Nos dirigeantes n’ont-ils donc tirés aucune leçon ?
11 juin 2024 par Olivier Bonfond , Laurent Pirnay

Photo : Antonio Ponte, Flickr, CC, https://www.flickr.com/photos/saigneurdeguerre/4313665373
Cet article a été initialement publié dans le magazine Tribune de la CGSP – Mai 2024 (n°27)
La Commission européenne et les États membres viennent de s’accorder sur de nouvelles règles budgétaires, tout aussi strictes que les précédentes. On aurait pu penser que les dirigeants avaient retenu la leçon des années 2010. Il n’en est rien.
Après plusieurs années de « quoi qu’il en coûte » au cours desquelles les États auraient dépensé sans compter pour faire face aux différentes crises (crise sanitaire, guerre en Ukraine, crise énergétique, inflation), il serait maintenant temps pour les États de revenir au sérieux budgétaire et de réduire les déficits et la dette, sous peine d’être sanctionné par la Commission européenne.
Cette orientation a pourtant déjà été testées de nombreuses fois par le passé, et les résultats sont connus : l’économie va se contracter, et cela va aggraver les déficits et la dette, sans oublier les conséquences sociales désastreuses, qui profiteront probablement une fois de plus à l’extrême droite.
Le 10 février dernier, après deux ans de discussions, le Conseil de l’UE est parvenu à un accord sur une réforme du Pacte de stabilité. On entend ici et là parler d’un assouplissement des anciennes règles en vigueur. Sous la pression de l’Allemagne et des Pays-Bas, les minuscules avancées qui étaient en discussion (trajectoires budgétaires adaptées et prenant en compte les spécificités et les besoins en investissement de chaque pays) ont été mises de côté, pour remettre en avant des critères numériques stricts et indifférenciés, impos¬¬ant à chaque pays un ajustement budgétaire minimal à respecter.
Sans rentrer dans les détails, les nouvelles règles sont les suivantes : les pays qui ont un déficit supérieur à 3 %, devront le réduire de 0,5 % chaque année. En ce qui concerne la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
, les pays qui ont un endettement supérieur à 90 % du PIB
PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
devront le diminuer de 1 point de pourcentage chaque année (0,5 point de pourcentage pour les pays dont la dette se situe entre 60 et 90 % du PIB).
Les deux critères de base, à savoir un déficit de 3 % et un endettement de 60 % du PIB, considérés de plus en plus largement comme obsolètes, restent dont pleinement d’actualité. Et aucun pays n’y coupera, y compris les pays qui ont une dette inférieure à 60 % du PIB. Prenons l’exemple de la Pologne, avec une dette de 55% du PIB mais avec un déficit prévu de 4,6% en 2024. Elle devra obligatoirement réduire ce déficit de 0,4 point en 2025, pour atteindre 4,2%.
Ajoutons que la mise en place de sanctions pour non-respect des règles a été renforcée, ce qui revient en réalité à rendre cette réforme pire que la précédente. En effet, si les règles précédentes étaient – un peu – plus exigeantes en matière d’efforts à fournir, aucune sanction n’a jamais été mise en œuvre.
Quant à la prise en compte des investissements nécessaires à réaliser dans le domaine de la justice sociale et de la transition écologique, circulez, on verra plus tard.
Dans ce nouveau contexte, les ajustements budgétaires demandés pour de nombreux pays, en particulier ceux dont la dette dépasse 100 % du PIB, sont énormes.
La Belgique (dette à 106 % du PIB) va devoir « économiser » 5 milliards d’euros de plus chaque année au cours des 7 prochaines années pour respecter ces normes européennes. Alexia Bertrand, ministre fédérale du Budget et grande capitaliste, en a profité, l’air de rien, pour annoncer qu’il allait falloir vendre Belfius, BNP Paribas et Ethias [1], ben voyons !
La Région wallonne, qui met déjà en œuvre une trajectoire austéritaire depuis 2022 (150 millions d’économies supplémentaires chaque année), devra sans doute encore augmenter ses « efforts » dans les années qui viennent.
En France (dette à 111 % du PIB), suite à l’annonce d’un déficit de 5,5 % (150 milliards d’euros) en 2023, le gouvernement a annoncé en urgence 10 milliards de réductions de dépenses pour l’année 2024 et 20 milliards supplémentaires pour 2025.
Le gouvernement italien (dette à 140 % du PIB), en plus des réductions de dépenses prévues, prépare un grand plan de privatisations. Tout pourrait y passer : la banque Monte dei Paschi, la compagnie aérienne ITA Airways, la Poste italienne, la compagnie nationale des chemins de fer … Objectif : récupérer 20 milliards d’euros, soit 1 % du PIB.
Cette orientation est absurde à de nombreux égards :
1. Une décision purement politique. Cette soudaine obsession pour des économies n’est que le résultat d’un choix politique. Rien ne nous y obligeait il y a encore quelques mois, et rien ne nous y oblige aujourd’hui. Par exemple, si une nouvelle grave crise intervenait demain, nécessitant une forte intervention publique, ces règles tomberaient à l’eau immédiatement. Par ailleurs, contrairement aux discours dominant, les Etats n’ont aucune difficulté à se financer sur les marchés financiers
Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
. A titre d’exemple, en janvier 2024, l’Agence de la dette émet une obligation
Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
d’Etat à 10 ans avec un coupon d’intérêt de 2,85% pour un montant de 7 milliards d’euros. Les marchés ont rapidement proposé 70 milliards. Un mois plus tard, en février, l’Agence de la dette belge émet une obligation d’Etat (OLO) sur une échéance de 30 ans et un coupon d’intérêt de 3,5% pour un montant de 5 milliards d’euros. Après quelques heures, le carnet de commandes dépassait déjà les 62 milliards d’euros… La demande dépassant largement l’offre, on serait en droit d’attendre, en particulier de la part des défenseurs du marché et de la rigueur budgétaire, que la Belgique baisse les taux promis afin de faire baisser le coût de son endettement. Il n’en est pourtant rien.
2. Des critères obsolètes. Il faut le rappeler, ces critères (une dette de 60% et un déficit de 3%) n’ont aucune justification économique, ils sont vieux de plus de plus de 30 ans (1992), et le contexte a radicalement changé. La croissance moyenne du PIB était à l’époque de 2% annuelle, et la question climatique ne se posait pas avec l’urgence d’aujourd’hui. Maintenir ces critères constitue une erreur politique gravissime.
3. Des Mea culpa en trompe l’œil. De nombreux responsables politiques ont admis ces dernières années que les politiques d’austérité appliquées dans les années 2010 ont constitué une erreur et ont aggravé la situation. Citons Jean-Luc Crucke, ministre wallon du Budget et des Finances : « Le problème a été 2010 et 2011 parce que nous avons resserré la vis beaucoup trop vite et sommes rentrés dans des politiques d’austérité qui ont cassé la dynamique (…) Au nom de dogmes en matière budgétaire, cela a rendu la situation beaucoup plus difficile [2]. » Les déclarations et engagements de ces derniers mois nous montre que ces Mea culpa sont bien loin…
4. « Ce n’est pas de l’austérité, mais de la responsabilité ». Ne pouvant nier cette réalité d’échec avéré des politiques d’austérité, les gouvernements tentent vainement de convaincre que leurs plans d’austérité n’en sont pas. Ils parlent de choix responsables visant à éviter une vraie austérité dans le futur, de création de marges de manœuvre pour l’avenir, de réorientation des choix budgétaires, d’amélioration de l’efficacité de la dépense publique, en affirmant que ces choix n’auront pas de conséquences sur les services publics et la vie des gens …
5. Diminuer les dépenses tout en les augmentant, une totale contradiction. Parallèlement à ces impératifs de réduction des déficits, les responsables politiques n’hésitent pas à affirmer qu’il faut préserver les investissements dans la formation, dans la transition écologique, dans le numérique, dans la défense nationale, dans la lutte contre l’exclusion sociale… Bref, qu’il faut dépenser beaucoup plus, tout en dépensant moins...
6. Augmenter les recettes, vous n’y pensez pas ! Alors que les potentialités sont très importantes (taxes sur les super profits, taxe sur les grandes fortunes, fraude fiscale, …) aucune volonté politique ne semble émerger pour réduire les déficits en faisant payer les détenteurs de capitaux. Une fois de plus, ce sont les travailleurs qui vont payer : raboter le droit au chômage, repousser l’âge de départ à la retraite, sabrer dans les dépenses de santé ou de la transition écologique.
7. Ce n’est pas le moment ! C’est connu et démontré depuis longtemps : ce n’est pas quand ça va mal (période de ralentissement économique) que c’est le moment de réduire les dépenses publiques. Au contraire, c’est dans ces moments qu’il faut soutenir l’activité (pas n’importe laquelle bien sûr) en menant des politiques contra-cycliques. Olivier Blanchard, ancien économiste en chef du FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
Cliquez pour plus de détails.
ne dit pas autre chose : « Les prévisions de croissance pour l’Europe viennent d’être révisées à la baisse. Il faut donc être prêt à soutenir encore l’économie, même si cela implique un déficit plus important [3]. »
8. Cela va mal se passer. Couper dans les dépenses et les investissements publics, alors que l’économie européenne ralentit, il n’y a pas pire choix d’un point de vue économique. Cela va aggraver l’effet récessif, et cela va faire augmenter la dette et les déficits publics. Et cela d’autant plus que tous les États européens s’apprêtent à le faire en même temps. Et après ? un nouveau tour de vis austéritaire ? un cercle sans fin ? Nos dirigeants n’ont-ils rien appris des leçons du passé ?
Malgré des mea culpa et en total déni des phénomènes économiques, la Commission européenne, les dirigeants européens et les États membres persistent et signent dans les erreurs du passé. Quelles conclusions faut-il en tirer ? Les peuples européens sont-ils dirigés par des institutions et des gouvernements de bonne foi, mais totalement aveugles et schizophréniques ? Ou bien faut-il admettre que ce n’est ni le bon sens, ni l’intérêt général qui dirigent ce monde, et qu’aujourd’hui comme hier, l’objectif n’est en réalité pas d’assainir les finances publiques mais bien d’accélérer le démantèlement des droits sociaux conquis et de servir les intérêts des puissances économiques et financières, dont l’appétit semble sans limite ? Poser la question, c’est y répondre.
[1] https://www.lesoir.be/574926/article/2024-03-16/alexia-bertrand-open-vld-il-faudra-vendre-belfius-bnp-paribas-puis-ethias
[2] Jean-Luc Crucke, RTBF.be , 25 février 2021
est économiste et conseiller au CEPAG (Centre d’Éducation populaire André Genot). Militant altermondialiste, membre du CADTM, de la plateforme d’audit citoyen de la dette en Belgique (ACiDe) et de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015.
Il est l’auteur du livre Et si on arrêtait de payer ? 10 questions / réponses sur la dette publique belge et les alternatives à l’austérité (Aden, 2012) et Il faut tuer TINA. 200 propositions pour rompre avec le fatalisme et changer le monde (Le Cerisier, fev 2017).
Il est également coordinateur du site Bonnes nouvelles
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