Rafah et El Fasher : guerre génocidaire et devoir de solidarité

16 mai par Gilbert Achcar


Photo : Thérèse Di Campo

Alors que l’armée israélienne achève ses préparatifs pour attaquer la ville de Rafah, au sud de Gaza, les Forces de soutien rapide soudanaises se préparent à attaquer la ville d’El Fasher, au Darfour du Nord. Dans les deux cas, la population locale est confrontée à une guerre génocidaire. (Traduit de l’arabe.)



Alors que l’armée israélienne achève ses préparatifs pour attaquer la ville de Rafah, qui abritait plus de la moitié de la population de Gaza, soit plus d’un million de personnes, après leur déplacement des autres zones de l’enclave, les Forces de soutien rapide soudanaises se préparent à attaquer la ville d’El Fasher, capitale du Darfour du Nord, dont la population a dépassé le million d’habitants depuis que de nouveaux déplacés ont rejoint les précédents. Dans les deux cas, la population locale est confrontée à une guerre génocidaire : l’une est menée par une armée sioniste inspirée par un projet raciste juif qui vise à contrôler l’ensemble de la Palestine au moyen d’un génocide accompagné de nettoyage ethnique, tandis que l’autre est menée par des bandes armées animées par des desseins tribaux et racistes arabes visant à contrôler toute la région du Darfour (soit environ vingt fois la superficie de la Palestine entre le fleuve et la mer), également au moyen d’un génocide accompagné de nettoyage ethnique.

Alors que nous sommes confrontés à l’horreur de la guerre génocidaire sioniste en cours à Gaza, qui, après sept mois et une semaine, a causé près de 45 000 morts (en tenant compte des corps non identifiés encore sous les décombres, dont le nombre est de 10 000 selon l’estimation la plus basse), nous sommes confrontés à une guerre qui n’est pas moins horrible au Darfour, si l’on en juge par le nombre de morts tombés l’automne dernier dans la seule ville d’El Geneina, dans l’ouest du Darfour, où un rapport de l’ONU estime qu’entre 10 000 et 15 000 personnes ont été tuées par les Forces de soutien rapide sur une population totale de 150 000. Ce pourcentage nous avertit que le bilan des morts à El Fasher pourrait atteindre entre 60 000 et 100 000 si les agresseurs occupaient la ville, d’autant plus que la guerre génocidaire menée au Darfour sous Omar el-Béchir, à partir de 2003, a fait 300 000 morts selon l’estimation de l’ONU. Ceci sans parler de l’ampleur de la catastrophe humanitaire, qui au Soudan dépasse celle de Gaza, puisque le nombre de personnes déplacées à l’intérieur et à l’extérieur du territoire soudanais excède 8,5 millions, dont une grande partie est menacée par une famine non moins horrible que celle qui menace désormais la population de Gaza.

Si l’armée sioniste occupait Rafah après l’avoir assiégée sans qu’aucun de ses habitants ni des personnes déplacées n’ait osé en sortir de peur d’être massacré, comme c’est le cas à El Fasher, le bilan des morts ne serait pas moindre que celui qui attend la capitale du Nord Darfour. Mais la pression internationale exercée sur Israël, y compris celle de son partenaire américain dans la guerre contre Gaza – sous l’influence du formidable mouvement mondial de solidarité avec la population de Gaza, y compris le mouvement issu des universités américaines – a contraint l’État sioniste à chercher à réduire le nombre de victimes potentielles de son attaque sur Rafah en appelant les Gazaouis à quitter la ville et à s’installer dans la zone côtière « humanitaire » élargie d’Al-Mawasi, à l’ouest de la ville de Khan Younès. Toutefois, contrairement à Gaza et Rafah, il n’y a aucun mouvement mondial autour de la guerre en cours au Soudan ni aucun intérêt pour le sort qui attend El Fasher, à l’exception de quelques rares articles dans la presse mondiale.

Cette différence d’intérêt est interprétée par les partisans d’Israël comme découlant de « l’antisémitisme » au sens de juger l’État « juif » selon des normes plus strictes que celles par lesquelles d’autres pays sont jugés. La vérité est que le monde occidental se soucie d’Israël par « compassion narcissique », car il considère l’État sioniste comme un morceau d’Occident enfoncé dans le flanc de l’Orient arabe. C’est cette « compassion narcissique » qui conduit les médias occidentaux à accorder bien plus d’attention aux victimes du 11 septembre, au nombre d’environ 3000, et aux victimes du 7 octobre, au nombre de 1143 du côté israélien, qu’aux millions de victimes qui sont tombées et tombent encore dans les guerres en Afrique subsaharienne en particulier. Mais l’identification occidentale à Israël, qui est fondamentalement une « compassion narcissique », se retourne contre lui, car les gens de bonne conscience dans l’opinion publique occidentale lui demandent des comptes, tout comme ils demandent des comptes à leurs propres gouvernements.

Ainsi, le mouvement contre la guerre américaine au Vietnam dans les pays occidentaux a largement dépassé le mouvement contre la guerre russe en Ukraine. C’est parce que les antiguerres en Occident savaient que la responsabilité de la première incombait au pays occidental le plus puissant, alors qu’ils ne ressentent pas la même responsabilité pour ce que fait l’État russe. La raison pour laquelle leur intérêt pour l’attaque israélienne contre Gaza est bien plus grand que leur intérêt pour ce qui se passe au Darfour est qu’ils sont conscients que l’État sioniste est une partie organique du camp occidental et que son agression contre le peuple palestinien n’aurait pas été possible sans la participation américaine. C’est ce que Mahmoud Darwish voulait dire lorsqu’il répondit à la poétesse israélienne Helit Yeshurun, lors d’un entretien qu’elle avait mené avec lui en 1996 : « Savez-vous pourquoi nous sommes célèbres, nous autres Palestiniens ? Parce que vous êtes notre ennemi. L’intérêt pour la question palestinienne a découlé de l’intérêt porté à la question juive. Oui. C’est à vous qu’on s’intéresse, pas à moi ! […] L’intérêt international pour la question palestinienne n’est qu’un reflet de l’intérêt pour la question juive. »

C’est la vérité, mais cela ne nous absout pas, nous autres Arabes, de la culpabilité de faire preuve de « compassion narcissique » en manifestant de l’intérêt pour ce que l’État sioniste fait subir à nos frères et sœurs palestiniens, au moyen d’armes fournies par les États-Unis d’Amérique, mais de l’indifférence à l’égard de ce que des bandes arabes font subir à des Africains non arabes au Darfour, au moyen d’armes fournies par les Émirats arabes unis. Les personnes de bonne conscience et attachées aux valeurs humanistes doivent dénoncer les crimes perpétrés au Darfour et au Soudan, tout comme elles dénoncent les crimes perpétrés à Gaza et en Palestine.

Traduction de ma tribune hebdomadaire dans le quotidien de langue arabe, Al-Quds al-Arabi, basé à Londres. Cet article est paru le 14 mai en ligne et dans le numéro imprimé du 15 mai. Vous pouvez librement le reproduire en indiquant la source avec le lien correspondant.


Gilbert Achcar

est professeur de relations internationales et politiques à la School of Oriental and African Studies (Université de Londres). Il a publié dernièrement, en français, Symptômes morbides (2017) Le peuple veut (février 2013), Marxisme, orientalisme et cosmopolitisme (6 mai 2015), Les Arabes et la Shoah (2009).