Quels sont les scénarios de négociation entre la Grèce et ses créanciers ?

15 février 2015 par Gabriel Colletis , François Morin


En dépit de l’échec des négociations de l’Eurogroupe, les ponts entre la Grèce et ses créanciers ne sont pas rompus. Il est désormais plus que jamais urgent à présent de bien poser les termes des différents scénarios de négociation mais avant cela faisons quelques constats.



Nous sommes aujourd’hui au-delà du déni de réalité. Qui ose en Europe affirmer le caractère soutenable de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
grecque ? Personne. Qui ose cependant, en Europe, parler d’une annulation, même partielle de la dette grecque ? Personne. Sauf, bien sûr le nouveau gouvernement grec, élu démocratiquement et dont le seul très grand tort serait précisément de parler vrai en demandant une annulation partielle de la dette !

Pourquoi demander le respect des engagements pris alors que chacun sait qu’ils ne sont pas crédibles ou réalistes ? Quels intérêts sont défendus ainsi de façon outrancière ? Les négociateurs, en premier lieu les négociateurs allemands, souhaitent-ils tous véritablement le maintien de la zone euro ou certains visent-ils son éclatement ?

La restructuration de la dette essentiellement privée en 2012 en dette publique a du même coup transformé la question de la dette grecque en question éminemment politique. Jusqu’où veut-on pousser la barbarie des plans d’austérité ? Les sacrifices humains doivent-ils être encore présentés devant l’autel des sacro-saints équilibres budgétaires. Les États européens, parce que ce sont des États (et non des entreprises et des ménages) ont toute latitude pour éteindre des dettes. Auront-ils le courage politique de le faire ? Il est encore temps.

Trois scénarios sont maintenant devant nous. Ils impliquent que le gouvernement grec n’abandonne pas les objectifs de son programme. Ces scénarios sont crescendo en fonction de positions qui demeureraient intransigeantes de l’Europe et de l’Allemagne plus particulièrement.

1 - Le premier scenario est celui d’une restructuration de la dette avec immédiatement un moratoire Moratoire Situation dans laquelle une dette est gelée par le créancier, qui renonce à en exiger le paiement dans les délais convenus. Cependant, généralement durant la période de moratoire, les intérêts continuent de courir.

Un moratoire peut également être décidé par le débiteur, comme ce fut le cas de la Russie en 1998, de l’Argentine entre 2001 et 2005, de l’Équateur en 2008-2009. Dans certains cas, le pays obtient grâce au moratoire une réduction du stock de sa dette et une baisse des intérêts à payer.
sur les intérêts (à voir la durée de celui-ci), mais surtout un moratoire à négocier sur les remboursements du principal (ce qui sera évidemment très difficile). L’idée est de gagner du temps pour que les premiers éléments des réformes et du programme puissent produire leurs effets visibles. Ensuite, au vu des premiers résultats, la restructuration pourra dans un deuxième temps inclure une diminution volontaire du principal avec les créanciers publics, comme en 2012 avec les créanciers privés. Ce laps de temps pourrait être mis à profit pour préciser les modalités de la restructuration de la dette. Si l’option d’une annulation pure et simple doit être envisagée, d’autres options existent. En particulier celle d’un échange de titres à opérer entre les actuelles créances Créances Créances : Somme d’argent qu’une personne (le créancier) a le droit d’exiger d’une autre personne (le débiteur). et des certificats d’investissement qui pourraient être créés. Les États créanciers pourraient devenir des États investisseurs via un accord entre leur banque publique d’investissement (la BPI pour la France, la KfW pour l’Allemagne) et la banque publique grecque qui vient d’être créée. Les investissements réalisés en Grèce profiteraient à l’effort de reconstruction du pays et aurait, en outre, deux avantages pour le pays investisseur : accroître la vraisemblance de récupération du principal non annulé et non converti en certificats d’investissement ; offrir des débouchés aux producteurs d’équipements que les Grecs achèteraient.

2 - Si la négociation ci-dessus s’avère impossible, il faudra mettre les européens, la BCE BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
et le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

Cliquez pour plus de détails.
devant le fait accompli avec un refus momentané de payer les intérêts et le principal pendant une période donnée (mettons 2 ans). La Grèce sera déclarée en défaut de paiement, notamment par l’ISDA. Et des procédures juridiques seront enclenchées notamment par quelques actionnaires privés. Mais, cela prendra du temps et le gouvernement grec pourra alors montrer l’efficacité de son programme d’action Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
sur la période en question. Comme dans le scénario précédent, l’intérêt de ce laps de temps sera mis à profit pour préciser ce que pourrait être le montant et les modalités du défaut portant sur le principal qu’il serait nécessaire de fixer.
Le point important est évidemment de savoir si la BCE maintiendra ou non le robinet des aides d’urgence (ELA) aux banques grecques. La probabilité pour que celui-ci soit maintenu est substantielle. Car l’arrêt de celui-ci reviendrait pour la BCE et les créanciers de la Grèce à se tirer une balle dans le pied avec le déclenchement du troisième scénario.

3 – Si les banques grecques n’ont plus la possibilité de recourir à la monnaie centrale de la BCE (billets), le besoin de liquidité Liquidité
Liquidités
Capitaux dont une économie ou une entreprise peut disposer à un instant T. Un manque de liquidités peut conduire une entreprise à la liquidation et une économie à la récession.
pour éviter un bank-run entraînera ipso facto le gouvernement grec à imprimer ses propres billets (drachme), avec dévaluation Dévaluation Modification à la baisse du taux de change d’une monnaie par rapport aux autres. très forte et moratoire sur tous les paiements d’intérêt et de remboursements des dettes arrivant à échéance, ou de façon alternative, une transformation de la dette dans la nouvelle monnaie (ce qui revient quasiment au même). Ce sera évidemment un nouveau choc de pauvreté pour le pays. Celui-ci n’empêchera pas l’enclenchement d’une bataille juridique.

Mais ce scénario est aussi un scénario catastrophe pour l’Europe : déconstruction rapide de la zone euro, effet de domino de la faillite grecque et déclenchement de CDS CDS
Credit Default Swap
Le CDS est un produit financier dérivé qui n’est soumis à aucun contrôle public. Il a été créé par la banque JPMorgan dans la première moitié des années 1990 en pleine période de déréglementation. Le Credit Default Swap signifie littéralement “permutation de l’impayé”. Normalement, il devrait permettre au détenteur d’une créance de se faire indemniser par le vendeur du CDS au cas où l’émetteur d’une obligation (l’emprunteur) fait défaut, que ce soit un pouvoir public ou une entreprise privée. Le conditionnel est de rigueur pour deux raisons principales. Premièrement, l’acheteur peut utiliser un CDS pour se protéger d’un risque de non remboursement d’une obligation qu’il n’a pas. Cela revient à prendre une assurance contre le risque d’incendie de la maison d’un voisin en espérant que celle-ci parte en flammes afin de pouvoir toucher la prime. Deuxièmement, les vendeurs de CDS n’ont pas réuni préalablement des moyens financiers suffisants pour indemniser les sociétés affectées par le non remboursement de dettes. En cas de faillite en chaîne d’entreprises privées ayant émis des obligations ou du non remboursement de la part d’un Etat débiteur important, il est très probable que les vendeurs de CDS seront dans l’incapacité de procéder aux indemnisations qu’ils ont promises. Le désastre de la compagnie nord-américaine d’assurance AIG en août 2008, la plus grosse société d’assurance internationale (nationalisée par le président George W. Bush afin d’éviter qu’elle ne s’effondre) et la faillite de Lehman Brothers en septembre 2008 sont directement liés au marché des CDS. AIG et Lehman s’étaient fortement développées dans ce secteur.

Le CDS donne l’illusion à la banque qui en achète qu’elle est protégée contre des risques ce qui l’encourage à réaliser des actions de plus en plus aventureuses. De plus, le CDS est un outil de spéculation. Par exemple en 2010-2011, des banques et d’autres sociétés financières ont acheté des CDS pour se protéger du risque d’une suspension de paiement de la dette qui aurait pu être décrétée par la Grèce. Elles souhaitaient que la Grèce fasse effectivement défaut afin d’être indemnisées. Qu’elles soient ou non en possession de titres grecs, les banques et les sociétés financières détentrices de CDS sur la dette grecque avaient intérêt à ce que la crise s’aggrave. Des banques allemandes et françaises (les banques de ces pays étaient les principales détentrices de titres grecs en 2010-2011) revendaient des titres grecs (ce qui alimentait un climat de méfiance à l’égard de la Grèce) tout en achetant des CDS en espérant pouvoir être indemnisées au cas de défaut grec.1

Le 1er novembre 2012, les autorités de l’Union européenne ont fini par interdire la vente ou l’achat de CDS concernant des dettes des États de l’UE qui ne sont pas en possession du candidat acheteur du CDS.2 Mais cette interdiction ne concerne qu’une fraction minime du marché des CDS (le segment des CDS sur les dettes souveraines*) : environ 5 à 7 %. Il faut également noter que cette mesure limitée mais importante (c’est d’ailleurs à peu près la seule mesure sérieuse qui soit entrée en vigueur depuis l’éclatement de la crise) a entraîné une réduction très importante du volume des ventes des CDS concernés, preuve que ce marché est tout à fait spéculatif.

Enfin, rappelons que le marché des CDS est dominé par une quinzaine de grandes banques internationales. Les hedge funds et les autres acteurs des marchés financiers n’y jouent qu’un rôle marginal. D’ailleurs la Commission européenne a menacé en juillet 2013 de poursuivre 13 grandes banques internationales pour collusion afin de maintenir leur domination sur le marché de gré à gré* (OTC) des CDS.3
(Credit Default Swap Swap
Swaps
Vient d’un mot anglais qui signifie « échange ». Un swap est donc un échange entre deux parties. Dans le domaine financier, il s’agit d’un échange de flux financiers : par exemple, j’échange un taux d’intérêt à court terme contre un taux à long terme moyennant une rémunération. Les swaps permettent de transférer certains risques afin de les sortir du bilan de la banque ou des autres sociétés financières qui les utilisent. Ces produits dérivés sont très utilisés dans le montage de produits dits structurés.
) sur plusieurs dettes européennes. Bref, la catastrophe deviendra assez vite mondiale et des systèmes bancaires entiers s’effondreront. Le risque majeur d’un échec total des négociations est bien là : un nouveau cataclysme financier planétaire et des populations entières, et au premier chef la population grecque, plongées une nouvelle fois dans une crise redoutable. Beaucoup plus redoutable que la précédente, car cette fois-ci les États sont exsangues.


Gabriel Colletis
Professeur à l’Université de Toulouse

François Morin
Professeur émérite de l’Université de Toulouse
Ancien membre du Conseil Général de la Banque de France

Gabriel Colletis

Gabriel Colletis
Professeur à l’Université de Toulouse

François Morin

François Morin
Professeur émérite de l’Université de Toulouse
Ancien membre du Conseil Général de la Banque de France