lieu à une augmentation du travail féminin à temps partiel comme le montre le tableau 10.

Tableau 10. Evolution de l’emploi à temps partiel pour les femmes et les hommes
(% de l’emploi total)
2007 – 2012

Pays 2007 2008 2009 2010 2011 2012
Belgique 29,3 29,6 28,4 28,9 30 29,9
Danemark 23,3 23,3 24,4 25,3 25,1 24,8
Espagne 19,8 20,2 20,6 21 21,1 22
Estonie 12,1 10,4 13,8 14,5 15,4 14,9
Grèce 13,3 13,5 14,3 14,4 14 15
Hongrie 4,2 4,3 5 5,2 6,4 6,6
Irlande 31,9 32,4 34 34,9 35,7 35,3
Italie 26,9 27,9 27,9 29 29,3 31,1
Lettonie 8 8,1 10,2 11,4 10,9 11,6
Portugal 14 14,1 13,5 12,7 14,1 14,3
Rép. tchèque 5,9 5,8 6,2 7 6,6 7
Roumanie 10,4 10,8 10,6 11,4 11,5 11,1

Source : OCDE (Employement and Labour Market Statistics)

Cette situation se perpétue également du point de vue de l’offre de travail. Le graphique 14 illustre la probabilité moindre de trouver un emploi pour les femmes que pour les hommes. Si on compare les secteurs avec une répartition égalitaire de l’emploi entre hommes et femmes on voit comment l’emploi salarié des femmes est concentré dans un nombre limité d’activités, ce qui réduit leurs possibilités de trouver du travail. La probabilité de trouver un emploi à temps partiel ou de rester sans emploi sera plus grande pour les femmes dans la mesure où l’emploi disponible pour elles - en fonction des secteurs - est plus réduit que pour les hommes.

Graphique 14. Nombre de postes qui rendent compte du partage équitable de l’emploi, 2007

Source : OCDE (Family Database)

Très probablement, les différences montrées par ce graphique sont renforcées par la crise. De plus, si on tient compte que les politiques d’austérité destinées à donner la priorité au paiement de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
intègrent une réduction de l’emploi public, cela affecte davantage les femmes dans ce secteur où elles sont beaucoup plus nombreuses (69,2% de l’emploi total et où l’on note les moindres différences salariales [12]).
Dans tous les cas, face à un accès réduit au marché de l’emploi, beaucoup de femmes arrêtent de chercher du travail. De fait, il ne faut pas s’étonner que si au lieu de regarder les différences dans les taux de chômage, on regarde les différences entre les taux d’emploi, la marge entre les deux sexes est bien plus évidente comme le montre le graphique.

Graphique 15. Différences de genre en matière d’emplois à temps plein

Différence de genre en taux d’emploi - Différence de genre en taux d’emploi à temps plein (ETP)

Source : OCDE (Family Database)

D’autre part, la priorité donnée au paiement de la dette au détriment des dépenses sociales se traduit également par des coupes dans les pensions. Bien que celles-ci présentent déjà une inégalité notable en termes de genre, le pire est encore à venir pour les femmes :
- elles souffrent davantage des effets de la crise sur l’emploi ;
- elles réduisent ou abandonnent leur vie professionnelle pour se consacrer au travail domestique dans le cadre familial. [13]
- les réformes dans les pensions publiques comprennent une réduction dans leur accès. Cela entraîne une discrimination pour les femmes qui comptent moins d’années de cotisation ainsi qu’une base moindre quant à celle-ci. Le tableau 11 résume certaines des réformes mises en place dans différents pays d’Europe.

Tableau 11. Impact de la réforme des retraites sur les femmes

Source : Commission Européenne, “The Gender gap in pensions in the EU”, 2013, p. 34
Note : Les réformes mentionnées sont celles qui ont eu lieu jusqu’en décembre 2013.


Les travailleuses au Sud

Pour finir nous voyons quelques points relatifs aux inégalités en matière d’emploi pour les femmes au Sud qui sont synthétisés dans les deux graphiques suivants.

Graphique 16. Taux de participation à la force de travail (% population entre 15-64 ans),
salarié-e-s (% de l’occupation totale) et différence salariale de genre
(différences de rémunération entre femmes et hommes).
2008-2012

Source : Banque mondiale, Women at Work (2014)

Le graphique comprend dix économies considérées comme « émergentes » qui représentent dans leur ensemble le 1/3 de la population mondiale. Comme on peut le voir, il y a toujours des inégalités au détriment des femmes. Seuls le Brésil et le Bangladesh présentent un taux d’emploi des femmes en âge de travailler de plus de 60%. Le % pour les hommes tourne autour de 80% dans tous les cas.
L’Inde, le Pakistan et l’Égypte ont les taux d’emploi féminin les plus faibles de l’échantillon. La précarité du travail affecte davantage encore les femmes. Dans tous les pays, accéder à un emploi salarié est difficile mais ça l’est encore plus pour les femmes. Seules les Philippines ont une participation des femmes aussi élevée aux emplois salariés que les hommes. En dépit du fait qu’il y ait plus d’hommes que de femmes sur le marché du travail cela signifie que l’emploi informel est dans ce cas occupé de manière prédominante par les hommes. On voit également une égalité pour l’Inde ou le Pakistan mais dans ces cas la majorité des emplois sont informels.
Finalement, la différence salariale reste énorme dans tous les cas : plus de 80% en Indonésie, au Brésil, aux Philippines et en Turquie. Seule, le Pakistan a une différence de moins de 40% des emplois salariés occupés par les femmes par rapport aux hommes (36% en 2012). En Turquie, la différence moindre quant à l’emploi salarié contraste avec la différence énorme (la plus élevée de ces dix pays) des revenus des femmes et des hommes. Au Vietnam, la différence entre les femmes et les hommes sur le marché de l’emploi et réduite mais l’écart est énorme en terme de total de tous les salaires (79%).

Graphique 17- Emplois à temps plein
(% de la force de travail, 15-64 ans)
2012

Source : Banque Mondiale, Women at Work (2014) à partir de sondage de Gallup.

Le graphique 17 permet une comparaison entre les grandes régions du monde par rapport aux différences entre femmes et hommes dans l’accès à un emploi à temps plein.
Le sondage de portée mondiale réalisé par Gallup dont les résultats sont repris dans le rapport Gender at Work de la Banque mondiale montre que la probabilité pour les femmes de trouver un emploi à temps plein est moindre que pour les hommes à l’exception de l’Europe et de l’Asie Centrale (64% de femmes par rapport à 63% d’hommes). Dans une zone aussi vaste, cela cache des disparités importantes. La différence la plus importante en terme d’accès à un emploi à temps plein a lieu dans le groupe de pays à plus hauts revenus (69% d’hommes par rapport à 53% de femmes). Une situation similaire quant aux inégalités d’accès à l’emploi peut également s’observer en Asie de l’Est et Pacifique. L’Asie du Sud étant au contraire la région avec le moins de différences.
L’accès inégal aux emplois à temps plein est important car ce sont des emplois de meilleure qualité, assortis de davantage de droits pour la personne engagée. Le fait que les femmes sont beaucoup plus nombreuses à occuper des emplois à temps partiel met tristement en évidence le fait que la femme continue d’être considérée au second plan lorsqu’il s’agit de ramener un revenu dans le cas où elle accède au marché du travail.

Considérations finales : les inégalités génératrices d’endettement

Depuis l’article de Kuznets en 1955, les nombreuses recherches menées jusqu’aujourd’hui ont amélioré notre connaissance des inégalités et de leur évolution historique. Les données disponibles continuent néanmoins d’être assez imparfaites même si elles nous permettent d’affirmer certaines choses à commencer par démentir ce qu’avançait Kuznets à savoir que les inégalités ont tendance à diminuer. Ses observations peuvent être fondées si on considère la réalité de ces années mais ces décennies postérieures à la seconde guerre mondiale constituent une exception et non la tendance historique du capitalisme.

Par sa propre dynamique le capitalisme tend historiquement aux inégalités. Le monde est aujourd’hui plus inégal qu’en 1870. L’expérience historique nous montre que la poursuite de cette tendance dépendra du contexte social et du rapport de forces. Au cours de la période néolibérale, depuis la fin des années 1970, le discours du laissez faire et des bienfaits sociaux du profit individuel est revenu à l’avant-plan. Les inégalités de revenu sont considérées alors comme la conséquence logique de la récompense octroyée à ceux qui font des efforts et gagnent. L’accumulation de richesses permettrait de financer de nouveaux investissements générateurs d’emplois et de bien-être social. Mais la pratique de ces années, comme la démonstration évidente du passé, montre que la concentration de revenus et de richesse sert d’abord à concentrer plus de revenus et de richesses.

Le problème des inégalités n’est pas seulement éthique mais également pratique. La montée des inéquités contribue à démolir la démocratie. Le prix de l’inégalité comme le titre Stiglitz n’est pas seulement la quantité de ressources que concentre le 1% le plus riche mais également le fait que les décisions concernant l’ensemble de la société tendent à se conformer aux intérêts de cette petite minorité face au reste. On le voit par exemple avec la tendance à la baisse des impôts pour les plus riches (tableau 7 et 8).

En lien avec les intérêts d’une minorité qui devient plus puissante en même temps qu’elle se restreint on trouve un autre phénomène qui est l’accumulation à des niveaux historiques de dette privée. Le lien entre les inégalités et la dette a été mis en avant et analysé par certains auteurs comme Kumhof et Rancière (2010 et 2011). Le lien est grosso modo le suivant : les secteurs les plus riches prêtent aux plus pauvres et obtiennent pour cela un bénéfice. Les entreprises financent à leur tour leurs activités avec un volume croissant d’endettement, pas tant pour financer de nouveaux investissements productifs sur le long terme, mais bien pour augmenter leurs bénéfices à court terme voire pour absorber des entreprises de la concurrence. Pour augmenter leurs possibilités d’endettement, elles essaient d’améliorer leurs résultats directs en recourant fréquemment à des pratiques comme la baisse des salaires. Les bénéfices obtenus aboutissent chez les plus riches, actionnaires ou propriétaires de ces entreprises ou qui ont investi dans des fonds consacrés à les financer. La consommation des ménages repose quant à elle sur l’endettement.

Lorsque la bulle de l’endettement éclate, des « politiques d’austérité » sont alors mises en place, politiques qui minimisent le coût pour les revenus les plus élevés, ceux qui ont alimenté et bénéficié de la bulle de l’endettement alors que l’ajustement se consolide comme « réformes structurelles » dans les secteurs les plus populaires.

Le processus a également lieu entre pays. La bulle de l’endettement en Europe et aux Etats-Unis a permis à des entreprises transnationales de ces deux régions de prendre pied en Amérique latine dans le cadre des privatisations exigées par les créanciers avec l’imposition de programmes d’ajustement structurel à partir de 1982 suite à la crise de la dette.

En définitive, les inégalités croissantes supposent un problème très grave qui nécessite des mesures urgentes. Pour s’attaquer à la question, il est crucial d’intégrer la relation entre inégalités et dette. Ce n’est pas par hasard que coïncident dans le temps la concentration de revenus et de richesses d’une part, à côté d’un niveau élevé d’endettement, principalement privé, d’autre part.

Ce document n’entrera pas en détail ici sur le caractère concret des politiques à mener mais nous proposons d’agir sur les axes suivants :

  • Mettre fin aux politiques d’austérité et changer la politique fiscale en augmentant la progressivité et le rôle de la dépense publique comme facteur de redistribution des revenus et vecteur de l’investissement productif.
  • Mettre en place des politiques de distribution primaire du revenu : régulation du marché du travail avec l’équité effective de genre, récupération de l’objectif de l’emploi parmi les priorités des politiques publiques ; accès au contrôle et à la gestion des ressources productives.
  • Mettre fin à la dynamique du système dette en menant à bien des audits avec contrôle citoyen des dettes publiques et annulation de la partie de la dette considérée comme illégitime. Mettre fin aux effets hérités des inégalités qui engendrent le système de l’endettement. L’annulation des dettes illégitimes n’est pas seulement un soulagement pour ceux/celles qui en sont les victimes mais un levier pour empêcher la poursuite de ces mauvaises pratiques.

Il faut mettre fin au processus de concentration des revenus et des richesses. Des mesures actives en ce sens sont nécessaires non seulement pour permettre la redistribution mais aussi un accès plus équitable aux sources d’obtention des revenus. C’est ainsi que s’attaquer aux inégalités est indispensable pour mettre fin à l’actuelle spirale de l’endettement. Les deux phénomènes que sont les inégalités et le surendettement faisant partie d’un même processus. Annuler les dettes illégitimes doit supposer une rupture définitive du système dette. Il s’agit d’un processus dans lequel les élites captent des rentes avec lesquelles elles prêtent au reste de la société, qui se retrouvent alors plus appauvris et soumis en tant que débiteurs au remboursement de ces prêts.

Traduction : Virginie de Romanet


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Notes

[1Larry Summers, ex-Secrétaire au Trésor, fait cet avertissement dans une conférence du FMI en novembre 2013. Summers observe qu’aux Etats-Unis, la bulle immobilière n’a même pas servi à augmenter significativement sa demande interne. La présentation de Summers peut être consultée ici.
http://larrysummers.com/imf-fourteenth-annual-research-conference-in-honor-of-stanley-fischer/

[2Cet index pourrait être exprimé en pourcentage dans ce cas on aurait entre 0 et 100.

[3Milanovic (2011 : p. 10).

[4Les données pour la Chine sont communiquées par Molero Simarro (2014 : p. 305) et World Development Indicators de la Banque Mondiale pour l’Inde.

[5Données du World Top Incomes Database, élaborée par Atkinson, Piketty y Saez : http://topincomes.g-mond.parisschoolofeconomics.eu/ Dans le cas de l’Inde les données disponibles couvrent seulement la période 1980-1999 pour le 1% le plus riche. En tout cas, durant cette période la concentration de revenus de ce groupe est passée de 4,8% à 8,9% du revenu total du pays.

[6Données pour le Portugal : 1980-2005 ; l’Espagne : 1981-2010 ; le Royaume-Uni : 1981-2009 ; les Etats-Unis : 1980-2012.

[7Piketty (p. 82 et suivantes) signale la difficulté de traduire le mot wealth como richesse et utilise généralement de manière indistincte “patrimoine” y “capital”. L’utilisation du terme capital suivant le concept ortodoxe neoclassique a donné lieu à certaines critiques comme celle de Michel Husson
(ver http://www.contretemps.eu/interventions/capital-xxie-si%C3%A8cle-richesse-donn%C3%A9es-pauvret%C3%A9-th%C3%A9orie) ou celle de James K. Galbraith : http://www.dissentmagazine.org/article/kapital-for-the-twenty-first-century).

[8Sur les données de Piketty voir l’analyse d’ÉricToussaint : http://cadtm.org/Como-podemos-utilizar-lo-que#nb6-6

[9Les données concernent les périodes mentionnées et les années varient en fonction des pays. Les données se référent à une des années de la période. Pour la Grèce, la Hongrie, l’Irlande, le Mexique et la Turquie il n’y a pas de données disponibles par rapport aux données de marché.

[10Les groupes des 30% les plus riches et des 30% les plus pauvres selon les différents niveaux de revenus disponibles des ménages. Toutes les catégories sont liées à la taille des ménages. Pour la Hongrie, le Japon, la Nouvelle Zélande, la Suisse et la Turquie l’année de référence est 2009

[11Le taux d’activité mesure le rapport entre la population active, c’est à dire celle qui travaille ou recherche un emploi) sur le total de la population en âge de travailler. C’est ainsi que le taux d’emploi des femmes qui travaillent ou recherchent un emploi est en général inférieur à celui des hommes. La plus grande difficulté dans l’accès à l’emploi et de pires conditions de travail fait que davantage de femmes que d’hommes renoncent à chercher du travail. Les préjugés machistes font également que la femme est plus souvent cantonnée aux soins de la famille.

[12Source : European’s women Lobby, « The price of the austerity – The impact on women’s rights and gender equality in Europe », octobre 2012, p. 4.

[13D’une part, on assiste à une reproduction des stéréotypes machistes dans lesquels la femme est chargée du travail domestique et soin de la famille. Ainsi, lorsqu’elle accède au marché du travail, c’est généralement en tant que revenu d’appoint. D’autre part, comme le montre le graphique 4, l’accès à un poste de travail est généralement plus limité que pour les hommes.

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