Résister au Système Dette

7 août par Eric Toussaint , Ashley Smith


Alice Pasqual, CC, Unplash, https://unsplash.com/fr/photos/Olki5QpHxts

La combinaison de la pandémie, de la forte récession mondiale, de l’inflation et des hausses de taux d’intérêt des banques centrales a déclenché une nouvelle crise de la dette dans l’ensemble des pays du Sud. Les Nations unies ont récemment publié un nouveau rapport selon lequel cinquante-deux pays, soit près de 40 % des pays en développement, sont en proie à de « graves problèmes d’endettement ». Déjà, le Fonds monétaire international et la Banque mondiale renégocient la dette qu’ils réclament - non pas pour l’abolir, mais pour accorder davantage de prêts et rééchelonner leurs remboursements - tout cela pour préserver le système de la dette qui maintient le Sud sous le joug du capital.

Ashley Smith interroge Éric Toussaint sur l’histoire de ce système d’endettement et sur la nouvelle crise de la dette.



Ashley Smith : La dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
souveraine est depuis longtemps une question cruciale pour les pays du Sud. Quelles sont les causes et l’historique de ce problème ? Comment les puissances impérialistes occidentales et leurs institutions financières internationales ont-elles utilisé la crise de la dette pour promouvoir leurs intérêts ? Quel en est l’impact ?

Éric Toussaint : Tout au long de l’histoire du capitalisme, les États impérialistes ont utilisé la dette pour subordonner les pays. Plusieurs marxistes ont analysé ce phénomène, à commencer par Karl Marx lui-même et surtout Rosa Luxembourg, ainsi que beaucoup d’autres. J’ai développé leurs travaux dans mon livre Le système de la dette.

Les grandes puissances ont créé ce système après que les États aient obtenu leur indépendance de la domination coloniale. En Amérique latine, les grandes luttes contre l’empire espagnol menées par José de San Martin et Simón Bolívar ont permis de créer de nouveaux États indépendants au début du XIXe siècle. Les capitalistes britanniques leur ont proposé des prêts, les enfermant dans l’endettement dès leur naissance. Dès lors, ces États ont été opprimés par l’impérialisme occidental et le grand capital financier.

Tout au long de l’histoire du capitalisme, les États impérialistes ont utilisé la dette pour subordonner les pays.

La Grande-Bretagne et d’autres puissances ont ensuite utilisé l’incapacité de ces États à rembourser leur dette pour justifier une intervention militaire. Ils ont également imposé des accords de libre-échange afin d’ouvrir les marchés locaux à leurs entreprises.

Luxemburg a examiné cette question dans son livre L’accumulation du capital. L’un de ses exemples est la conquête et la subordination de l’Égypte par l’impérialisme britannique en 1882. Elle a examiné plusieurs autres exemples en Amérique latine et en Asie, en particulier en Chine.

Ainsi, les puissances impérialistes européennes et les États-Unis ont mis en place le système de la dette au XIXe siècle et l’ont étendu au monde entier, y compris à l’intérieur de l’Europe elle-même contre ses États les moins développés. Par exemple,le capital britannique a endetté la Grèce lors de sa lutte pour l’indépendance en 1830 et s’en est servi comme levier pour soumettre l’économie et la politique du pays à ses intérêts en complicité avec la France et la Russie tsariste.

Au début du XXe siècle, les États-Unis ont notamment profité de l’incapacité des pays à payer leurs dettes pour mener des interventions militaires dans toute l’Amérique latine et les Caraïbes. Par exemple, Washington a utilisé cet alibi pour envahir Haïti en 1915, l’occuper jusqu’en 1934 et l’obliger à effectuer des paiements. La dette et l’intervention militaire sont donc deux outils clés de la domination impériale.

Ashley Smith : Comment ce système d’endettement a-t-il évolué pendant la Grande Dépression ?

Éric Toussaint : Le système dette est entré en crise dans les années 1930. L’Allemagne a suspendu le remboursement de ses prêts en 1931, suivie par la Grande-Bretagne, la Belgique, l’Italie et la France, qui ont toutes cessé de payer les États-Unis. Quatorze pays d’Amérique latine font de même. Ainsi, au cours de la Grande Dépression, il y a eu une situation générale de suspension de paiement de la dette souveraine.

Le système dette est entré en crise dans les années 1930. Au cours de la Grande Dépression, il y a eu une situation générale de suspension de paiement de la dette souveraine

C’est l’une des principales raisons pour lesquelles les États-Unis ont créé la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI). Au cours de la Seconde Guerre mondiale, l’administration de Franklin D. Roosevelt a reconnu que les marchés financiers Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
étaient en crise et a décidé que les États-Unis devaient mettre en place de nouvelles institutions internationales pour faire respecter les paiements et financer la reconstruction de l’Europe.

Ils les ont également conçues pour maintenir leur domination impériale sur les pays devenus indépendants à la suite de luttes de libération nationale et de décolonisation après la guerre. En substance, ils ont créé la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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et le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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pour en faire les gendarmes économiques de leur domination mondiale sur leurs anciens rivaux et sur le tiers-monde.

Pour leur donner un semblant de légitimité, la Banque mondiale et le FMI ont été créés en tant qu’institutions multilatérales incluant toutes les autres grandes puissances ainsi que les pays débiteurs. Mais les États-Unis les ont truquées avec un système de vote pondéré qui leur donnait la plus grande part des voix, garantissant ainsi qu’elles serviraient leurs intérêts.

Après la guerre, le FMI et la Banque mondiale ont convaincu de nombreux pays nouvellement indépendants de s’endetter davantage en leur promettant le développement. Bien entendu, les prêts étaient assortis de conditions qui obligeaient les pays débiteurs à rester ouverts aux capitaux américains et européens.

Ashley Smith : Comment les États-Unis ont-ils utilisé le FMI et la Banque mondiale contre les tentatives des pays du tiers-monde de se libérer de la domination impériale ?

Éric Toussaint : Les États-Unis les ont utilisés contre les tentatives des États de mettre en œuvre des processus endogènes d’industrialisation. Lázaro Cárdenas au Mexique, Juan Perón en Argentine, Gamal Abdel Nasser en Égypte et Mohammad Mosaddegh en Iran, Kwame Nkrumah au Ghana, Patrice Lumumba au Congo, Julius Nyerere en Tanzanie, Jawaharlal Nehru en Inde et Sukarno en Indonésie ont tous essayé de poursuivre une stratégie de substitution des importations dans l’espoir d’un développement indépendant libéré des entraves des puissances impériales.

Les révolutions chinoise et cubaine ont créé des précédents encore plus radicaux en s’affranchissant du système de la dette impérialiste. Tous les États ont profité de la suspension des paiements pendant l’entre-deux-guerres pour faire avancer ce projet.

Les États-Unis et les autres puissances impérialistes ont utilisé la Banque mondiale et le FMI comme des instruments de revanche, un moyen de lancer une contre-offensive contre ce défi du tiers-monde à leur domination. Comme par le passé, ils ont combiné la coercition économique et l’intervention militaire.

Les États-Unis et les autres puissances impérialistes ont utilisé la Banque mondiale et le FMI comme des instruments de revanche

Les États-Unis, en particulier, sont passés maîtres dans l’art de créer des politiques de déstabilisation économique et sociale pour faciliter les coups d’État militaires contre les gouvernements radicaux. Face à un gouvernement de gauche dans un pays sous-développé, Washington obtenait de la Banque mondiale et du FMI qu’ils suspendent leur ligne de crédit, ce qui provoquait des dégâts économiques.

Il soutenait ensuite un coup d’État militaire pour ramener « l’ordre » dans la société. Ensuite, la Banque mondiale et le FMI rouvrent le robinet des prêts et injectent de l’argent dans les nouvelles dictatures. Les exemples de cette stratégie sont légion.

Washington a renversé Mosaddegh en Iran en 1953 et Jacobo Árbenz au Guatemala en 1954, et a soutenu les putschs militaires au Brésil en 1964, au Chili en 1973 et une série de putschs en Argentine. Ils ont mené des opérations similaires en Asie et en Afrique, soutenant souvent des dictateurs brutaux comme Mobutu Sese Seko au Zaïre. Ainsi, alors que la déstabilisation économique était essentielle, les principaux instruments utilisés par Washington pour réimposer son autorité sur le tiers-monde étaient les opérations de la CIA, les assassinats et les interventions militaires directes.

Washington a renversé Mosaddegh en Iran en 1953 et Jacobo Árbenz au Guatemala en 1954, et a soutenu les putschs militaires au Brésil en 1964, au Chili en 1973 et une série de putschs en Argentine

Robert McNamara est le meilleur exemple de la manière dont ces deux bras de l’impérialisme - financier et militaire -ont travaillé ensemble pour promouvoir les intérêts américains. Dans les années 1960, il a dirigé l’escalade de l’intervention américaine au Viêt Nam. Après l’offensive du Têt en 1968, il a été nommé président de la Banque mondiale, où il a multiplié par douze les prêts aux pays du tiers-monde, principalement aux dictatures d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine.

Lorsqu’il démissionne en 1980, son programme de prêts a préparé des pans entiers du monde à la crise de la dette et à l’offensive néolibérale. Dans un contexte de stagnation économique et d’inflation Inflation Hausse cumulative de l’ensemble des prix (par exemple, une hausse du prix du pétrole, entraînant à terme un réajustement des salaires à la hausse, puis la hausse d’autres prix, etc.). L’inflation implique une perte de valeur de l’argent puisqu’au fil du temps, il faut un montant supérieur pour se procurer une marchandise donnée. Les politiques néolibérales cherchent en priorité à combattre l’inflation pour cette raison. galopante, Paul Volker, président de la Réserve fédérale américaine, a porté les taux d’intérêt Taux d'intérêt Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
à près de 18 % aux États-Unis. Cette mesure a déclenché une profonde récession Récession Croissance négative de l’activité économique dans un pays ou une branche pendant au moins deux trimestres consécutifs. qui a sapé les prix des principaux produits de base, frappant de plein fouet les pays du tiers-monde.

Robert McNamara est un exemple de la manière dont les deux bras de l’impérialisme - financier et militaire - ont travaillé ensemble pour promouvoir les intérêts américains.

En conséquence, un grand nombre de pays n’ont plus été en mesure de rembourser leurs prêts. La Banque mondiale et le FMI ont renégocié leur dette, leur accordant de nouveaux prêts à condition que les pays mettent en œuvre un programme d’ajustement structurel néolibéral - privatisation, déréglementation, réduction de l’État-providence et ouverture de leur marché aux capitaux multinationaux.

Pour lutter contre cette offensive néolibérale, Fidel Castro a lancé en 1985 une campagne internationale pour l’annulation de la dette. Cette campagne a été soutenue par d’autres, notamment par le gouvernement de Thomas Sankara au Burkina Faso. Mais ils n’ont pas réussi à rallier les gouvernements bourgeois du reste du monde en développement.

En conséquence, les États-Unis, rejoints par les puissances européennes et le Japon, ont mené à bien leur offensive néolibérale mondiale. Après l’implosion de l’Union soviétique, cette offensive a été étendue à l’Europe de l’Est par le biais d’une thérapie de choc, mettant ainsi en place les chaînes intégrées de production, de livraison et de vente du capitalisme mondial d’aujourd’hui.

Ashley Smith : Depuis la Grande Récession, la crise de la dette s’est encore aggravée. Pourquoi ? Quel en est l’impact sur les économies les plus endettées ?

Éric Toussaint : Nous sommes dans une nouvelle conjoncture, une nouvelle crise de la dette aux proportions énormes qui a été causée par quatre chocs pour le capitalisme mondial. Tout d’abord, la pandémie de coronavirus, qui a provoqué des décès massifs dans le monde entier, des confinements généralisés, des ruptures de chaînes d’approvisionnement,…

Deuxièmement, la crise économique agravée par la pandémie. Celle-ci a sapé les économies des pays en développement, de l’Amérique latine à l’Asie en passant par l’Afrique. Des pays comme le Sri Lanka et Cuba, qui avaient adopté une stratégie économique basée sur le tourisme, ont été particulièrement touchés par l’arrêt des transports aériens.

L’interaction de ces deux chocs a jeté les bases de la nouvelle crise de la dette souveraine. Au moment même où les États ont dû augmenter leurs dépenses publiques pour renflouer les entreprises et soutenir les travailleurs confrontés au chômage provoqué par les fermetures d’entreprises et les licenciements, leurs économies sont entrées en récession, tarissant les recettes fiscales. En conséquence, la dette souveraine a explosé.

Le troisième choc a été l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Elle a immédiatement déclenché des hausses spéculatives massives des prix des céréales comme le blé. Je dis spéculative parce que pendant les premiers mois de la guerre, les stocks de céréales de l’Ukraine et de la Russie n’ont pas diminué. Très vite, cependant, les exportations ont été interrompues, ce qui a eu pour effet d’étouffer les approvisionnements et de faire grimper les prix encore davantage, jusqu’à ce qu’un accord soit orchestré pour permettre la reprise des expéditions. Accord remis en cause depuis fin juillet 2023. Il y a également eu une flambée des prix des engrais chimiques ainsi que du pétrole et du gaz.

Les prix ont grimpé dans le monde entier, en particulier dans les pays qui importaient la majeure partie de leurs denrées alimentaires, les engrais et les combustibles. Dans les pays d’Asie et d’Afrique, l’inflation a pesé lourdement sur les populations, déjà appauvries par la récession, pour qu’elles puissent faire face à l’augmentation du prix des denrées alimentaires et des combustibles.

Le quatrième choc a été la décision unilatérale de la Réserve fédérale américaine, de la Banque centrale européenne BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
et de la Banque d’Angleterre de relever leurs taux d’intérêt. Aux États-Unis, la Fed a relevé ses taux de près de 0 à plus de 5 %, la Banque d’Angleterre a fait de même tandis que la Banque centrale Banque centrale La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale. européenne les ont portés à 4 %.

Ces hausses ont eu un effet dévastateur sur les pays du Sud. Le capital financier, qui avait acheté des obligations Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
souveraines dans ces pays, s’est rendu compte que la hausse des taux d’intérêt dans le Nord signifiait qu’il pouvait obtenir un taux de rendement plus élevé en achetant de telles obligations aux États-Unis, en Europe et en Grande-Bretagne. Nous avons donc assisté à un rapatriement des capitaux financiers du Sud vers le Nord.

Pire encore, les fonds d’investissement Fonds d’investissement Les fonds d’investissement (private equity) ont pour objectif d’investir dans des sociétés qu’ils ont sélectionnées selon certains critères. Ils sont le plus souvent spécialisés suivant l’objectif de leur intervention : fonds de capital-risque, fonds de capital développement, fonds de LBO (voir infra) qui correspondent à des stades différents de maturité de l’entreprise. ont dit aux États du Sud que s’ils voulaient refinancer leur dette, ils devraient payer des taux d’intérêt de 9 à 15 %, faute de quoi les fonds n’achèteraient pas leurs obligations. Si les pays n’ont eu d’autre choix que d’accepter, nombre d’entre eux n’ont aucun moyen d’effectuer leurs paiements à des taux aussi élevés. Il en résulte une nouvelle crise de la dette souveraine.

Elle a pris une telle ampleur que même la Banque mondiale et le FMI attirent l’attention sur la crise. Ils affirment désormais qu’il est nécessaire de réduire une partie de la dette ou de reporter les paiements afin que les pays puissent continuer à rembourser leurs emprunts. Ainsi, malgré leurs larmes de crocodile, leur objectif est de protéger et de préserver leur système d’endettement, et non de l’abolir.

Ashley Smith : Dans le passé, la dette souveraine des pays du Sud était principalement détenue par les États-Unis, l’Europe, le Japon, leurs banques, leurs fonds d’investissement et les institutions financières internationales. Aujourd’hui, la Chine est l’un des principaux détenteurs de cette dette. Pourquoi en est-il ainsi ? Comment cela a-t-il provoqué un schisme entre les puissances occidentales et la Chine au sujet de la dette ? Pourquoi la Chine s’est-elle montrée réticente à accepter une restructuration de la dette ?

Éric Toussaint : La première chose à dire est que la Chine, malgré tout le battage médiatique, n’est pas le principal créancier des pays du Sud. Les créanciers privés, tels que les fonds d’investissement et les grandes banques, détiennent plus de 50 % de la dette souveraine des pays en développement. Les autres détenteurs sont les prédateurs multilatéraux, notamment la Banque mondiale, le FMI et les puissances impériales traditionnelles du Club de Paris Club de Paris Créé en 1956, il s’agit du groupement de 22 États créanciers chargé de gérer les difficultés de remboursement de la dette bilatérale par les PED. Depuis sa création, la présidence est traditionnellement assurée par un·e Français·e. Les États membres du Club de Paris ont rééchelonné la dette de plus de 90 pays en développement. Après avoir détenu jusqu’à 30 % du stock de la dette du Tiers Monde, les membres du Club de Paris en sont aujourd’hui créanciers à hauteur de 10 %. La forte représentation des États membres du Club au sein d’institutions financières (FMI, Banque mondiale, etc.) et groupes informels internationaux (G7, G20, etc.) leur garantit néanmoins une influence considérable lors des négociations.

Les liens entre le Club de Paris et le FMI sont extrêmement étroits ; ils se matérialisent par le statut d’observateur dont jouit le FMI dans les réunions – confidentielles – du Club de Paris. Le FMI joue un rôle clé dans la stratégie de la dette mise en œuvre par le Club de Paris, qui s’en remet à son expertise et son jugement macroéconomiques pour mettre en pratique l’un des principes essentiels du Club de Paris : la conditionnalité. Réciproquement, l’action du Club de Paris préserve le statut de créancier privilégié du FMI et la conduite de ses stratégies d’ajustement dans les pays en voie de développement.

Site officiel : https://www.clubdeparis.fr/
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La Chine s’est désormais imposée comme un nouveau créancier. Ses banques d’État, ses entreprises publiques et ses entreprises privées ont considérablement augmenté leurs prêts aux pays du Sud, devenant ainsi les détenteurs d’une grande partie de la dette souveraine.

Toutefois, contrairement à la Banque mondiale et au FMI, la Chine n’impose pas de conditionnalités Conditionnalités Ensemble des mesures néolibérales imposées par le FMI et la Banque mondiale aux pays qui signent un accord, notamment pour obtenir un aménagement du remboursement de leur dette. Ces mesures sont censées favoriser l’« attractivité » du pays pour les investisseurs internationaux mais pénalisent durement les populations. Par extension, ce terme désigne toute condition imposée en vue de l’octroi d’une aide ou d’un prêt. néolibérales ni de programmes d’ajustement structurel. Mais soyons clairs, il ne s’agit pas de philanthropie. La Chine est une nouvelle superpuissance capitaliste en concurrence avec les États-Unis, les puissances européennes et le Japon.

À ce titre, elle utilise ses prêts pour promouvoir ses intérêts. Elle finance des pays pour qu’ils développent des industries afin d’exporter des matières premières vers la Chine, qu’ils ouvrent leurs marchés aux entreprises chinoises et qu’ils deviennent des alliés sur le plan géopolitique.

pour en savoir plus : La Chine en Afrique : histoire d’amour ou péril mortel ? Et si c’était plus compliqué que ça ?

Dans le cadre de la nouvelle crise de la dette, le FMI et la Banque mondiale ont demandé à la Chine de réduire ses avoirs et de les renégocier. La Chine a répondu qu’elle renonçait déjà à certaines dettes, qu’elle les restructurait et qu’elle reportait les paiements. Elle agit ainsi pour amener les pays endettés à suivre ses intérêts en matière de politique étrangère.

Par exemple, la Chine a convaincu quinze à vingt pays d’Afrique de ne pas reconnaître Taïwan et de forcer Taipei à fermer ses ambassades. En conséquence, il n’y a plus qu’un seul pays du continent qui reconnaisse Taïwan comme un pays indépendant.

Dans le même temps, la Chine a dénoncé l’hypocrisie de la prétention de la Banque mondiale et du FMI à annuler la dette. Elle a souligné que si les institutions financières internationales réduisent une partie de la dette, elles ne l’abolissent jamais. Elle a ainsi mis en garde les autres puissances contre le bluff et révélé que toutes leurs renégociations de la dette n’étaient qu’une mascarade.

La Chine a raison. Prenons l’exemple de la République démocratique du Congo. Le FMI et la Banque mondiale prétendent avoir arrêté le remboursement de la dette du pays, mais ils mentent. En réalité, ils ont créé un fonds fiduciaire dans lequel des puissances impérialistes comme la France, la Belgique et les Pays-Bas déposent des fonds pour le Congo. Le FMI et la Banque mondiale ont puisé ensuite dans ce fonds pour rembourser leurs prêts.

La Chine s’est également opposée au déséquilibre des pouvoirs au sein du FMI et de la Banque mondiale. Elle a souligné que les États-Unis détiennent toujours plus de 15 % des voix, ce qui permet à Washington de contrôler efficacement ces deux institutions. En revanche, la Chine, malgré son statut de deuxième économie mondiale, n’en détient que 6 %. C’est pourquoi elle a raisonnablement demandé une redistribution des droits de vote.

Frustrée par le refus de Washington d’accéder à sa demande, la Chine a créé avec le Brésil, la Russie, l’Inde et l’Afrique du Sud la banque des BRICS, la nouvelle banque de développement. Elle a son siège à Shanghai et sa nouvelle présidente est l’ancienne présidente du Brésil, Dilma Rousseff. La Chine prétend qu’il s’agit d’une alternative à la Banque mondiale et au FMI. Ce n’est pas le cas. Elle finance exactement le même type de projets extractivistes que les capitaux occidentaux ont soutenus dans les pays en développement.

Malgré l’ouverture de cette banque multilatérale, la Chine n’accorde pas de prêts aux pays par son intermédiaire, mais par celui de ses banques d’État, de ses entreprises publiques et de ses sociétés privées. Pourquoi ? Parce que la Chine sait, tout comme les États-Unis, que si les banques multilatérales sont utiles, le meilleur moyen de contrôler les pays est d’établir des relations financières bilatérales. Les banques et les entreprises chinoises restent donc au cœur de leurs opérations de prêts internationaux.

Elles reproduisent à leur façon la stratégie mise en place par les États-Unis avec le plan Marshall Plan Marshall Ce plan a été conçu par l’administration du président démocrate Harry Truman, sous le nom de European Recovery Program. Il sera ensuite connu sous le nom du secrétaire d’État de l’époque, Georges Marshall (qui a été chef d’état-major général entre 1939 et 1945), chargé d’en assurer la mise sur pied. Entre avril 1948 et décembre 1951, les États-Unis accordent, principalement sous forme de dons, à quinze pays européens et à la Turquie une aide de 12,5 milliards de dollars (ce qui représente une somme plus de dix fois supérieure en 2020). Le Plan Marshall visait à favoriser la reconstruction de l’Europe dévastée au cours de la Seconde Guerre mondiale. après la Seconde Guerre mondiale. Washington a accordé des subventions et des prêts à des pays de manière bilatérale pour financer la reconstruction et assurer son influence géopolitique face à l’Union soviétique. La Chine fait de même pour s’assurer l’allégeance des pays du Sud et concurrencer les anciennes puissances impérialistes.

Bien que nous devions attirer l’attention sur ce point, nous devons éviter de diaboliser la Chine. Elle n’est pas pire que les États-Unis, la France ou la Grande-Bretagne.

Ashley Smith : Le Comité pour l’abolition de la dette illégitime Dette illégitime C’est une dette contractée par les autorités publiques afin de favoriser les intérêts d’une minorité privilégiée.

Comment on détermine une dette illégitime ?

4 moyens d’analyse

* La destination des fonds :
l’utilisation ne profite pas à la population, bénéficie à une personne ou un groupe.
* Les circonstances du contrat :
rapport de force en faveur du créditeur, débiteur mal ou pas informé, peuple pas d’accord.
* Les termes du contrat :
termes abusifs, taux usuraires...
* La conduite des créanciers :
connaissance des créanciers de l’illégitimité du prêt.
(CADTM), dont vous êtes l’un des principaux dirigeants, a fait de l’annulation de la dette l’une de ses principales missions au cours des dernières décennies. Que préconisez-vous et quel est l’état du mouvement pour un jubilé de la dette ?

Éric Toussaint : Le mouvement pour l’annulation de la dette se trouve dans une situation difficile. Nous avons été inspirés par l’appel de Fidel Castro en 1985 en faveur de l’abolition de la dette et avons fait campagne pour cela depuis lors. Nous avons placé cette revendication au cœur des discussions mondiales, mais nous avons également subi de profonds revers, comme la capitulation de Syriza devant la Banque centrale européenne et les institutions financières internationales en 2015.

Au cours des trente années qui se sont écoulées entre 1985 et 2015, nous avons assisté à des vagues massives de lutte, dont le point culminant a été le Mouvement altermondialiste au début des années 2000 et jusqu’en 2008, lorsque l’Équateur de Rafael Correa a suspendu le remboursement de sa dette. En 2000, nous avons organisé une marche de 30 000 personnes contre la Banque mondiale à Washington et mobilisé un nombre similaire de personnes contre d’autres sommets des institutions financières internationales et des grandes puissances.

Depuis la capitulation de Syriza en 2015, la mobilisation des mouvements pour l’annulation est plus difficile, avec quelques exceptions comme l’Argentine, où des centaines de milliers de personnes ont manifesté dans les rues contre le FMI. Mais en général, les États ont rechigné à annuler leur dette et notre mouvement n’a pas été en mesure de construire une mobilisation populaire de l’ampleur de celle du début des années 2000.

Dans le même temps, le réseau international CADTM a élargi son implantation géographique et ses capacités. Par exemple, une grande coalition mexicaine de plus de vingt organisations vient de s’affilier à nous. Elle comprend des syndicalistes, des zapatistes, des groupes féministes, des organisations paysannes, des ex-maoïstes, des trotskystes et d’autres qui soutiennent de manière critique le gouvernement « progressiste » d’Andrés Manuel López Obrador.

Nous avons une organisation très active dans la colonie américaine de Porto Rico et avons construit un vaste réseau en Afrique du Nord, le Réseau nord-africain pour la souveraineté alimentaire. En plus de nos organisations établies de longue date dans les pays francophones d’Afrique de l’Ouest, nous venons d’en ajouter de nouvelles en Afrique de l’Est, en accueillant un groupe au Kenya, un pays anglophone pivot dans la lutte contre la dette.

Ainsi, nous avons aujourd’hui des affiliés dans plus de trente pays. En général, les organisations ne sont pas massives, mais elles sont militantes et activistes par nature. Notre site web www.cadtm.org reçoit plus de 200 000 visites par mois.

Nous réunissons tous nos affilié-es et nos partenaires de lutte lors d’un contre-sommet des mouvements sociaux en octobre prochain contre la prochaine assemblée de la Banque mondiale et du FMI à Marrakech, au Maroc. Malgré les difficultés d’organisation liées à la nature répressive de la monarchie qui dirige le pays. ATTAC-CADTM Maroc qui partage le secrétariat international du réseau Cadtm international avec le Cadtm Belgique, fait un travail remarquable de préparation et mobilisation. Elle est associée à toute une série d’organisations marocaines et dans la région arabe.

Pour donner une idée des difficultés auxquelles nous sommes confrontés, ATTAC-CADTM Maroc n’a pas obtenu le renouvellement de son récépissé légal depuis 2002 et l’un de ses membres,Omar Radi, a été condamné à six ans de prison pour son activisme et son travail de journaliste d’investigation. Il a déjà purgé trois de ces années. Malheureusement nous n’écartons pas le risque que la monarchie tentera de créer des problèmes lors de la tenue de notre contre-sommet.

Une partie de la société civile chapeautée par des éléments connus historiquement pour leur collaboration avec le pouvoir en place a appelé à une initiative civile parallèle à la réunion FMI-BM. Ils essayent de semer la confusion et la division dans le processus de préparation international du contre-sommet et d’organiser un sommet en harmonie avec les deux institutions et le régime.

Ce n’est pas pour rien que cette coalition de la société civile officielle l’appelle « Forum parallèle aux Assemblées annuelles de la Banque Mondiale et du Fonds monétaire international ». Elle a invité les dirigeants du FMI et de la Banque mondiale à participer à un dialogue. Ils veulent travailler avec les institutions financières internationales, et non les défier et les délégitimer. Ainsi, une partie de ceux et celles qui participeront à ce sommet recevront une aide pour y assister et seront utilisés par la monarchie répressive au Maroc pour servir ses intérêts. Rappelons que le régime marocain ne respecte pas le droit à l’autodétermination des peuples, qu’il réprime les luttes sociales et ne respectent pas la liberté d’expression, qu’il aide l’Europe forteresse à renforcer une politique migratoire inhumaine et que récemment il a officialisé et accélérer son partenariat avec l’État d’Israël en tournant un peu plus le dos au peuple palestinien.

Malgré cette concurrence de la société civile alliée à la Monarchie, nous pensons que nous réussirons à organiser notre contre-sommet, car jusqu’à présent, la monarchie a hésité à réprimer les étrangers venant des pays du Nord. Bien sûr, nous nous attendons à ce que le régime répressif nous crée des problèmes, qu’il nous mette des bâtons dans les roues pour trouver des lieux de réunion, mais pas à ce qu’il se livre à une répression ouverte.

En fait, nous utiliserons le contre-sommet pour aider nos camarades qui ont été réprimés et emprisonnés par la monarchie. Nous renforcerons la campagne pour libérer tous les prisonniers politiques du pays. Nous sommes donc enthousiastes et confiants pour exercer nos droits de citoyens et citoyennes et lancer un défi à la monarchie, au FMI et à la Banque mondiale.

Ashley Smith : L’Ukraine est devenue l’un des champs de bataille de cette lutte pour l’annulation de la dette. La Russie a dévasté des pans entiers du pays lors de son invasion impérialiste. L’Ukraine est déjà très endettée, une dette odieuse Dette odieuse Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.

Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).

Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.

Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».

Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »

Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
imposée depuis les années 1990. Nombreux sont ceux qui craignent que la reconstruction du pays ne fasse que l’endetter davantage et favorise les intérêts des multinationales. Quelle est l’alternative à une telle reconstruction néolibérale du pays ?

Éric Toussaint : La lutte pour l’annulation de la dette en Ukraine doit être considérée comme un élément central de notre mouvement global. L’Ukraine a subi une version de la thérapie de choc aux mains des puissances occidentales après son indépendance en 1990 et, après dix-huit accords avec le FMI et la Banque mondiale, a vu sa dette s’élever à 15 milliards de dollars envers le FMI et à 4 milliards de dollars envers la Banque mondiale.

Ces deux institutions détiennent donc près de 20 milliards de dollars de la dette extérieure de l’Ukraine. Elles ont bien l’intention d’utiliser cette dette pour imposer au pays des politiques néolibérales toujours plus radicales : plus de privatisations, plus de déréglementations, plus d’austérité et plus d’ouvertures pour les capitaux multinationaux. L’annulation de la dette est en réalité une condition préalable à toute reconstruction progressive du pays après la guerre.

Les vautours du capital international tournent déjà autour de l’Ukraine. Les deux plus grandes sociétés qui se positionnent pour bénéficier de la reconstruction du pays sont BlackRock et JP Morgan Chase. Ces deux sociétés ont joué un rôle central lors de la récente conférence sur la reconstruction de l’Ukraine qui s’est tenue en Grande-Bretagne.

BlackRock souhaite financer les industries extractivistes, en particulier dans le domaine des minéraux, tandis que JP Morgan s’efforce de devenir un acteur central au niveau de la finance du pays. L’ensemble du processus de reconstruction du pays est conçu pour être contrôlé par les grandes sociétés capitalistes et les grandes puissances capitalistes. Nous devrions nous opposer totalement à ce type de reconstruction.

Cela soulève également des questions cruciales sur le gouvernement de Volodymyr Zelensky. Il a imposé ses propres politiques néolibérales pendant la guerre, en sapant notamment les droits des travailleurs à la syndicalisation, et en approuvant les plans prédateurs des puissances occidentales pour la reconstruction de l’Ukraine. Nous devons travailler avec nos camarades du Sotsіalnyi Rukh, le mouvement social ukrainien, pour proposer un plan alternatif de reconstruction progressive du pays.

En dehors de l’Ukraine, nous devons convaincre les organisations internationales du mouvement pour l’annulation de la dette de s’opposer aux puissances occidentales et à leur programme néolibéral. Aux États-Unis, nous devons faire pression sur Jubilee USA, qui a tendance à suivre la direction de Washington, pour qu’il nous rejoigne dans cette opposition.

Ashley Smith : Pourquoi la gauche et le mouvement international pour l’annulation de la dette devraient-ils soutenir la lutte de l’Ukraine pour l’autodétermination et la reconstruction progressive du pays ? Comment construire une telle unité d’en bas dans le monde entier ?

Éric Toussaint : Nous avons été confrontés à de véritables défis dans la construction de la solidarité avec l’Ukraine. Cela ne devrait pas être surprenant. Les gens regardent comment les puissances occidentales ont soutenu l’Ukraine et accepté les réfugiés, alors qu’elles ont refusé d’étendre une solidarité similaire à d’autres luttes pour l’autodétermination, comme la Palestine, et ont bloqué les réfugiés en provenance de pays racisés.

Cette hypocrisie pousse certains à se demander pourquoi ils devraient soutenir la lutte de l’Ukraine pour l’autodétermination et exiger l’annulation de sa dette alors que les Ukrainiens sont des privilégiés. Notre tâche consiste à convaincre la gauche internationale, en particulier en Amérique latine, en Afrique et en Asie, que les puissances impérialistes ne sont pas généreuses envers le peuple ukrainien.

Les États-Unis et les autres puissances de l’OTAN OTAN
Organisation du traité de l’Atlantique Nord
Elle assure aux Européens la protection militaire des États-Unis en cas d’agression, mais elle offre surtout aux États-Unis la suprématie sur le bloc occidental. Les pays d’Europe occidentale ont accepté d’intégrer leurs forces armées à un système de défense placé sous commandement américain, reconnaissant de ce fait la prépondérance des États-Unis. Fondée en 1949 à Washington et passée au second plan depuis la fin de la guerre froide, l’OTAN comprenait 19 membres en 2002 : la Belgique, le Canada, le Danemark, les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne, l’Islande, l’Italie, le Luxembourg, la Norvège, les Pays-Bas, le Portugal, auxquels se sont ajoutés la Grèce et la Turquie en 1952, la République fédérale d’Allemagne en 1955 (remplacée par l’Allemagne unifiée en 1990), l’Espagne en 1982, la Hongrie, la Pologne et la République tchèque en 1999.
fournissent à l’Ukraine des armes par procuration pour affaiblir la Russie. Ils lui accordent de l’argent pour établir une dépendance et lui imposer leur programme néolibéral. En réalité, ils tentent de manipuler et d’exploiter l’Ukraine et son peuple.

Mais il n’est pas facile de convaincre les populations des pays qui considèrent à juste titre les États-Unis et les puissances européennes comme leur principal ennemi. C’est ainsi qu’en Afrique de l’Ouest, certains défilent dans des manifestations contre les impérialistes occidentaux en arborant des drapeaux russes. Bien sûr, ils ne sont pas des partisans de Vladimir Poutine et de l’impérialisme russe, mais ils considèrent le drapeau russe comme une sorte d’alternative à l’Occident et, dans le cas de pays comme le Mali, le Burkina Faso et le Niger, comme une alternative à l’impérialisme français.

Nous devons démontrer que la Russie n’est qu’une autre puissance impérialiste, même si elle est moins puissante. Nous essaierons d’avancer cet argument lors de notre contre-sommet au Maroc. Nous allons inviter la socialiste ukrainienne Yuliya Yurchenko comme l’une des oratrices pour plaider en faveur de la solidarité avec l’Ukraine.

Ce sera une occasion importante de construire l’unité d’en bas contre l’impérialisme, le néolibéralisme et la dette illégitime. Mais ce ne sera pas facile. Il y a vingt ou trente ans, le mouvement pour la justice mondiale était plus uni et n’était pas prédisposé à soutenir telle ou telle puissance ou camp impérialiste.

Mais nous essaierons de reconstruire l’unité pour résister à la propagande américaine et russe et à l’attrait qu’elles exercent sur des composantes des mouvements anti impérialistes. Nous devons les rejeter toutes les deux. Pour ce faire, nous avons besoin de plus d’éducation et d’une analyse franchement marxiste de l’impérialisme d’aujourd’hui afin que les gens puissent se rassembler et construire un mouvement commun contre le système de la dette sans aucune exception.

Nous essaierons de le faire lors de notre contre-sommet au Maroc et lors du prochain Forum social mondial au Népal en février 2024. Nous travaillons déjà avec nos camarades d’Asie du Sud qui comprennent que nous devons nous opposer à la fois à l’impérialisme russe et à l’impérialisme des États-Unis et de l’OTAN. Ils sont tous deux les ennemis des classes laborieuses du monde et de notre lutte collective pour l’abolition de la dette.


Source : spectre journal

Eric Toussaint

Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

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Ashley Smith

Ashley Smith est un écrivain socialiste et un militant de Burlington, dans le Vermont. Il a écrit dans de nombreuses publications, dont Truthout, International Socialist Review, Socialist Worker, ZNet, Jacobin, New Politics, Harpers, et bien d’autres publications en ligne et imprimées. Il travaille actuellement sur un livre pour Haymarket intitulé Socialism and Anti-Imperialism.

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