16 décembre 2017 par Martine Orange
Basel : Bank for International Settlements - Wikimedias Taxiarchos228
Ce devait être la dernière pierre de la régulation bancaire, censée tirer les leçons de la crise financière de 2008. Mais l’accord de Bâle IV prévoit de laisser indemnes les banques européennes. Ce recul signe le renoncement à toute réelle transformation des pratiques des banques.
Ce devait être la dernière pierre de l’édifice, censée tirer les leçons de la crise financière de 2008. À lire les réactions du milieu bancaire après l’annonce de la nouvelle réglementation bancaire, dite Bâle IV, présentée le 7 décembre, quelque chose pourtant cloche. Alors que les banquiers européens ont bataillé pendant des années contre ces nouvelles normes bancaires qui allaient les « mettre à genoux », tous ont accueilli par un tonnerre de louanges le nouveau dispositif.
L’accord était à peine signé que la Commission européenne se félicitait : « Les mesures adoptées par le comité de Bâle constituent le dernier instrument législatif majeur de la réforme réglementaire lancée dans le sillage de la crise financière », assurait-elle. « L’accord qui vient d’être conclu pour finaliser Bâle III est le meilleur accord possible pour la France et pour l’Europe. Comme nous en avions clairement marqué l’exigence, cet accord présente trois caractéristiques essentielles : il est équitable, raisonnable et définitif », poursuivait de son côté le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau.
Le monde bancaire est tout aussi élogieux. Dans une de leurs notes, les analystes de JPMorgan Case soulignent que « l’accord est bien meilleur qu’attendu ». De leur côté, ceux d’UBS s’empressaient de souligner que c’était un vrai soulagement pour les banques. « Celles-ci vont pouvoir augmenter à nouveau leurs dividendes. » Ce qui est quand même l’essentiel.
Si Bâle IV recueille tant de louanges chez les banquiers, c’est parce qu’ils en ont tiré une conclusion immédiate : rien ne va changer. « Le monde bancaire ressort indemne », reconnaît le Financial Times. Même le comité de Bâle, l’instance internationale de régulation bancaire chargée de mettre au point le nouveau dispositif, l’avoue à demi-mot : le compromis trouvé avec tous les acteurs financiers et bancaires ne va pas se traduire par des « augmentations significatives » des fonds propres Fonds propres Capitaux apportés ou laissés par les associés à la disposition d’une entreprise. Une distinction doit être faite entre les fonds propres au sens strict appelés aussi capitaux propres (ou capital dur) et les fonds propres au sens élargi qui comprennent aussi des dettes subordonnées à durée illimitée. des banques pour couvrir leurs risques.
Le recul des exigences des régulateurs se résume à un chiffre. Alors que les besoins en fonds propres des banques pour répondre aux nouvelles réglementations bancaires en discussion étaient évalués en centaines de milliards d’euros il y a encore un an – la fédération bancaire européenne parlait alors de 850 milliards d’euros de capitaux supplémentaires –, le comité de Bâle a estimé, in fine, que 90,7 milliards d’euros d’augmentation de capital seraient suffisants pour l’ensemble des grandes banques internationales. Les grandes banques européennes, qui se sentaient le plus menacées, n’auraient, elles, besoin que de 36,7 milliards d’euros de capitaux supplémentaires pour se conformer à la nouvelle réglementation, selon les calculs. Tous les analystes, à commencer par le FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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, s’accordent cependant à dire que les banques européennes sont sous-capitalisées.
Au moment de la crise financière de 2008, le comité de Bâle s’était pourtant engagé à durcir les règles du secteur bancaire. De nouveaux ratios prudentiels avaient été imposés, les banques avaient été obligées de renforcer leurs fonds propres. Mais la qualité de leurs réserves restait en discussion. Surtout, trop d’opacité entourait encore les calculs et les modèles de risques établis par les banques elles-mêmes, selon les régulateurs. Cela rendait impossible d’évaluer à leur juste mesure les risques posés par les milliards de milliards cachés dans les portefeuilles bancaires sous forme de prêts, de crédits immobiliers, de dérivés
Dérivés
Dérivé
Dérivé de crédit : Produit financier dont le sous-jacent est une créance* ou un titre représentatif d’une créance (obligation). Le but du dérivé de crédit est de transférer les risques relatifs au crédit, sans transférer l’actif lui-même, dans un but de couverture. Une des formes les plus courantes de dérivé de crédit est le Credit Default Swap.
, d’engagements divers, affirmaient-ils. Or, c’était cette opacité qui avait conduit à la crise des subprimes
Subprimes
Crédits hypothécaires spéciaux développés à partir du milieu des années 2000, principalement aux États-Unis. Spéciaux car, à l’inverse des crédits « primes », ils sont destinés à des ménages à faibles revenus déjà fortement endettés et étaient donc plus risqués ; ils étaient ainsi également potentiellement plus (« sub ») rentables, avec des taux d’intérêts variables augmentant avec le temps ; la seule garantie reposant généralement sur l’hypothèque, le prêteur se remboursant alors par la vente de la maison en cas de non-remboursement. Ces crédits ont été titrisés - leurs risques ont été « dispersés » dans des produits financiers - et achetés en masse par les grandes banques, qui se sont retrouvées avec une quantité énorme de titres qui ne valaient plus rien lorsque la bulle spéculative immobilière a éclaté fin 2007.
Voir l’outil pédagogique « Le puzzle des subprimes »
et menacé d’engloutir l’ensemble de la planète financière et avec elle, l’économie mondiale. D’où la nécessité pour les régulateurs internationaux d’établir de nouveaux modèles plus clairs, applicables à tous.
Mais c’était compter sans l’hostilité des banques européennes, et en particulier des banques françaises et allemandes. Car revenir sur certaines pratiques comptables, imposer de nouvelles obligations
Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
prudentielles risquait de remettre en cause le modèle de la banque universelle
Banque universelle
La banque universelle (appelée également « banque à tout faire » ou « banque généraliste ») représente un grand ensemble financier regroupant et exerçant les différents métiers de la banque de détail, de la banque de financement et d’investissement, de la gestion d’actifs, tout en jouant également le rôle d’assureur (on parle ici de bancassurance). Cet ensemble intervient sur le territoire national mais également à l’étranger avec ses filiales. Le principal danger de ce modèle bancaire consiste à faire supporter les pertes des activités risquées de banque de financement et d’investissement par la banque de dépôt et mettre ainsi en péril les avoirs des petits épargnants.
, celui qui permet la grande confusion entre les activités de banque de détail et d’investissement, qui autorise les sauvetages publics au nom du « too big to fail ».
Lancés en 2013, les travaux du comité de Bâle n’ont cessé depuis de rencontrer une opposition systématique, le lobby
Lobby
Lobbies
Un lobby est une structure organisée pour représenter et défendre les intérêts d’un groupe donné en exerçant des pressions ou influences sur des personnes ou institutions détentrices de pouvoir. Le lobbying consiste ainsi en des interventions destinées à influencer directement ou indirectement l’élaboration, l’application ou l’interprétation de mesures législatives, normes, règlements et plus généralement, toute intervention ou décision des pouvoirs publics. Ainsi, le rôle d’un lobby est d’infléchir une norme, d’en créer une nouvelle ou de supprimer des dispositions existantes.
bancaire européen menant une guerre de tous les instants. Tous les arguments ont été utilisés. En vrac : le durcissement de la réglementation allait pénaliser l’économie européenne, car les banques n’allaient plus pouvoir financer les entreprises comme auparavant ; les banques européennes allaient être désavantagées par rapport à leurs concurrentes américaines, car à l’inverse des banques américaines, elles conservaient dans leur bilan une partie des prêts hypothécaires ; au moment où l’Amérique de Trump s’apprêtait à défaire des pans entiers de la régulation financière issue de la crise de 2008, les banques européennes allaient se voir imposer de nouvelles contraintes qui menaceraient la survie de tout le secteur en Europe, etc. Bref, il était urgent de ne rien toucher.
Leurs critiques ont porté. Pendant deux ans, l’Allemagne et la France se sont opposées à toutes les propositions avancées par le comité de Bâle. Finalement, un compromis a été trouvé : les banques allaient pouvoir continuer d’évaluer en partie leurs risques, selon leurs propres méthodes. Les risques portés dans les bilans bancaires devront être calculés à l’avenir à hauteur de 72,5 % selon les règles standard établies par le comité de Bâle. En d’autres termes, les banques poursuivront leur petite cuisine en évaluant elles-mêmes leurs engagements sur plus d’un quart de leur bilan. On en vient naturellement à penser qu’elles utiliseront plus leurs propres méthodes pour calculer leur exposition sur les dérivés que sur les crédits immobiliers.
La fin de toute volonté d’encadrement des pratiques bancaires
Même si le comité de Bâle demande en contrepartie une augmentation des ratios prudentiels, pour les porter à 12,5 % des fonds propres, voire 15,2 % pour les grandes banques « systémiques », la mesure perd en partie de sa pertinence. Cela explique en tout cas que les estimations de besoins en capitaux supplémentaires aient fondu comme neige au soleil.
Mais même allégées, ces nouvelles règles ne sont pas assurées de voir le jour. Officiellement, les banques ont jusqu’en 2027 pour se conformer aux nouvelles règles, censées entrer en vigueur en 2022. D’ici là, une nouvelle crise financière a largement le temps d’advenir. D’autant, que pour être adoptées, les règles doivent être transposées dans les législations de tous les pays signataires.
« J’espère que les banques instaureront loyalement la nouvelle réglementation », a indiqué Stefan Ingves, président du comité de Bâle, dans un entretien à Bloomberg, laissant poindre un certain pessimisme. Le président de la Banque centrale européenne
BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
, Mario Draghi, se montre tout aussi prudent. « Cela a été difficile d’obtenir un accord. Cela sera également difficile maintenant d’obtenir que toutes les juridictions adoptent et mettent en place cet accord à temps et de manière réelle », constatait-il au moment de la signature. Une façon de laisser entendre que l’adoption d’une nouvelle réglementation, même aménagée comme elle l’a été, était loin d’être acquise.
Sans attendre, le lobby bancaire a déjà engagé les premières manœuvres auprès des responsables politiques. « Nous ne devons pas perdre de vue que la réglementation peut causer de nombreux dommages aux économies européennes et à la compétitivité des banques européennes », a déclaré Wim Mijs, un des responsables de la Fédération bancaire européenne.
Les banques européennes, emmenées par les banques françaises et allemandes, savent qu’elles ont un auditoire tout acquis auprès de leurs gouvernements respectifs et de la Commission. Au plus fort de la crise, les banques françaises ont réussi à faire préempter le sujet de la séparation bancaire par le gouvernement français afin de le vider de toute substance (lire ici, là ou encore là). La manœuvre a réussi au-delà de leurs espérances : toutes les propositions de Michel Barnier, alors commissaire européen chargé du marché intérieur, qui reprenaient les préconisations du rapport Liikanen sur la nécessité de séparer les activités de marché
Activités de marché
Trading
opération d’achat et de vente de produits financiers (actions, futures, produits dérivés, options, warrants, etc.) réalisée dans l’espoir d’en tirer un profit à court terme
des banques, ont été promptement enterrées.
Depuis, l’Europe va de renoncement en renoncement. La taxe sur les transactions financières a été renvoyée aux calendes grecques. Les concentrations bancaires se sont poursuivies au profit des grandes banques, toujours plus gigantesques. Fin octobre, la Commission européenne a fait un nouveau cadeau magnifique au secteur bancaire : dans la plus grande discrétion, elle a abandonné définitivement tout projet de séparation des activités bancaires. Au point mort depuis 2015, le projet ne s’imposait plus, selon la Commission, compte tenu des « importantes mesures déjà prises pour cantonner les activités de marché dans les banques ». Pour Bruxelles, les banques européennes sont plus sûres que jamais. Et l’Union bancaire a apporté toutes les réponses aux problèmes des banques.
Les récentes faillites de Banco Popular en Espagne ou de Monte dei Paschi, de Veneto Banca ou de Banca di Vicenza en Italie montrent pourtant que l’état de santé des banques européennes est loin d’être assuré. La situation semble même s’aggraver. Selon les dernières évaluations, une dizaine de grandes banques européennes – parmi lesquelles de nombreuses banques italiennes – affichent des bilans de plus en plus plombés : le total de leurs créances
Créances
Créances : Somme d’argent qu’une personne (le créancier) a le droit d’exiger d’une autre personne (le débiteur).
douteuses, voire irrécouvrables, et d’actifs
Actif
Actifs
En général, le terme « actif » fait référence à un bien qui possède une valeur réalisable, ou qui peut générer des revenus. Dans le cas contraire, on parle de « passif », c’est-à-dire la partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (les capitaux propres apportés par les associés, les provisions pour risques et charges ainsi que les dettes).
pourris dépasse le montant de leurs capitaux.
La Banque centrale Banque centrale La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale. européenne semble si inquiète qu’elle en est à envisager des mesures coercitives, très éloignées des dispositifs de sauvetage arrêtés dans le cadre de l’Union bancaire. Dans une très discrète note de travail, publiée début novembre, l’institution monétaire, qui supervise également toutes les grandes banques européennes, préconise de restreindre les retraits des déposants, en cas de faillite bancaire. Officiellement, il s’agit de tirer les leçons des récentes faillites bancaires européennes : lors de l’écroulement de Banco Popular en Espagne, les retraits des déposants ont frisé les 2 milliards d’euros par jour, accélérant encore la faillite. Afin d’éviter une fuite des dépôts, les détenteurs de compte ne pourraient retirer que des montants correspondant à 5 jours de leurs dépenses quotidiennes, en cas de difficulté.
Cette mesure a un sous-texte. Pendant ce temps, les actionnaires et les créanciers, qui bénéficient déjà d’une asymétrie d’informations, conserveraient toute latitude pour vendre leurs titres au plus vite pour ne pas avoir à payer le prix du sauvetage, alors que les déposants se retrouveraient piégés. Dès lors, que devient la garantie plafonnée à 100 000 euros accordée à tous les déposants dans le cadre de l’Union bancaire ? Après le sauvetage par les finances publiques (bail-out), les déposants ne seront-ils pas appelés en priorité à voler au secours des banques, loin des schémas annoncés publiquement qui parlent de renflouement par les actionnaires et les créanciers (bail-in) ?
Toutes ces questions sont superflues, à entendre le monde bancaire. « La crise financière est derrière nous », assurent les banquiers. D’une certaine façon, il est vrai que la crise est vraiment finie : il n’y a plus aucune volonté politique pour essayer de mieux encadrer les pratiques bancaires. Avec Bâle IV, les derniers clous sont enfoncés dans le cercueil de la régulation bancaire.
Source : Mediapart
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