Retour sur la dette de la Tunisie et de l’Égypte au XIXe siècle et leur colonisation par la France et la Grande-Bretagne

4e partie de la Critique du livre Diplomaties de la dette souveraine (Sovereign Debt Diplomacies)

24 août 2022 par Eric Toussaint


Le livre Diplomaties de la dette souveraine. Repenser la dette souveraine, des empires coloniaux à l’hégémonie (titre original en anglais Sovereign Debt Diplomacies : Rethinking sovereign debt from colonial empires to hegemony) mérite d’être lu. L’ouvrage a été publié en anglais aux Presses universitaires d’Oxford en 2021. [1] Pierre Pénet et Juan Flores Zendejas, qui en ont dirigé la publication, ont accompli un travail considérable. Vingt auteur·es ont apporté leur contribution. Bien que je sois en désaccord avec l’orientation de certaines contributions, je recommande la lecture de cet ouvrage.




Jusqu’ici j’ai publié trois commentaires concernant ce livre :

1. Deux siècles de conflits à propos des dettes souveraines (1re partie)

2. Un livre qui remet la dette odieuse à l’ordre du jour (2e partie)

3. Pourquoi les élites du Sud Global sont favorables à l’endettement, comment les créanciers ont réussi à marquer des points, et comment une riposte est en cours (3e partie

Deux autres auteur·es du CADTM ont également commenté chacun·es un chapitre du livre :

Anaïs Carton le chapitre 9 avec l’article Un État a le droit de refuser le transfert de dettes contractées en période d’assujettissement

et Maxime Perriot le chapitre 10 avec l’article La CNUCED, de l’activisme technocratique à l’assistance technique

Je reprends le fil de ma critique de ce livre intéressant et important en livrant cette quatrième partie.

 Critique du Chapitre 3 intitulé Dette extérieure et colonisation en Égypte et en Tunisie (1862-82) par Ali Coşkun Tunçer [2]

Ali Coşkun Tunçer, l’auteur du chapitre 3 (ce lien permet d’accéder à l’entièreté du chapitre en question, en version originale anglaise) analyse le rôle des mécanismes mis en place par les puissances créancières européennes dans la gestion de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
de l’Égypte, de la Tunisie et de l’Empire ottoman en mettant l’accent, comme il le déclare lui-même, « sur leur fonction de rétablissement de la solvabilité des gouvernements débiteurs et sur leur contribution à la modernisation des finances publiques » [3] (p. 74). Il précise qu’il soutient cela en allant à l’encontre de l’explication qui met l’accent sur l’instrumentalisation de la dette et des mécanismes pour la gérer dans l’intérêt des puissances impérialistes (voir note 4, p. 74). La fin de la dernière phrase de son chapitre est claire : « (…), dans le cas de l’Égypte et de la Tunisie, les organisations de contrôle financier international sont devenues des obstacles au processus de colonisation en cours de la Grande-Bretagne et de la France, plutôt que des instruments. » (p. 91) [4]. Or c’est le contraire qui s’est passé car les organisations de contrôle financier international de ces deux pays ont facilité et ont préparé leur colonisation.


Une grande différence entre l’Égypte et la Tunisie dans la première moitié du XIXe siècle

Muhammad Ali by Auguste Couder

Ali Coşkun Tunçer, l’auteur, commet une grave erreur en considérant que les politiques menées en Tunisie et en Égypte étaient semblables. Il écrit à la page 76 « les projets ambitieux de modernisation en Égypte et en Tunisie dans la première moitié du XIXe siècle ont augmenté la pression sur leur budget ». Il ajoute : « Tant l’Égypte que la Tunisie avaient appliqué des programmes de réformes ambitieuses et coûteuses sur le mode occidental dans la première moitié du XIXe siècle ce qui a accru leur demande pour du financement extérieur et a augmenté l’influence européenne » (p. 79). Ces affirmations erronées ne constituent pas des petites erreurs, il s’agit plutôt d’une entreprise de maquillage de l’histoire. Ci-après j’explique pourquoi.

Il y a eu une grande différence entre l’Égypte et la Tunisie dans la première moitié du XIXe siècle. En Égypte, Mohamed Ali avait la volonté de réaliser un développement indépendant des puissances européennes sans recourir à l’endettement extérieur. Cela a donné de bons résultats pendant son règne.

Une grande différence sépare l’Égypte et la Tunisie dans la première moitié du XIXe siècle. En Égypte, le pouvoir avait la volonté de réaliser un développement indépendant des puissances européennes sans recourir à l’endettement extérieurDans le cas de la Tunisie, le Bey de Tunis n’a jamais eu l’ambition de réaliser un développement indépendant des puissances européennes sans recourir à l’endettement extérieur et il n’a jamais obtenu de succès. 


En résumé

Le cas de la Tunisie dans la première moitié du XIXe siècle :

Jusqu’à la fin du règne du Bey Mustapha en 1837, il n’existait aucune dette publique. La production agricole assurait la souveraineté alimentaire du pays. Son successeur prit un grand tournant néfaste. Ahmed Bey, qui régna de 1837 à 1855, entreprit un programme de dépenses publiques financée par des emprunts internes très onéreux. Son programme donnait la priorité à la constitution d’une armée permanente, à l’achat de matériel militaire à l’étranger, à la construction de résidences somptueuses et créait quelques manufactures (notamment la manufacture de draps de Tebourba) sur le modèle européen. Ces réalisations étaient très en deçà de ce que Mohamed Ali, le monarque égyptien, avait entrepris avec un succès qui lui valait l’agressivité des puissances européennes. Il y avait néanmoins un point commun entre les deux processus : l’absence d’emprunt à l’étranger durant la première moitié du XIXe siècle. Les investissements étaient réalisés avec des ressources internes au pays. Le programme tunisien d’investissements publics fut un fiasco car il n’était pas basé sur la mise en valeur et le renforcement des producteurs locaux. L’armée permanente fut licenciée en 1853, le plus grand palais ne fût pas achevé et des manufactures furent abandonnées. Le Bey de Tunis avait recours à l’emprunt interne en acceptant des taux souvent usuraires qui ont fait gonfler la dette. L’État beylical contractait des dettes en vendant aux riches Tunisiens et aux résidents étrangers fortunés (Livournais, Génois, Français…) des teskérés, c.-à-d. des bons du trésor Bons du Trésor Titres d’emprunts émis par le Trésor public pour se financer. Leur durée peut aller de quelques mois à trente ans ou plus. à court terme.


Le cas de l’Égypte entre 1805 et 1849 :

Ali Coşkun Tunçer présente de manière tout à fait incomplète la politique du chef de l’État égyptien Mohamed Ali au cours de la première moitié du XIXe siècle. Il ne mentionne pas qu’elle a différé radicalement de celle de son successeur Saïd Pacha, qui a endetté l’Égypte de manière insoutenable. L’explication correcte de ce qui s’est effectivement passé dans la première moitié du XIXe siècle est opposée au résumé présenté par Ali Coşkun Tunçer. J’ai analysé cela dans« La dette comme instrument de la conquête coloniale de l’Égypte »

Résumé très succinct de l’évolution de l’Égypte au cours de la première moitié du XIXe siècle : Pendant le règne de Mohamed Ali qui va de 1805 à 1849,l’Égypte, bien qu’encore sous tutelle ottomane, entame un vaste effort d’industrialisation [5] et de modernisation. George Corm résume l’enjeu de la manière suivante : « C’est évidemment en Égypte que Mohamed Ali fera l’œuvre la plus marquante en créant des manufactures d’État, jetant ainsi les bases d’un capitalisme d’État qui ne manque pas de rappeler l’expérience japonaise du Meiji  » [6]. Cet effort d’industrialisation de l’Égypte s’accomplit tout au long de la première moitié du XIXe siècle sans recours à l’endettement extérieur ni à des emprunts internes très onéreux ; ce sont les ressources internes qui sont mobilisées.

L’effort d’industrialisation de l’Égypte s’accomplit tout au long de la première moitié du XIXe siècle sans recours à l’endettement extérieur ni à des emprunts internesMohamed Ali, khédive [7] d’Égypte, voulait conquérir l’indépendance par rapport à l’Empire ottoman et il n’a pas hésité à lui livrer bataille. Son exercice de la souveraineté et son ambition d’un développement autonome du point de vue financier, militaire et politique à l’égard de l’empire ottoman et des puissances européennes ont entraîné des réactions très agressives des puissances européennes. En1839-1840, une intervention militaire conjointe de la Grande-Bretagne et de la France, suivie un peu plus tard d’une seconde agression réalisée cette fois par la Grande-Bretagne et l’Autriche obligent Mohammed Ali à renoncer au contrôle de la Syrie et de la Palestine que ces puissances considèrent comme des chasses gardées(voir plus bas la carte de l’extension de l’Égypte sous Mohamed Ali et ses successeurs).

En Égypte, un tournant radical est pris à partir de la seconde moitié du siècle. Le pouvoir adopte le libre-échange et emprunte massivement à l’extérieur. C’est le début de la finUn tournant radical est pris à partir de la seconde moitié du siècle. Les successeurs de Mohammed Ali adoptent le libre-échange sous la pression du Royaume-Uni, démantèlent des monopoles d’État et recourent massivement aux emprunts extérieurs.

C’est le début de la fin. L’ère des dettes égyptiennes commence : les infrastructures de l’Égypte seront abandonnées aux puissances occidentales, aux banquiers européens et aux entrepreneurs peu scrupuleux.

Cette expérience mémorable fait penser à celle du Paraguay entre 1811 et 1870, jusqu’à son écrasement par une alliance militaire téléguidée depuis Londres et mettant en œuvre des troupes brésiliennes, de l’Uruguay et de l’Argentine (la triple alliance). Le Paraguay avait atteint un grand niveau d’industrialisation tout en refusant de s’endetter et de signer des traités de libre commerce. [8]

L'Egypte sous la dynastie de Mohammad Ali

Ce qui s’est réellement passé en Égypte est très éloigné de la description donnée par Ali Coşkun Tunçer. À la suite d’auteurs renommés comme Georges Corm et Paul Bairoch, Jean Batou, historien, explique : « Dans la première moitié du XIXe siècle, l’Égypte connaît un processus d’industrialisation qui présente des analogies avec celui de certaines régions d’Europe occidentale à la même époque. Pour la filature mécanique du coton, elle occupe probablement la cinquième place mondiale (en termes de broches par habitant), derrière l’Angleterre, la Suisse, les États-Unis et la France. Elle dispose aussi d’une production diversifiée de biens de consommation et d’une industrie lourde, dont elle fabrique localement les machines et équipements. Dans l’ensemble, ses manufactures modernes occupent 50 000 à 70 000 travailleurs, soit un cinquième de sa main d’œuvre industrielle totale. Ce taux n’atteint pas encore 10 % en moyenne pour l’ensemble des futurs pays développés. L’Égypte paraît donc engagée sur le chemin de l’industrialisation, même si les modalités politiques et sociales de son essor économique contrastent fortement avec celles de l’Europe, notamment de la Grande-Bretagne. » Voir L’Égypte de Muhammad Ali. Pouvoir politique et développement économique, 1805-1848

Mohamed Ali a refusé les offres des banquiers londoniens, français et autres afin d’éviter d’accumuler une dette externe. Il a refusé également de signer des accords de libre commerce avec les grandes puissances européennes. Il refuse également d’appliquer sur son territoire les accords de libre-commerce signés avec la Grande-Bretagne en 1838 par le Sultan au pouvoir à Istanbul (Batou, p. 89)

Vers 1835‑1840, l’Égypte compte cinq millions d’habitants. En tenant compte des autres territoires administrés par le chef de l’État égyptien, soit la Syrie, le Liban, le Soudan, le Yémen, le Hedjaz et la Crète, on arrive à près de 9,5 millions d’âmes, soit plus que le reste de l’Empire ottoman. D’après Batou, le nouveau secteur industriel moderne n’a pas principalement une finalité militaire : 80 % au moins des cotonnades sont destinées à la consommation civile, de même qu’une bonne partie de la production d’indigo, de sucre, de papier, de verre, sans compter les machines et équipements divers : « La filature et le tissage du coton occupent le cœur du dispositif avec une trentaine d’unités en tout. La fabrique moyenne est de forte dimension : 15 000 broches, 70 mule-jennys, une cinquantaine de cardes, auxquelles s’ajoutent quelque 200 métiers à tisser en Basse - Égypte ; elle occupe de 500 à 1 000 travailleurs. Des unités de blanchissage, de teinture et d’impression complètent ce tableau. Globalement, l’industrie cotonnière compte 400 000 broches, dont 330 000 fonctionnent sur une base régulière, et de 2 100 métiers à tisser, dont 200 à 400 métiers à vapeur. Elle consomme 3 000 à 4 000 tonnes de fibres nettoyées par an et produit 2 000 à 3 000 tonnes de filés, compte tenu de pertes importantes. La production annuelle de tissu doit se monter à 10 millions de mètres carrés. Cet ensemble fournit du travail à près de 20 000 travailleurs. » (…) Toujours selon Batou, « Mohamed Alî fait d’énormes sacrifices pour doter ses établissements industriels de moyens modernes. À ce propos, il faut souligner l’effort particulier consenti pour la production locale d’équipements. À l’exception de quelques machines importées d’Europe comme modèles, les métiers sont confectionnés localement par des ouvriers du pays, souvent sous la direction d’artisans français et italiens. (…) . Mohamed Alî préconise aussi la fabrication de rails (pour les mines de Syrie) et de machines à vapeur au Caire, à un prix trois fois supérieur à celui du matériel importé. À l’arsenal d’Alexandrie, on fabrique encore des instruments de précision pour la navigation et des équipements pour la construction, le terrassement et l’agriculture – une pompe de forte capacité est développée pour l’irrigation.

L’effort industriel civil et militaire fait appel à des produits que l’Égypte se refuse d’importer, jetant ainsi les bases d’une industrie chimique. Elle fabrique les acides utilisés dans le traitement des métaux, de même que la soude requise pour le blanchissage, la teinture et l’impression des toiles. Un chimiste italien a établi une unité de 130 travailleurs, dans le désert de Lybie, qui traite 1 750 tonnes de carbonate de soude par an. Plus de vingt indigoteries (y compris au Soudan) livrent 35 tonnes de teinture par an. Sous-produit de l’industrie du bâtiment, la verrerie connaît des progrès significatifs dans trois unités distinctes, usant de techniques européennes, à Alexandrie et sur le canal Mahmudiyah. Le pays produit aussi de l’encre pour ses administrations et imprimeries, à base de charbon et de gomme arabique, ainsi que du salpêtre pour la poudre noire. Au Caire, une entreprise recycle enfin les tissus usagés et les déchets des filatures pour produire du papier. ».


L’agriculture avec une autosuffisance alimentaire

Vers 1800, en raison de rendements céréaliers particulièrement élevés, l’Égypte dispose sans doute d’un revenu par habitant supérieur à celui de l’Europe occidentale. Or, Mohamed Ali contrôle le surplus agricole du pays en éliminant l’affermage des impôts fonciers, traditionnellement confié à l’aristocratie mamelouke.

Mais avant d’être une mesure économique, cette réforme est un acte politique : d’abord, le fellah (paysan)est encouragé à exprimer ses doléances et les chefs de village bénéficient de dégrèvements fiscaux. Dès 1809, le khédive fait confisquer la moitié des revenus des fermiers généraux (multazims) pour les punir d’avoir exploité les paysans ; ensuite, de 1811 à 1814, les terres agricoles sont concentrées entre les mains de l’État, cadastrées et soumises à une taxe directe.

« En 1815, l’Égypte n’est plus qu’une « vaste ferme gouvernementale » unifiée et gérée par des fonctionnaires. Sans l’élimination des multiples intermédiaires entre le producteur direct et l’État, la mise en place des monopoles publics de l’agriculture et du commerce auraient été inconcevables. Or, c’est l’étatisation des réseaux privés de commercialisation qui vont permettre d’accroître et de drainer l’essentiel du surplus économique dans les caisses publiques, ouvrant la voie à une accumulation rapide dans les secteurs modernes de l’économie. « Je me suis emparé de tout, reconnaît le pacha, mais c’est afin de rendre tout productif : qui pouvait le faire si ce n’est moi ? » » (Batou, déjà cité)

« L’État, propriétaire effectif du sol, décide des cultures, postule un rendement proportionné à la qualité des terres et détermine un impôt en nature, duquel chaque village est collectivement responsable. Afin d’accroître ses revenus, il développe l’irrigation nécessaire aux cultures d’exportation : le coton Jumel surtout, dès 1821‑1822, mais aussi le lin, l’indigo, les graines oléagineuses, l’opium, la canne à sucre, le riz, le blé, etc. De 1813 à 1852, le pays gagne 400 000 hectares de terres nouvelles, un gain relatif supérieur à celui que permettra le barrage d’Assouan, cent ans plus tard. Ainsi, bien qu’elle n’occupe qu’un dixième des surfaces cultivées, l’agriculture irriguée représente près du quart du produit agricole, la moitié du budget de l’État et la quasi-totalité de ses recettes d’exportation. » (Batou)

Si on compare la situation de l’Égypte en 2022 à celle du début du XIXe siècle., on se rend compte que son ouverture au libre commerce opérée à partir de 1850 et renforcée par les 40 ans de politiques néolibérales appliquées depuis les années 1980 ont très fortement dégradé la capacité du pays à nourrir sa population. L’Égypte est très largement dépendante de ses importations de céréales notamment en provenance de la Russie et de l’Ukraine.


Utilisation des techniciens étrangers combinée à la formation de techniciens et de cadres locaux

« L’Égypte dispose d’un grand nombre de cadres étrangers (1 200 en 1821 ; 5 000 en 1835), dont une majorité de Français, exilés par la Restauration monarchiste. Imprégnés de l’esprit des Lumières, nombre d’entre eux voient dans les réformes du chef de l’État un signe des progrès de l’esprit universel. L’appoint de techniciens étrangers n’est d’ailleurs pas une particularité de l’Égypte : partout où la révolution industrielle triomphe au XIXe siècle, ce sont des spécialistes « importés », rompus aux techniques nouvelles, qui jouent le rôle de guides. Pour autant, Mohamed Alî est jaloux de son autonomie industrielle. C’est pourquoi il entreprend de donner une formation technique à de jeunes Égyptiens.

Vers 1835‑1840, ses écoles supérieures et professionnelles (agronomie, arts et métiers, polytechnique, navigation, médecine, etc.) regroupent 6 300 à 8 600 étudiants. Parallèlement, il prend des dispositions pour envoyer plusieurs missions scolaires à l’étranger, en particulier en France, comprenant en tout quelque cinq cents jeunes gens. » (Batou)


Conclusion :
Sur la base de ce qui précède, on comprend que la version présentée par Tunçer est complètement biaisée. Pour rappel, il écrit : « Tant l’Égypte que la Tunisie avaient appliqué des programmes de réformes ambitieuses et coûteuses sur le mode occidental dans la première moitié du XIXe siècle ce qui a accru leur demande pour du financement extérieur et a augmenté l’influence européenne ».

Le pouvoir tunisien finance ses investissements en recourant massivement à partir de 1837 à l’endettement intérieur très onéreux tandis que l’Égypte finance ses investissements par les impôts et par les revenus qu’elle tire de sa productionSon message est clair : 1. L’Égypte et la Tunisie ont copié l’Europe, cela a coûté très cher et c’est logiquement que ces deux pays ont augmenté le recours à la dette extérieure et que l’influence des Européens s’est accrue. 2. Il n’y a pas de différence entre la voie suivie par la Tunisie et celle suivie par l’Égypte. Il y a pourtant de grandes différences entre la politique économique et financière de la Tunisie et de l’Égypte : le pouvoir tunisien finance ses investissements en recourant massivement à partir de 1837 à l’endettement intérieur très onéreux tandis que l’Égypte finance ses investissements par les impôts et par les revenus qu’elle tire de sa production. Tunçer escamote complètement le cours original suivi par l’Égypte entre 1805 et 1849 et il fait comme si ce pays empruntait déjà aux Européens.

 Le tournant du début de la seconde moitié du XIXe siècle suivi de la colonisation pure et simple

Après 1850, la politique de l’Égypte a été soumise aux puissances européennes et a ressemblé à celle de la TunisieAprès 1850, vu le tournant en faveur de l’endettement de la part du chef d’État égyptien, Saïd Pacha, qui a succédé à Mohamed Ali,la politique de ce pays a été soumise aux puissances européennes et, à partir de ce moment-là, il y a effectivement des similitudes entre les chemins empruntés par la Tunisie et l’Égypte.


Une dette insoutenable Dette insoutenable C’est la dette dont la poursuite du paiement empêche les autorités de garantir aux citoyens l’exercice de leurs droits fondamentaux notamment en matière de santé, d’éducation, de logement, de revenu minimum et de sécurité. Si la poursuite du paiement de la dette empêche les autorités publiques de respecter leurs obligations fondamentales envers les citoyen·nes, le paiement en question peut être suspendu même si la dette est légitime et légale. et odieuse

L’auteur ne cache pas les conditions très onéreuses des crédits provenant d’Europe mais il ne dit pas clairement que cela rendait impossible les remboursements, ce que de nombreux auteurs parmi lesquels Georges Corm ou Rosa Luxemburg ont démontré très clairement en ce qui concerne l’Égypte. J’ai résumé cela dans les deux chapitres que j’ai consacrés à l’Égypte et à la Tunisie dans mon livreLe système dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation. En annexe de cet article, j’ai sélectionné de larges extraits de ces chapitres afin de montrer le caractère odieux des emprunts étrangers réalisés par la Tunisie et par l’Égypte au cours de la seconde moitié du XIXe siècle et de souligner que les commissions internationales de mainmise sur les finances de ces pays ont préparé leur colonisation.

Tant pour l’Égypte que la Tunisie, les conditions très onéreuses des crédits provenant d’Europe rendaient impossible le désendettementTunçer n’analyse pas la nature des projets financés par la dette ou des dépenses financées par la dette. Ce qui l’intéresse, c’est la capacité des deux pays en question à rembourser leurs dettes. Pour lui, ce qui est fondamental, c’est de mesurer l’efficacité des mécanismes mis en place par les créanciers et les gouvernants de leur pays pour obtenir ce remboursement. Or, ces mécanismes n’avaient pas seulement comme objectif de réussir à assurer le remboursement des dettes, ce qui est en soi critiquable vu la nature de celles-ci. Il s’agissait également de mettre fin à l’exercice de la souveraineté du pays concerné et, dans certains cas, de l’occuper ou de le conquérir purement et simplement, si cela correspondait aux possibilités et aux intérêts des puissances impérialistes européennes. L’imposition d’une commission financière internationale composée en majorité de représentants des puissances européennes créancières et chargée de prendre le contrôle complet des finances du pays poursuivait donc différents objectifs : financiers, politiques et géostratégiques.

En Tunisie et en Égypte,imposition d’une commission financière internationale contrôlée par les créanciers européensPour mémoire, une Commission internationale financière a été imposée à la Tunisie en 1869, son équivalent a été imposé à l’Égypte en 1876 sous l’appellation de Caisse de la dette publique et à l’empire ottoman en 1881 sous le nom d’Administration de la Dette publique ottomane (mais une institution financière déjà majoritairement dominée par les Européens était déjà en place à Istanbul depuis 1863 : la Banque impériale ottomane).

L’auteur n’analyse pas non plus le rôle des classes dominantes locales qui profitaient largement de l’endettement tant interne qu’externe de leur pays. J’ai montré cela dans le détail dans mon étude sur la Tunisie.


Le contexte économique mondial et ses conséquences pour l’Égypte et l’Empire ottoman

L’auteur ne prend pas en compte le contexte mondial. Or les flux financiers qui vont sous forme de prêts et d’investissements des économies qui dominent le système capitaliste international (dans la deuxième moitié du XIXe siècle. il s’agissait principalement de l’Angleterre, de la France, de la Belgique et de l’empire allemand) sont largement conditionnés par la situation économique au Nord. Se succèdent des périodes de forte croissance qui se terminent par des crises et des périodes de croissance lente, voire de stagnation. Pendant les périodes de croissance forte au Nord, il y a d’importants flux de capitaux des économies du Centre (=Nord) vers la Périphérie (dans la deuxième moitié du XIXe siècle, il s’agissait principalement de l’Amérique latine, du Moyen Orient, de l’Europe orientale -dont la Russie-, et de la Chine). Lorsqu’éclate une crise financière au Centre due à l’euphorie économique (la suraccumulation de capitaux) et spéculative comme en 1825 ou en 1873, les flux se tarissent. Les entreprises et les banquiers du Nord réduisent radicalement les investissements et les prêts qui vont vers la Périphérie (le Sud Global). Or, les pays comme la Tunisie, l’Égypte ou l’Empire Ottoman se sont endettés très fortement sous les encouragements des banquiers européens et de leurs gouvernements dans les années 1850-1860-1870. Ils l’ont fait à des conditions très onéreuses et pour tout dire insoutenables s’ils n’arrivent pas à refinancer le paiement des anciennes dettes par des nouveaux emprunts. Quand l’économie va bien en Europe et quand les banquiers européens cherchent à placer des capitaux en participant au financement des emprunts tunisiens, égyptiens et ottomans, ces trois pays s’endettent et sont en mesure de rembourser car ils sont capables d’émettre de nouveaux emprunts pour rembourser les précédents. Par contre, quand une crise éclate en Europe comme cela a été le cas en 1873 et que l’économie du vieux continent entre dans une période longue de croissance faible voire de stagnation, les flux de financement se tarissent et les différents pays endettés à la Périphérie entre progressivement en suspension de paiement.

Tunçer ne prend pas du tout cela en compte.

Par contre de mon côté, j’ai expliqué cela en long et en large dans mon livre Le système dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, notamment au chapitre 1.

Au XIXe siècle, à partir de 1826, une première grande crise de la dette a touché de plein fouet les pays de la Périphérie qui s’étaient endettés auprès des banquiers de Londres principalement en 1822-1825 [9]. Cette crise de la dette était la conséquence d’une crise bancaire et d’une crise économique qui a éclaté à Londres en décembre 1825. La Tunisie et l’Égypte n’étaient pas concernées car ces deux pays n’avaient pas encore commencé à s’endetter à l’étranger. La crise de Londres entraîna une vague de suspensions de paiement des pays qui avaient procédé à des emprunts en 1824-1825, tous à des conditions beaucoup trop onéreuses et favorables aux banquiers du Nord. La Grèce, le Mexique, les États indépendants d’Amérique du sud durent suspendre leur paiement faute de pouvoir continuer à emprunter. Les banquiers de Londres avaient fermé le robinet.

Une deuxième grande crise de la dette de la Périphérie a éclaté suite à la crise bancaire européenne de 1873, suivie d’une grande dépression économique.

Voici un résumé des évènements en prenant en particulier l’exemple égyptien et ottoman.

Entre les années 1850 et 1873, les banquiers de Londres, de Paris et d’autres places financières cherchaient activement à placer des sommes considérables d’argent tant en Égypte que dans l’Empire ottoman et dans d’autres continents (en Europe avec l’Empire russe, en Asie dont la Chine en particulier, en Amérique latine).

Deuxième grande crise de la dette de la Périphérie suite à la crise bancaire européenne de 1873, suivie d’une grande dépression économiquePlusieurs banques sont créées en Europe afin de canaliser les mouvements financiers entre l’Égypte et les places financières européennes : l’Anglo-Egyptian Bank (fondée en 1864), la Banque franco-égyptienne (fondée en 1870 et dirigée par le frère de Jules Ferry, important membre du gouvernement français) et la Banque austro-égyptienne (créée en 1869). Cette dernière avait été fondée sous les auspices du Kredit Anstalt où les Rothschild de Vienne avaient leurs intérêts. Les grandes banques de Londres étaient aussi particulièrement actives. Les banquiers londoniens se spécialisèrent dans les prêts à long terme et les banquiers français dans les prêts à court terme, plus rémunérateurs.

Une crise bancaire a éclaté à Vienne en mai 1873 en pleine Exposition universelle (voir une présentation de cette crise dans Wikipédia, « Crise bancaire de mai 1873 »). La Kredit Anstalt, mentionnée plus haut, est directement affectée. Les banques de Francfort et de Berlin sont aussi touchées et cela finit par affecter les banquiers de Londres. En conséquence, la volonté de prêter à des pays périphériques s’est fortement réduite, or ces pays avaient constamment besoin d’emprunter pour rembourser les anciennes dettes. De plus, la situation économique s’étant dégradée dans les pays du Nord, les exportations du Sud baissèrent, de même que les revenus d’exportation qui servaient à effectuer les remboursements. Cette crise économique internationale dont l’origine se trouve au Nord a largement provoqué la vague de suspensions de paiements.

Les banquiers français, moins affectés que les autres par la crise de 1873, avaient poursuivi les prêts à l’Égypte en profitant de la situation pour augmenter fortement les taux d’intérêts et en ne prêtant le plus souvent qu’à court terme. En 1876, ils ont accentué la pression sur l’Égypte et en resserrant l’accès au crédit, ont provoqué la suspension de paiement afin de forcer l’Égypte à accepter la création d’une Caisse de la dette contrôlée par le Royaume-Uni et la France.

Il est important de souligner qu’au cours de cette même année 1876, d’autres États se sont déclarés en cessation de paiement, il s’agit de l’Empire ottoman, du Pérou (à l’époque, une des principales économies d’Amérique du Sud), du Guatémala et de l’Uruguay. On peut ajouter que d’autres pays étaient également en suspension de paiement depuis 1873 (Colombie et Honduras), 1874 (Paraguay) ou 1875 (Bolivie) [10].


Un autre exemple de comment l’évolution de la situation internationale a affecté directement l’Égypte

Comme expliqué plus haut,contrairement à ce que laisse entendre Tunçer, l’Égypte n’a commencé à emprunter en Europe qu’après la fin du règne de Mohamed Ali, c’est-à-dire à partir de la seconde moitié du XIXe siècle et ce n’est qu’à ce moment-là que le pays a accepté l’imposition de traité de libre-commerce voulu par l’Angleterre et d’autres puissances occidentales.

Dans un premier temps, le nouveau modèle fondé sur l’endettement et le libre-échange semblait très bien fonctionner mais, en réalité, cet apparent succès tenait à des évènements extérieurs que ne maîtrisaient aucunement les autorités égyptiennes. En effet, l’Égypte a temporairement tiré profit du conflit entre les États sudistes et nordistes en Amérique du Nord. La guerre de sécession (1861-1865) de l’autre côté de l’Atlantique provoqua une chute des exportations de coton que réalisaient les États sudistes. Cela fit monter très fortement le prix du coton sur le marché mondial. Les revenus d’exportation de l’Égypte, productrice de coton, explosèrent. Cela amena le gouvernement d’Ismaïl Pacha à accepter encore plus de prêts des banques (britanniques et françaises principalement). Lorsque la guerre de sécession prit fin, les exportations sudistes reprirent et le cours du coton s’effondra. L’Égypte dépendait des devises que lui procurait la vente du coton sur le marché mondial (principalement à l’industrie textile britannique) pour effectuer le remboursement de la dette aux banquiers européens. La diminution des recettes d’exportation créa les premières difficultés de remboursement de la dette égyptienne.

Cela n’empêcha pas les banquiers, en particulier les banquiers anglais, d’organiser l’émission d’emprunts égyptiens à long terme (20 à 30 ans) et les banquiers français d’octroyer de nouveaux crédits, à court terme principalement, car ils donnaient droit à des taux d’intérêts très élevés.L’historien Jean Bouvier décrit cet engouement : « Des organismes de crédit - Banque de Paris et des Pays-Bas, Crédit Lyonnais, Société Générale, Comptoir d’Escompte de Paris, Crédit Foncier – qui avaient jusque-là participéaux “avances” et “emprunts” d’Égypte un peu au hasard des affaires, se mirent à rechercher systématiquement de tels placements et à prospecter les opérations gouvernementales des pays sous-développés. Lorsqu’en avril 1872 le Crédit Lyonnais s’attend à participer, aux côtés des Oppenheim, à une “avance” égyptienne – bons à dix-huit mois, pour 5 millions de livres sterling, à 14 % l’an – son directeur Mazerat confie à un correspondant : “On espère, au moyen de cette grosse avance, mettre la main sur l’emprunt qui doit être émis l’année prochaine.” [11]  »

En conclusion, les explications données par Ali Coşkun Tunçer ne permettent pas de comprendre ce qui s’est passé réellement car il ne prend pas en compte l’évolution du contexte capitaliste international.

 Les enjeux inter impérialistes

L’auteur ne met pas correctement en lumière les enjeux inter-impérialistes qu’il limite à une répartition d’influence entre la France et la Grande-Bretagne dans la Méditerranée. Il passe complètement sous silence le rôle de l’empire allemand qui était une puissance montante et avait vaincu militairement la France en 1870 en occupant ce pays, en annexant une partie de son territoire et en obtenant un tribut de guerre très coûteux pour les finances françaises.

Voici, à mon avis, comment on peut résumer ce qui a été en jeu au niveau géostratégique entre des grandes puissances européennes :l’avenir de la Tunisie et de l’Égypte ne se règle pas seulement entre la France et le Royaume-Uni. L’Allemagne, qui vient d’être unifiée et qui est la principale puissance européenne montante à côté du Royaume-Uni, a son mot à dire. Otto von Bismarck, le chancelier allemand, a été clair : il a déclaré à maintes reprises, lors de conversations diplomatiques secrètes, que l’Allemagne ne prendrait pas ombrage d’une prise de contrôle de l’Égypte par Londres et d’une prise de contrôle de la Tunisie par la France. En contrepartie, l’Allemagne voulait le champ libre dans d’autres parties du monde. Les dirigeants politiques français étaient d’ailleurs bien conscients des motivations de Bismarck. L’Allemagne avait imposé une défaite militaire humiliante à la France en 1870-1871 et lui avait ravi l’Alsace et la Lorraine. Bismarck, en « offrant » la Tunisie à la France, voulait détourner Paris de l’Alsace et de la Lorraine en lui offrant un prix de consolation. Une très large documentation est disponible à ce sujet.

La conquête de la Tunisie et de l’Égypte a fait l’objet de tractations entre Londres, Paris et BerlinDe son côté, l’Angleterre, qui était de loin la première puissance européenne et mondiale, considérait qu’elle devait contrôler et dominer entièrement la Méditerranée orientale. Celle-ci gagnait en importance vu l’existence du Canal de Suez qui donnait accès directement à la route maritime des Indes (qui faisait partie de son empire) et du reste de l’Asie. Londres souhaitait marginaliser la France, qui exerçait une influence certaine en Égypte à cause des banques et du Canal de Suez dont la construction avait été financée via la bourse Bourse La Bourse est l’endroit où sont émises les obligations et les actions. Une obligation est un titre d’emprunt et une action est un titre de propriété d’une entreprise. Les actions et les obligations peuvent être revendues et rachetées à souhait sur le marché secondaire de la Bourse (le marché primaire est l’endroit où les nouveaux titres sont émis pour la première fois). de Paris. Afin d’obtenir de la France qu’elle laisse entièrement la place au profit de l’Angleterre, il fallaitprimosatisfaire les intérêts des banquiers français (très liés aux autorités françaises) etsecundolui offrir une compensation dans une autre partie de la Méditerranée. C’est là qu’intervient un accord tacite entre Londres et Paris : l’Égypte reviendra au Royaume-Uni tandis que la Tunisie passera entièrement sous le contrôle de la France. En 1876-1878, le calendrier exact n’est pas encore fixé, mais la perspective est très claire. Il faut ajouter qu’en 1878, le Royaume-Uni a acheté l’île de Chypre à l’Empire ottoman. Chypre est un autre pion dans la domination britannique de la Méditerranée orientale. Lors du Congrès des Nations tenu à Berlin en juin 1878, tant l’Allemagne que l’Angleterre font savoir à la France qu’elle peut disposer de la Tunisie comme elle l’entend. Lord Salisbury, le représentant de l’Angleterre déclare à son homologue français : « Prenez Tunis, si vous voulez, l’Angleterre ne s’y opposera pas et respectera vos décisions. D’ailleurs, vous ne pouvez pas laisser Carthage aux mains des barbares » [12]. Le ministre français de l’Intérieur écrit de son côté : « M. de Bismarck nous fit entendre que nous pourrions nous emparer de la Tunisie sans qu’il eût rien à redire… » [13].

En contrepartie de leurs concessions envers Londres et Paris, les dirigeants de l’Empire allemand voulaient qu’on leur laisse conquérir une partie importante de l’Afrique subsaharienne. Cela a fait partie d’une longue négociation qui a abouti aux accords de la conférence de Berlin de 1885 au cours de laquelle les puissances d’Europe occidentale se sont partagé l’Afrique. 


La conquête de la Tunisie et de l’Égypte

Ces négociations interimpérialistes et l’utilisation de l’arme de la dette extérieure ont mené la Tunisie et l’Égypte à être conquises militairement, l’une par la France en 1881 et l’autre par la Grande-Bretagne en 1882. Ali Coşkun Tunçer banalise ou maquille la conquête militaire par la France et par la Grande-Bretagne pour imposer leur domination, il écrit de manière sibylline : « les deux pays ont transféré leur souveraineté politique à la France et à la Grande-Bretagne » (« both countries transferred their political sovereignty to France and to Britain » (p. 73)) comme s’il s’agissait effectivement d’un transfert volontaire de souveraineté. Or, la France et la Grande-Bretagne ne se sont pas limitées à débarquer des troupes, celles-ci ont combattu sur le terrain car il y a eu résistance.

Les négociations interimpérialistes et l’utilisation de l’arme de la dette extérieure ont mené la Tunisie et l’Égypte à être conquises militairementLa France a d’abord envoyé un corps expéditionnaire de 24 000 soldats. Face à la résistance que cette invasion a rencontrée, le gouvernement français a dû augmenter le nombre de militaires en le portant à 50 000. En Égypte, les paysans,les propriétaires de terre, de nombreux fonctionnaires de l’État, des militaires et des religieux se sont révoltés à partir de 1879 contre les tentatives britanniques de mainmise sur le pays. Finalement, l’armée égyptienne s’est soulevée et a résisté aux troupes britanniques avant d’être vaincue. Les pouvoirs locaux qui ont transféré la souveraineté de leur pays à la France et à la Grande-Bretagne n’avaient pas de légitimité pour le faire, elles étaient de fait à la solde de ces deux puissances coloniales. D’ailleurs Tunçer, en contradiction avec ce qu’il décrit (p. 73) comme un transfert de souveraineté, écrit ceci à la page 89 : « Le nouveau gouvernement formé par le khédive(c.-à-d. le chef de l’État, note d’Éric Toussaint)en 1878 refusa toute forme d’arrangement impliquant une intervention étrangère, et les négociations aboutirent à une impasse. Pour surmonter la crise, les six grandes puissances pressent la Porte{}(la Porte désigne le siège du pouvoir à Istanbul capitale de l’Empire ottoman, note d’Eric Toussaint) de remplacer le khédive, qui est contraint d’abdiquer en faveur de son fils, le prince Tewfik. » [14] Et il ajoute un peu plus loin : « Les gouvernements français et britannique étaient d’accord pour maintenir le khédive Tewfik au pouvoir contre le mouvement nationaliste afin de protéger les intérêts des détenteurs d’obligations Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
. » [15]. De même, Tunçer décrit à quel point il y avait une forte résistance face à la politique des puissances impériales européennes et de la Grande-Bretagne en particulier : « Cependant, en raison des implications politiques de la loi de liquidation(c.-à-d. la loi qui restructurait la dette égyptienne selon la volonté des créanciers. Note d’Éric Toussaint),des signes d’opposition nationaliste au contrôle européen se sont manifestés. Ce mouvement est constitué d’une coalition de différents groupes d’intérêts. Les propriétaires de terre s’inquiètent de l’augmentation des impôts et de la quantité de terres saisies pour non-paiement de la dette à la suite de la loi sur les hypothèques de 1876. Les bureaucrates s’inquiètent de l’emploi massif d’Européens dans la fonction publique. Les officiers militaires sont licenciés en raison des tentatives du contrôle financier de réduire les dépenses militaires. Enfin, les notables religieux, ou ulama, étaient préoccupés par la domination chrétienne et les changements législatifs qui en découlaient. Ces groupes ne se sont transformés en une force efficace qu’en 1881, lorsqu’ils se sont alliés aux officiers nationalistes de l’armée dirigés par le colonel Arabi » [16] Et il continue : « Une fois que les attaques violentes contre les Européens à Alexandrie ont commencé à avoir lieu, cela a fait craindre que l’accord des détenteurs de titres (bondholders) puisse être suspendu une fois de plus. Par conséquent, en 1882, les forces anglaises ont lancé une campagne militaire - à laquelle la France, l’Empire ottoman et d’autres puissances n’ont pas participé. À la suite de l’intervention militaire, les grandes puissances ont réuni une conférence à Istanbul en juin 1882 et quelques mois plus tard, en septembre 1882, les forces britanniques ont vaincu l’armée égyptienne.  » [17]. En conclusion de ce point, l’affirmation de Tunçer selon laquelle il y a eu transfert de souveraineté est démentie par le résumé des événements de 1879-1882 que lui-même a présenté.

Rosa Luxemburg sur la conquête de l’Égypte par la Grande-Bretagne

Rosa Luxemburg explique qu’ « En 1882, l’armée anglaise occupa l’Égypte pour ne plus en sortir. La soumission du pays était l’aboutissement des opérations grandioses du capital en Égypte depuis vingt ans, et la dernière étape de la liquidation de l’économie paysanne égy
ptienne par le capital européen. On se rend compte ici que la transaction apparemment absurde entre le capital prêté par les banques européennes et le capital industriel européen se fondait sur un rapport très ration­nel et très sain du point de vue de l’accumulation capitaliste, bien que les com­man­des égyptiennes fussent payées par le capital emprunté et que les intérêts d’un emprunt fussent couverts par le capital de l’autre emprunt. Si l’on fait abstraction de tous les échelons intermédiaires qui masquent la réalité, on peut ramener ce rapport au fait que l’économie égyptienne a été engloutie dans une très large mesure par le capital européen. D’immenses étendues de terres, des forces de travail considérables et une masse de produits transférés à l’État sous forme d’impôts, ont été finalement transfor­més en capital européen et accumulés.  »


L’auteur du chapitre sur la Tunisie et l’Égypte a adopté une orientation favorable aux créanciers

L’auteur du chapitre sur la Tunisie et l’Égypte montre clairement son orientation favorable aux créanciers étrangers dans la conclusion : (p. 90-91 du chapitre), il n’aborde à aucun moment la nature des dettes qui sont réclamées à ces deux pays. L’auteur considère que l’intervention des grandes puissances impérialistes européennes a constitué un succès dans l’Empire ottoman alors qu’elle a mené à des complications en Tunisie et en Égypte. De nouveau, en émettant ce jugement, l’auteur montre que pour lui la réussite se mesure à la capacité des créanciers de discipliner le pays endetté et d’en extraire un maximum de ressources financières.

La manière dont les dettes de l’empire ottoman ont été accumulées et gérées par le pouvoir à Istanbul et par les grandes puissances européennes a eu des conséquences néfastes pour le peuple et pour l’État ottoman. Il n’est possible, comme le fait Ali Coşkun Tunçer de considérer comme positive la gestion de la dette ottomane que si, comme lui, on se place du point de vue des intérêts des grandes puissances créancières et des rentiers européens.

Par ailleurs, il considère que la mise sous contrôle interne des finances de la Tunisie et de l’Égypte n’a pas constitué un instrument ayant servi ensuite à préparer la colonisation de ces deux pays, ce qui est faux. Différents témoignages et documents de l’époque montrent très clairement que la mise sous tutelle financière de ces deux pays était le prélude à leur conquête. S’il n’en a pas été de même avec la Turquie ottomane, c’est qu’elle représentait un trop gros morceau et qu’il y avait trop de contradictions et de convoitises interimpérialistes entre la Grande-Bretagne, la France, l’Empire allemand, la Russie tsariste, l’Autriche-Hongrie, l’Italie…) pour permettre à une seule puissance européenne de s’en approprier.

« L’historiographie traditionnelle sur les organisations internationales de contrôle financier de la fin du XIXe siècle les aborde dans le contexte du débat sur l’impérialisme, puisque l’une des conséquences de ce type d’intervention européenne était la perte de la souveraineté fiscale et/ou politique des États débiteurs. Des points de vue plus récents, cependant, mettent l’accent sur leur fonction de rétablissement de la solvabilité des gouvernements débiteurs et sur leur contribution à la modernisation des finances publiques. » (p. 74) [18]. Tunçer indique lui-même qu’il adopte ce point de vue révisionniste en précisant dans la note 4 (p. 74) : « Les points de vue révisionnistes exprimés dans Suter (1992), Esteves (2013), Mitchener et Weidenmier (2010) et Tunçer (2015) mettent davantage l’accent sur leur fonction de restauration de la solvabilité. » [19]

Et c’est aussi ce qui explique pourquoi Tunçer considère que l’instauration des commissions internationales de gestion des finances de la Tunisie et de l’Égypte constitue des échecs, tandis qu’il considère que ce mécanisme a donné de bons résultats en ce qui concerne le reste de l’empire ottoman avec la commission qui siégeait à Istanbul. Le critère de la réussite ou de l’échec est donc la capacité des créanciers à obtenir des remboursements et celle du pays à continuer à refinancer sa dette.

Tunçer, bien qu’il s’assume lui-même comme révisionniste, concède que l’autre point de vue ne doit pas être complètement ignoré : « Étant donné que dans deux cas, la Tunisie et l’Égypte, le processus d’emprunt étranger, de défaut de paiement et d’intervention européenne a finalement donné lieu à la colonisation de ces pays, il n’est pas possible d’ignorer complètement la conceptualisation traditionnelle du contrôle financier international en tant qu’instruments de l’impérialisme. » [20]. Là encore Tunçer adopte une position contradictoire : il affirme que la France et la Grande-Bretagne ont visé principalement à restaurer la solvabilité de la Tunisie et de l’Égypte tout en disant qu’on ne peut pas ignorer totalement l’hypothèse selon laquelle le contrôle financier international a servi d’instruments de l’impérialisme et a abouti à la colonisation de ces deux pays.

Tunçer ne fait allusion à aucun moment à la nature odieuse des dettes de l’Égypte et de la Tunisie, alors qu’on ne peut pas ne pas aborder et se prononcer sur cette question.


Conclusions :
Tunçer, comme d’autres auteur·es s ayant participé à cet ouvrage collectif, adopte un point de vue favorable aux créanciers alors qu’une analyse qui prendrait en considération les droits humains et les droits des peuples aboutirait à un jugement plus cohérent avec des éléments très intéressants de l’introduction générale de l’ouvrage rédigé par les deux coordinateurs (voir notamment ce qu’ils écrivent à la page 4 et à la page 18). On est tenté de demander aux deux coordinateurs Pénet et Zendejas pourquoi ils ont privilégié lepoint de vue révisionniste dans la recherche des collaborateurs/trices à la rédaction de cet ouvrage.

L’auteur remercie Anaïs Carton, Maxime Perriot, Brigitte Ponetet Claude Quémar pour leur relecture.

Pour en savoir plus :

Louise Abellard, L’Empire Ottoman face à une « troïka » franco-anglo-allemande : retour sur une relation de dépendance par l’endettement

Jean Batou, Cent ans de résistance au sous-développement. L’industrialisation de l’Amérique latine et du Moyen-Orient face au défi européen. 1770-1870. Université de Genève-Droz, 1990, 575 pages.

Jean Batou, L’Égypte de Muhammad-’Ali. Pouvoir politique et développement économique, 1805-1848.Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 1991, 46ᵉ année, N°2. pp. 401-428, en ligne

Georges Corm, « L’endettement des pays en voie de développement : origine et mécanisme » inSanchez Arnau,J.-C. coord. 1982. Dette et développement (mécanismes et conséquences de l’endettement du Tiers-monde), Éditions Publisud, Paris

Instance Vérité et Dignité, Tunisie : Mémorandum pour exiger l’annulation de la dette tunisienne à l’égard de la France, Tunis, 2019.

Éric Toussaint, La dette comme instrument de la conquête coloniale de l’Égypte

Éric Toussaint, La dette : l’arme qui a permis à la France de s’approprier la Tunisie

Éric Toussaint, Rosa Luxembourg et la dette comme instrument de l’impérialisme

 Annexe 1 sur les emprunts de l’Égypte et la création de la caisse de la dette publique dans la deuxième moitié du XIXe siècle

En 1876, la dette égyptienne atteignait 68,5 millions de livres sterling (contre 3 millions en 1863). En moins de 15 ans, les dettes extérieures avaient été multipliées par 23 alors que les revenus augmentaient de 5 fois seulement. Le service de la dette Service de la dette Remboursements des intérêts et du capital emprunté. absorbait les deux tiers des revenus de l’État et la moitié des revenus d’exportation.

Les montants empruntés qui sont parvenus réellement à l’Égypte restent très faibles tandis que les montants que les banquiers exigeaient et recevaient en retour étaient très élevés.

Prenons l’emprunt de 1862 : les banquiers européens émettent des titres égyptiens pour une valeur nominale de 3,3 millions de livres sterling, mais ils les ont vendus à 83 % de leur valeur nominale, ce qui fait que l’Égypte ne reçoit que 2,5 millions de livres dont il faut encore déduire la commission prélevée par les banquiers. Le montant que doit rembourser l’Égypte en 30 ans s’élève à près de 8 millions de livres si on prend en compte l’amortissement du capital et le paiement des intérêts.

Autre exemple, l’emprunt de 1873 : les banquiers européens émettent des titres égyptiens pour une valeur nominale de 32 millions de livres et ils les vendent avec un rabais de 30 %. En conséquence, l’Égypte ne reçoit qu’un peu moins de 20 millions de livres. Le montant à rembourser en 30 ans s’élève à 77 millions de livres (intérêt réel de 11 % + amortissement du capital).

On comprend aisément que cet accroissement de la dette et les taux d’intérêts exigés sont intenables. Les conditions financières qui sont imposées par les banquiers rendent insoutenable le remboursement. L’Égypte doit constamment emprunter afin d’être en mesure de poursuivre les paiements dus sur les anciennes dettes.

Sous pression des créanciers, le souverain Ismail Pacha, khédive [21] d’Égypte se met à vendre à partir des années 1870 des infrastructures et à accorder diverses concessions afin d’obtenir des liquidités Liquidité
Liquidités
Capitaux dont une économie ou une entreprise peut disposer à un instant T. Un manque de liquidités peut conduire une entreprise à la liquidation et une économie à la récession.
pour payer la dette. Il doit aussi régulièrement augmenter les impôts pour les mêmes raisons.

Après une petite quinzaine d’années d’endettement externe (1862-1875), la souveraineté égyptienne est aliénée.

En 1875, pris à la gorge par les créanciers, l’État égyptien cède au gouvernement du Royaume-Uni ses parts dans la Compagnie du Canal de Suezqui avait été inauguré en 1869 [22]. Le produit de la vente des 176 602 actions Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
Suez que détenait l’Égypte – soit près de la moitié du capital de la Compagnie de Suez – au gouvernement britannique à la fin de novembre 1875 est largement destiné à respecter les échéances de paiement de la dette de décembre 1875 et de janvier 1876 qui étaient particulièrement lourdes. Le gouvernement de Londres devient du même coup créancier direct de l’Égypte : les titres achetés ne permettant pas de toucher de dividendes avant 1894, le gouvernement égyptien s’engageait à payer à l’acheteur pendant cette période un intérêt de 5 % l’an sur les quelque cent millions de francs du prix d’achat.

Selon l’historien Jean Bouvier :« Le khédive disposait encore des chemins de fer « évalués à 300 millions », selon un administrateur du Crédit Lyonnais, et de son droit aux 15 % des bénéfices nets annuels de la Compagnie de Suez. Ayant réglé les échéances de fin d’année grâce aux 100 millions de la vente de ses actions, le khédive fait reconduire en janvier 1876 et début février les « avances » en cours fournies par l’Anglo-Egyptian et le Crédit Foncier, à trois mois, au taux de 14 % l’an. Il offre en garantie sa part de 15 % dans les tantièmes de Suez, les produits de l’octroi de la ville d’Alexandrie et les droits du port. La Société Générale participe à l’affaire, qui porte sur 25 millions de francs. »

La création de la Caisse de la dette publique sous tutelle britannique et française

Finalement,malgré les efforts désespérés pour rembourser la dette, l’Égypte est amenée à suspendre le paiement de la dette en 1876.

Les gouvernements de Londres et de Paris, bien que concurrents, se sont entendus pour soumettre l’Égypte à leur tutelle via la Caisse de la dette.

La Caisse de la Dette publique a la mainmise sur une série de revenus de l’État et ce sont les représentants du Royaume-Uni et de la France qui la dirigent. La mise en place de cet organisme a été suivie d’une restructuration de la dette égyptienne,qui a satisfait tous les banquiers concernés car aucune réduction du stock n’a été accordée ; le taux d’intérêt Taux d'intérêt Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
a été fixé à un niveau élevé, 7 %, et les remboursements devaient durer 65 ans. Cela assurait une rente confortable garantie à la fois par la France, le Royaume-Uni et par les revenus de l’État égyptien dans lesquels la Caisse de la Dette publique pouvait puiser.

La priorité donnée à la satisfaction des intérêts des banquiers dans la résolution de la crise de la dette égyptienne de 1876 apparaît très clairement dans une lettre envoyée par Alphonse Mallet, banquier privé et régent de la Banque de France, à William Henry Waddington, ministre français des Affaires étrangères et futur président du Conseil des Ministres. Ce banquier écrit au ministre à la veille du Congrès de Berlin de 1878 au cours duquel va se discuter le sort de l’Empire ottoman (en particulier de ses possessions dans les Balkans et dans la Méditerranée) : : « Mon cher ami, ... Si le Congrès se réunit, comme on l’espère, il suffit de combiner un mécanisme international... qui puisse exercer un contrôle efficace sur les agents administratifs du gouvernement, les tribunaux, l’encaissement des recettes et les dépenses.Ce qui a été fait en Égypte sous la pression des intérêts privés, en dehors de toute considération d’ordre public européen tant pour les tribunaux que pour le service de la dette... peut servir de point de départ. » (Lettre du 31 mai 1878. Mémoires et documents, Turquie, n° 119. Archives du Ministère desAffaires étrangères.) [23].

L’occupation militaire de l’Égypte à partir de 1882 et sa transformation en protectorat

Dans le cas de l’Égypte et de la Tunisie, la dette a constitué l’arme la plus puissante utilisée par des puissances européennes pour assurer leur domination, en les menant jusqu’à la soumission totale d’États jusque-là indépendants.

Suite à la mise en place de la Caisse de la Dette publique, les banques françaises font le maximum pour obtenir toujours plus de remboursements et de profits en prenant de moins en moins de nouveaux engagements. À partir de 1881, les banques françaises renoncent à octroyer de nouveaux prêts à l’Égypte, elles se contentent d’engranger les remboursements des anciennes dettes restructurées. Quand en janvier 1882 une crise boursière éclate à Paris, les banques françaises ont d’autres préoccupations que l’Égypte.

La Caisse de la Dette publique impose à l’Égypte des mesures d’austérité très impopulaires qui génèrent une rébellion, y compris militaire (le général Ahmed Urabi défend des positionsnationalistes et résiste aux diktats des puissances européennes). Le Royaume-Uni et la France prennent prétexte de la rébellion pour envoyer un corps expéditionnaire à Alexandrie en 1882. Finalement, la Grande-Bretagne entre en guerre contre l’armée égyptienne, occupe militairement de manière permanente le pays et le transforme en un protectorat. Sous domination britannique, le développement de l’Égypte sera largement bloqué et soumis aux intérêts de Londres.

La Caisse de la Dette publique ne sera supprimée qu’en juillet 1940 [24]
(voir illustration). L’accord imposé à l’Égypte par le Royaume-Uni en 1940 prolonge la domination financière et coloniale car le Royaume-Uni obtient la poursuite des remboursements d’une dette qui est devenue permanente.

Convention relative à l’abolition de la Caisse de la Dette Publique Egyptienne

Il faudra le renversement de la monarchie égyptienne en 1952 par de jeunes militaires progressistes dirigés par Gamel Abdel Nasser et la nationalisation du Canal de Suez le 26 juillet 1956 pour que, pendant une période d’une quinzaine d’années, l’Égypte tente à nouveau un développement partiellement autonome [25].


 Annexe 2 sur les emprunts de la Tunisie et le rôle de la commission financière internationale dans la deuxième moitié du XIXe siècle.

Le premier emprunt étranger de 1863 : une véritable arnaque

Le premier emprunt de la Tunisie à l’étranger remonte à 1863. Il constitua une véritable arnaque qui déboucha 18 ans plus tard sur la conquête de la Tunisie par la France.

À l’époque, la place financière de Paris était très active dans la concurrence avec celle de Londres, la principale au monde. Les banquiers parisiens, comme les londoniens, disposaient de liquidités abondantes et cherchaient des occasions de placement à l’étranger. Les prêts vers l’Amérique latine, l’Asie, l’Empire ottoman, l’Égypte, la Russie et l’Amérique du Nord étaient abondants

Quand, début 1863, le Bey annonce qu’il souhaite emprunter 25 millions de francs à l’étranger, plusieurs banquiers et courtiers Courtier
Courtiers
Une société de courtage ou courtier est une entreprise ou une personne qui sert d’intermédiaire pour une opération, le plus souvent financière, entre deux parties.
de Londres et de Paris proposent leurs services, parmi lesquels le baron James de Rothschild, d’autres sociétés londoniennes ainsi qu’à Paris le Crédit mobilier et Emile Erlanger, un banquier de Francfort basé dans la capitale française.

Émile Erlanger

Le banquier Erlanger, associé à d’autres, obtint l’autorisation du gouvernement français de vendre à la bourse de Paris des titres tunisiens. Selon un rapport établi en 1872-1873 par Victor Villet, un inspecteur français des finances, cet emprunt est une véritable escroquerie.

D’après le banquier Erlanger, 78 692 obligations tunisiennes ont été émises. Chacune avait une valeur nominale de 500 francs. Elles ont été vendues à 480 francs et chacune donnait droit à un coupon annuel de 35 francs pendant une durée de 15 ans. Cela représente un taux d’intérêt théorique de 7 % mais, vu que les obligations ont été vendues à 480 francs, l’intérêt réel est de7,3 %. Pour l’acheteur, cela veut dire qu’en déboursant 480 francs, il pouvait obtenir 525 francs (15 ans x 35 Fr.) sous forme d’intérêts plus les 500 Fr. que vaut une obligation.

Pour l’emprunteur, le gouvernement tunisien, alors qu’il doit recevoir 415 Fr. (c.-à-d. 480Fr. moins 65 Fr qui correspondent à la commission d’émission et d’autres frais pour rémunérer le banquier), il doit rembourser 1025 Fr.

Une autre manière de calculer, plus globale celle-là : l’emprunteur (la Tunisie) devrait recevoir environ 37,7 millions de francs (78 692 obligations vendues à 480 Fr., soit 37,77 millions) et en échange il s’engage à rembourser 65,1 millions.

Selon les recherches réalisées par l’inspecteur français des finances, Victor Villet, le banquier Erlanger a prélevé un peu plus de 5 millions de commission (soit environ 13 % de la somme récoltée). Il faut aussi défalquer de la somme qui aurait dû être reçue, 2,7 millions Fr. qui ont été détournés, certainement par le premier ministre et le banquier E. Erlanger.

Donc, pour environ 30 millions de francs à recevoir, le gouvernement tunisien s’engageait à rembourser 65,1 millions de francs.

Pour parler de véritable arnaque ou escroquerie, il faut prendre en compte des éléments aggravants dans le comportement du banquier E. Erlanger et du premier ministre tunisien. Erlanger a affirmé qu’il avait vendu un peu plus de 38 000 obligations à Paris et 40 000 à Tunis (rappelons que le total des obligations émises s’établissait à 78 692 obligations). Il semble que la vente à la bourse de Paris ait été très inférieure à ce que Erlanger a affirmé et, qu’en réalité, plus de 30 000 n’avaient pas trouvé acquéreurs et étaient restées en possession d’Erlanger. Or Erlanger a prélevé une commission totale de plus de 5 millions de Fr. comme s’il avait vendu toutes les obligations… Il semble qu’Erlanger ait emprunté à d’autres banquiers la somme qu’il s’était engagé à transférer au trésor tunisien (environ 30 millions Fr.) en quatre versements. Il est probable qu’il empruntait à d’autres banquiers en mettant en garantie les 30 000 titres qu’il n’avait pas réussi à vendre. C’est ce qu’avance le rédacteur duMoniteur des Fonds Publicsdans un article publié le 19 août 1869 : « Nous croyons être dans le vrai en affirmant que 5 000 obligations, tout au plus, devinrent la propriété de porteurs résidant en France… Il restait donc environ 30 000 obligations entre les mains de M. Erlanger. Dans cette situation, il se trouvait fort embarrassé pour faire face aux engagements qu’il avait contracté avec le Bey. Comment fit-il ? Nous croyons que, déposant entre les mains du Comptoir d’escompte les titres qu’il n’avait pu placer, il en obtint une avance à l’aide de laquelle il put envoyer quelques fonds à son altesse ».

Un indice clair de la solidité de cette hypothèse est que le banquier Erlanger prétend avoir racheté sur le marché secondaire de la dette 20 962 titres en janvier 1864 et 8 000 autres en 1865. Or ces rachats n’ont pas entraîné d’augmentation du cours de ces titres. Ce n’est pas vraisemblable. Un rachat de 20 000 titres alors que 38 000 sont officiellement en circulation doit produire automatiquement une augmentation du cours. Or, on n’a pas constaté d’augmentation du prix des obligations tunisiennes sur le marché secondaire. Cela signifie que les titres n’étaient pas en circulation sur le marché. Le banquier Erlanger a fait semblant de racheter des titres qu’en réalité il possédait.

Notons que, par ailleurs, chaque année ces 30 000 titres donnaient lieu au paiement d’intérêts. Tant qu’ils étaient en possession du banquier E. Erlanger c’est lui qui touchait les intérêts…

Le résultat immédiat de l’emprunt de 1863 

Cet emprunt extérieur devait servir à restructurer la dette interne qui était évaluée à une somme équivalente à 30 millions de Francs français. Elle avait augmenté de 60 % entre 1859 et 1862 à cause des dépenses du Bey Mohamed es-Sadok qui avait multiplié les achats de marchandises à l’étranger). Il s’agissait concrètement de rembourser les anciens titres avec l’argent emprunté à l’étranger. En réalité, alors que les anciens titres ont été remboursés, les autorités ont émis de nouveauxteskérés(ou bons du trésor) pour un montant équivalent. C’est ce que raconte l’inspecteur des Finances français, Victor Villet : « en même temps que dans les bureaux du représentant de la maison Erlanger à Tunis on remboursait les anciens titres… un courtier du gouvernement (M. Guttierez) installé dans le voisinage reprenait du public l‘argent que celui-ci venait de recevoir, en échange de nouveaux teskérés émis au taux de 91 %. A la faveur de cette comédie de remboursement, la dette se trouva simplement… augmentée de 15 millions à peu près ». Les recettes provenant de la vente de ces nouveauxteskérésétaient largement détournées vers les coffres du premier ministre, d’autres dignitaires et de résidents européens fortunés.

Le même inspecteur des finances écrivait : « Les fonds provenant de l’emprunt de 1863 [qui] étaient versés en espèce au Bardo (le Bey et le premier ministre siégeaient au palais du Bardo) ont été … inscrits à un compte spécial : mais ne sont pas entrés dans la comptabilité générale du gouvernement, ils ne sont pas entrés dans les caisses de l’État et rien ne fait croire qu’ils aient servi à l’acquittement des dépenses publiques ».

En moins d’un an, l’emprunt de 1863 a été dilapidé. Dans le même temps, l’État s’est retrouvé endetté, pour la première fois de l’histoire tunisienne, à l’égard de l’étranger et cela pour un montant très élevé. Les montants à rembourser envers l’étranger chaque année étaient insoutenables. Quant à la dette interne qui aurait dû être remboursée par l’emprunt extérieur, elle a été multipliée par deux. Le gouvernement du Bey a choisi sous la pression des créanciers de transférer la facture vers le peuple en augmentant de 100 % lamejba,l’impôt par habitant.

La révolte de 1864, conséquence de la décision d’augmenter de 100 % un impôt pour rembourser l’emprunt de 1863

L’augmentation de l’impôt provoqua en 1864 une rébellion générale dans le pays. Le refus de l’augmentation de l’impôtmejba, la capitation, était la revendication principale des protestataires [26]. Dès que les agents du Bey se déplacèrent dans le pays pour prélever lamejbaportée à 72 piastres, la révolte éclata. Le 10 mars 1864, le vice-consul français Jean-Henri Mattei télégraphia de Sfax : « Toutes les tribus sont d’accord pour ne point payer le nouvel impôt de 72 piastres.(…) La jonction de toutes les tribus aura lieu au premier signal du départ de Tunis d’un camp quelconque ayant l’intention de prélever cet impôt » [27]. Quelques semaines plus tard, dans une autre dépêche consulaire, on lisait « L’insurrection est générale et s’étend jusqu’à une heure de Tunis » [28]. D’après différents témoins, les insurgés accusaient le gouvernement, et en premier lieu le premier ministre Mustapha Khaznadar, d’avoir vendu lepays aux Français. Selon eux, l’emprunt de 1863 émis à Paris par le banquier Erlanger en était une preuve.

La France, la Grande-Bretagne, l’Italie, l’Empire ottoman envoyèrent des navires de guerre dans les eaux territoriales tunisiennes afin d’intimider les populations et d’intervenir pour prêter secours aux autorités si la situation devenait incontrôlable. Le Bey recula face aux protestations et annonça le 21 avril 1864 qu’il renonçait au doublement de la « mejba » [29]. Il réitéra les concessions en juillet 1864 afin d’obtenir un accord avec le leader principal de la révolte Ali ben Ghedahem [30]. Puis, avec l’appui des puissances étrangères, il se lança dans la répression. Le Sultan, monarque de l’Empire ottoman, apporta un soutien financier au Bey pour qu’il puisse lever des troupes fraîches et se lancer dans la répression. C’était une initiative du Sultan pour ne pas être débordé par la France [31], la Grande-Bretagne et l’Italie.

Une répression massive

Le Bey se lança dans une répression massive a posteriori permettant d’extorquer un maximum d’impôts et d’amendes à la population. Le consul français écrivit le 4 décembre 1864 au ministre des Affaires étrangères à Paris : « Le gouvernement du bey a promptement renoncé au système de clémence qu’il semblait vouloir inaugurer… ; il est revenu à la rigueur, à celle qui se traduit par les fers et la torture, pour obtenir, des provinces du littoral, des impôts exorbitants de guerre ». « Il est de mon devoir de vous informer » déclara par écrit au consul de France, un vice-consul : « de la façon barbare dont agit le général Zarrouk pour exécuter les ordres du bey, en dépouillant complètement les indigènes, en mettant à la torture les personnes âgées et les femmes qui n’ont pris aucune part à la révolution » (lettre du 16 février 1865). Un autre fonctionnaire français : « L’amende n’a pu être perçue qu’au moyen de la réclusion, de la mise aux fers, de la bastonnade et des rigueurs les plus illégales au point de vue de notre droit public actuel. Parmi ces rigueurs, je signalerai la confiscation des biens, la torture poussée parfois jusqu’à ce que lésion ou mort s’ensuive, la violation de domicile… et, enfin, le viol des femmes tenté ou consommé sous l’œil même des pères ou des maris enchaînés » (1ermars 1865). Jean Ganiage ajoute : « En mars 1865, Espina, vice-consul, estimait à 23 millions de piastres, les sommes que le gouvernement avait tirées du Sahel, d’octobre 1864 à janvier 1865, sans compter quelque 5 millions de piastres extorqués par ses employés pour leur propre compte » [32]

Le deuxième emprunt externe réalisé à Paris en 1865

Vu que l’emprunt de 1863 n’avait en rien amélioré la situation financière du pays, le Bey et son premier ministre optèrent pour la fuite en avant et passèrent un accord avec le banquier Erlanger pour réaliser un nouvel emprunt en mars 1865. La Tunisie s’endetta pour un montant de 36,78 millions de Fr. Il le fit à des conditions encore plus mauvaises et scandaleuses qu’en 1863. En effet, alors que les titres de 500 Fr. avaient été vendus au prix de 480 Fr. en 1863, les nouveaux titres furent vendus à 380 Fr. c.-à-d. à 76 % de la valeur faciale.

Un acheteur d’un titre à 500 Fr. payait 380 Fr. pour l’acquérir en escomptant percevoir chaque année un coupon de 35 Fr. pendant 15 ans (soit 525 Fr.) auquel s’ajoutait 500 Fr. à l’échéance en 1880. Un investissement de 380 Fr. rapportant 1025 Fr., soit un bénéfice de 645 Fr. était très alléchant. Le taux d’intérêt théorique était de 7 % mais vu que le coupon annuel s’élevait chaque année à 35 Fr., le rendement réel était de 9,21 % (=35/380).

Si on se place du point de vue de l’État tunisien emprunteur : la nouvelle dette liée à l’emprunt de 1865 s’est élevée à 36,78 millions de Fr., mais il ne devait recevoir qu’un peu moins de 20 millions de Fr. car les frais de courtage et les commissions prélevées par le banquier Erlanger et ses associés Morpurgo-Oppenheim se sont élevés à 18 %. Il faut y ajouter que près de 3 millions ont été détournés directement, une moitié pour les banquiers, une moitié pour le premier ministre et ses associés. Le bilan tient en trois chiffres :

La nouvelle dette contractée en 1865 s’élève à 36,78 millions de Fr.

La somme réellement reçue s’élève à moins de 20 millions de Fr. [33]

La somme à rembourser en 15 ans s’élève à 75,4 millions.

Les banquiers avaient réalisé une très bonne affaire : sans avoir rien investi, ils ont prélevé au moment de l’émission environ 6,5 millions de Fr. sous forme de commissions, de frais de courtage et de vol pur et simple. Tous les titres ont été vendus en quelques jours. Il régnait à Paris une euphorie à propos des titres des pays musulmans (Tunisie, Empire ottoman, Égypte), qui était désignés comme les « valeurs à turban ». Les banquiers payaient les rédactions des journaux pour publier des nouvelles tout à fait rassurantes. Alors que l’économie et les finances tunisiennes étaient en plein marasme, l’hebdomadaire parisien la Semaine financière écrivait à propos de l’emprunt de 1865 : « Le Bey de Tunis est aujourd’hui sous le protectorat moral de la France, qui a intérêt à favoriser la prospérité du peuple tunisien puisque cette prospérité est une sécurité de plus pour l’Algérie » [34].

Les escroqueries des banquiers Erlanger, Morpurgo-Oppenheim ne s’arrêtent pas là. Non contents d’endetter la Tunisie à des conditions léonines, ils sont intervenus activement pour que l’argent prêté soit utilisé pour des dépenses dont ils allaient pouvoir tirer profit. Deux exemples : ils ont convaincu le Bey d’acheter à un négociant marseillais, un certain Audibert, deux navires inutilisables au prix du neuf (250 000 Fr.). Selon l’inspecteur des Finances, Victor Villet, E. Erlanger qui s’était engagé à faire livrer 100 canons rayés nouveau modèle pour un million Fr. n’a en réalité fourni « que de vieux canons dont la culasse avait été doublée d’une sorte de manchon. La fraude était par trop grossière ; on sut bien vite que ces canons n’avaient coûté au fournisseur que 200 000 Fr environ » [35]. La liste des affaires de fournitures contenantdes signes évidents d’escroquerie est longue. Par ailleurs, Erlanger obtint du Bey comme garantie de l’emprunt, la concession de la manufacture de draps de Tetourba.

Les dettes accumulées pendant la période 1863-1865 conduisent à la mise sous tutelle de la Tunisie

Les nouvelles dettes accumulées au cours des années 1863 – 1865 mirent la Tunisie à la merci de ses créanciers extérieurs ainsi que de la France. Il était tout simplement impossible à la Tunisie de réussir à rembourser les sommes qui étaient exigées d’elle. Les recettes exceptionnelles d’impôts suite à la répression de la fin 1864-début 1865 avaient permis de faire rentrer dans le trésor public une somme importante (30 millions de piastres, somme qui dépassait largement les revenus de l’État en année normale) qui fut engloutie rapidement par le paiement de la dette ainsi que de nouvelles dépenses somptuaires et contraires à l’intérêt des populations.

L’année 1867 fut très mauvaise en termes de production agricole. De plus, pour se procurer des revenus, le Bey faisait exporter des produits agricoles. Cela déboucha sur une disette dans plusieurs parties du pays et sur une épidémie de choléra, favorisée par l’état d’affaiblissement d’une partie de la population (écrasée par les impôts et affectée par la hausse du prix des aliments de base) et par l’absence de dépenses publiques au niveau sanitaire. On parle de 5 000 décès dans la capitale, dus à la famine principalement, et de 20 000 dans toute la Tunisie [36].

Au niveau international, les banquiers étaient devenus subitement frileux et ils exigeaient des rendements encore plus élevés que par le passé. En 1866, le Mexique avait infligé une défaite militaire cuisante au corps expéditionnaire français et, dans la foulée, avait répudié le paiement de la dette, considérée comme odieuse, à l’égard des banquiers français et des porteurs de bons mexicains (notamment ceux vendus à Paris par le banquier Erlanger en 1864 et en 1865). En conséquence, le Bey et son premier ministre ne réussirent pas à obtenir la réalisation d’un nouveau grand emprunt à Paris ou ailleurs. Ils visaient un emprunt de 100 millions mais cela se termina par un fiasco. En effet, en février 1867, ils avaient signé un nouveau contrat avec le banquier Erlanger. Alors qu’Erlanger souhaitait vendre 200 000 obligations tunisiennes à Paris, après quelques semaines, il n’en avait vendu que 11 033. Il n’y avait plus d’engouement pour les valeurs tunisiennes à turban. Du coup, le Bey recourait à de « petits » emprunts à des taux usuraires auprès d’autres banquiers parisiens comme Alphonse Pinard [37], directeur du Comptoir d’escompte de Paris qui organisa un emprunt de 9 millions Fr. à Paris en janvier 1867. Rothschild, contacté, ne voulait pas prêter à la Tunisie. Oppenheim et d’autres exigeaient des taux de l’ordre de 15 %.

A partir de 1867, le Bey suspend partiellement le paiement de la dette interne et externe. Cela amène A. Pinard, directeur duComptoir d’Escompte de Paris, à poursuivre la Tunisie au tribunal civil de la Seine pour non-exécution des clauses de l’emprunt de 9 millions Fr. dejanvier 1867. A. Pinard demande à être mis en possession notamment des revenus des douanes tunisiennes ainsi que des revenus tirés de la récolte d’olives. La sentence est rendue en août 1867 et A. Pinard perd le procès : la Régence de Tunis était un pays étranger et non soumis à la juridiction du tribunal.

Alphonse Pinard et d’autres banquiers utilisent une autre stratégie. Il forme un syndicat [38] de détenteurs de titres tunisiens dans lequel on retrouve les banquiers Bischoffsheim, Bamberger, Lévy-Crémieu, Edmond Adam, mais aussi Joseph Hollander, administrateur de laBanque des Pays-Bas, futur beau-père du fils Pinard. Ce syndicat se charge « d’aider » le gouvernement beylical à payer les coupons. Plus tard, en 1869-1870, il réussit à être représenté directement dans la commission internationale financière qui prend le contrôle des finances tunisiennes et obtient une victoire totale (voir plus loin).

Les dettes qui sont la conséquence des emprunts de la période 1863-1867 sont odieuses et auraient dû être répudiées

La dette contractée entre 1863 et 1867 est clairement une dette odieuse Dette odieuse Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.

Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).

Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.

Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».

Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »

Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
pour le peuple tunisien. Elle correspond à la lettre à la définition donnée en 1927 par Alexander Nahum Sack, professeur de droit à Paris et théoricien de la doctrine de la dette odieuse :’Si un pouvoir despotique contracte une dette non pas selon les besoins et les intérêts de l’Etat, mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, cette dette est odieuse pour la population de l’Etat entier. Cette dette n’est pas obligatoire pour la nation : c’est une dette de régime, dette personnelle du pouvoir qui l’a contractée ; par conséquent, elle tombe avec la chute de ce pouvoir.’ [39]

Il ajoute un peu plus loin : « On pourrait également ranger dans cette catégorie de dettes les emprunts contractés dans des vues manifestement intéressées et personnelles des membres du gouvernement ou des personnes et groupements liés au gouvernement — des vues qui n’ont aucun rapport aux intérêts de l’État ». Cela s’applique parfaitement au comportement du premier ministre Mustapha Khaznadar et aux autres dignitaires du régime beylical [40].

Sack souligne également que les créanciers de telles dettes, lorsqu’ils ont prêté en connaissance de cause, «  ont commis un acte hostile à l’égard du peuple ; ils ne peuvent donc pas compter que la nation affranchie d’un pouvoir despotique assume les dettes « odieuses », qui sont des dettes personnelles de ce pouvoir ».Le banquier E. Erlanger, le banquier A. Pinard et leursassociés savaient parfaitement que les montants empruntés ne servaient pas l’intérêt général. De plus, ils étaient, comme nous l’avons montré, acteurs directs de l’escroquerie.

S’agissant de la politique d’émission de titres à haut risque sur le plan financier et odieux sur le plan juridique de la part du banquier E. Erlanger, il faut également rappeler qu’à la même époque, il a émis en 1864 et en 1865 des titres mexicains pour le compte de l’État fantoche mis en place par l’armée française au Mexique avec à sa tête Maximilien d’Autriche qui sera fusillé en juin 1867. En 1863, E. Erlanger a émis à Paris et à Londres un emprunt de 15 millions de dollars pour les États esclavagistes du Sud (les Confédérés) gagé sur le coton et lui permettant de faire un profit immédiat d’environ 4 millions de dollars [41].

Le démantèlement de l’empire Ottoman


La France cherche le moment opportun pour prendre complètement le contrôle de la Tunisie

Depuis qu’ils se sont lancés dans la colonisation de l’Algérie dans les années 1830, les dirigeants français ont considéré que la France avait le droit d’étendre son domaine colonial à la Tunisie. Il fallait trouver le prétexte et le moment opportun. Il y avait aussi d’autres priorités tant sur le plan interne que sur le continent européen ou ailleurs dans le monde. Dans la région arabe, l’Égypte constituait la priorité pour des raisons géostratégiques : la possibilité d’avoir un accès direct à l’Asie par l’ouverture du canal de Suez entre la Méditerranée et la Mer rouge ; l’accès à l’Afrique noire par le Nil ; la proximité de l’Orient par voie terrestre ; le potentiel agricole de l’Égypte ; la concurrence entre la Grande Bretagne et la France : celle des deux puissances qui contrôlerait l’Égypte aurait un avantage stratégique sur l’autre. Napoléon l’avait compris et l’avait mis en pratique avec sa campagne d’Égypte en 1798.

La conquête de la Tunisie ne constituait pas une priorité, d’autant que la stabilisation de la domination française sur l’Algérie était coûteuse en raison de la résistance rencontrée. En France, le soutien populaire à une nouvelle entreprise coloniale n’était pas du tout assuré. Dans les années 1860, l’entreprise de conquête du Mexique tournait à la catastrophe. Comme mentionné plus haut, Louis-Napoléon Bonaparte a dû retirer les soldats français du sol mexicain en 1866 face à la contre-offensive victorieuse des forces progressistes mexicaines et il a dû affronter la répudiation des dettes réclamées par les banquiers français au Mexique (environ 60 millions de francs) [42]. Fin 1867, Napoléon III était également préoccupé par l’avancée des chemises rouges républicaines de Garibaldi qui menaçaient de prendre Rome, protégée de la France.

Néanmoins pour le consul en place à Tunis, représentant plénipotentiaire de la France auprès du Bey, la recherche de la mise sous tutelle ou de la conquête pure et simple de la Tunisie constitue une priorité et quasiment une obsession. Les faits et gestes des différents consuls qui se sont succédés à Tunis l’attestent. En pleine révolte de 1864, le Consul français, Charles Beauval, jouait sur deux tableaux : alors qu’officiellement la France soutenait le Bey, il négociait avec le principal leader de la révolte, Ali ben Ghedahem, au cas où il se déciderait à renverser le Bey. Il écrivait le 30 mai 1864, « Il sera digne de l’Empereur(càd Louis NapoléonBonaparte au pouvoir jusque 1870. Note d’Éric Toussaint)de réunir plus tard toutes les tribus de la Tunisie en une petite confédération arabe ». En septembre 1865, selon l’historien Jean Ganiage, « les affaires tunisiennes furent discutées en un conseil des ministres présidé par l’empereur. Consulté, le gouverneur de l’Algérie, le maréchal de Mac-Mahon, proposait d’envoyer un corps expéditionnaire jusqu’à Tunis et présentait un projet détaillé sur la marche et l’organisation de cette colonne. Mais ce plan dépassait de beaucoup les intentions du gouvernement » [43]. Deux ans plus tard, toujours selon J. Ganiage, « le consul de Botiliau ne voyait plus d’autre solution qu’une occupation de la Tunisie par la France, annexion définitive à l’Algérie ou occupation temporaire à titre de gage ».

Par ailleurs, les déclarations racistes ne manquaient pas dans la correspondance des représentants de la France en Tunisie comme en témoigne une lettre du 2 décembre 1867 du consul de Botiliau dans laquelle il dénonçait « les moeurs de la race arabe, son inaptitude au travail, ses habitudes de fausseté, de mensonge, de corruption… » [44].


La Création de la Commission financière internationale en 1869

La proposition de création d’une commission internationale qui doit prendre le contrôle des finances de la Tunisie est mise par écrit dans ses grandes lignes par le ministre des affaires étrangères de la France, le marquis de Moustier en janvier 1868 : « Il semble donc que nos efforts doivent avoir avant tout pour objet d’assurer s’il se peut la bonne gestion des revenus donnés en gage par le gouvernement du Bey, et qu’en parvenant à établir un contrôle sérieux sur les produits du fisc aujourd’hui abandonnés à des mains inhabiles ou infidèles, nous aurions fait un grand pas vers le but que nous poursuivons. Dans le cas où l’application de ce principe serait admise, on pourrait en confier le soin à une commission qui aurait son siège à Tunis ».

En avril 1868, sous la dictée des représentants de la France, le Bey adopte un projet de décret de constitution de la Commission internationale financière. Et 15 mois plus tard, après que la France ait obtenu l’assentiment définitif de la Grande Bretagne et de l’Italie, le décret définitif est adopté par le Bey. Le texte du décret du 5 juillet 1869 constitue un véritable acte de soumission de la Tunisie aux créanciers (voir le texte complet en encadré). L’article 9 est particulièrement important car il indique très clairement que la commission percevra tous les revenus de l’État sans la moindre exception. Il ajoute qu’aucun emprunt ne pourra être réalisé sans son accord. L’article 3 précise, en termes diplomatiques il est vrai, que le représentant de la France est le personnage le plus important dans cette commission et est désigné par l’Empereur des Français. Le Bey ne fait en réalité que ratifier. C’est la commission qui établira le montant exact de la dette (art. 5). Du point de vue des banques créancières, c’est un point fondamental car la commission va restructurer la dette réclamée à la Tunisie et va déterminer s’il y a ou non une réduction de celle-ci. L’article 10 est également d’une importance fondamentale pour les banquiers de France car il prévoit que deux représentants directs de ceux-ci feront partie de la Commission. Effectivement quand celle-ci a été mise en place en novembre 1869, le syndicat des détenteurs de titres dirigé par le banquier parisien Alphonse Pinard y aobtenu un représentant de même que le banquier Erlanger [45]. Les créanciers anglais et italiens porteurs de titres de la dette Titres de la dette Les titres de la dette publique sont des emprunts qu’un État effectue pour financer son déficit (la différence entre ses recettes et ses dépenses). Il émet alors différents titres (bons d’état, certificats de trésorerie, bons du trésor, obligations linéaires, notes etc.) sur les marchés financiers – principalement actuellement – qui lui verseront de l’argent en échange d’un remboursement avec intérêts après une période déterminée (pouvant aller de 3 mois à 30 ans).
Il existe un marché primaire et secondaire de la dette publique.
interne y étaient également représentés.

DÉCRET DU BEY DE TUNIS INSTITUANT LA COMMISSION INTERNATIONALE FINANCIÈRE.

Nous avons vu la nécessité pour le bien de notre royaume, de nos sujets et du commerce, d’organiser une commission financière en conformité du projet de décret promulgué le 4 avril de l’année dernière qui a été ratifié par notre décret du 29 mai suivant, de la première qui suit :

Art. 1. La commission relativement à laquelle a été promulgué notre décret du 4 avril 1868, sera réunie dans notre capitale dans le terme d’un mois.

Art. 2. Cette commission sera divisée en deux comités distincts ; un comité exécutif et un comité de contrôle.

Art. 3. Le comité exécutif sera composé de la manière suivante : deux fonctionnaires de notre gouvernement nommés par nous-même, et un inspecteur des finances français nommé aussi par nous-même, et préalablement désigné par le gouvernement de l’empereur.

Art. 4. Le comité exécutif est chargé de constater l’état actuel des diverses créances Créances Créances : Somme d’argent qu’une personne (le créancier) a le droit d’exiger d’une autre personne (le débiteur). constituant la dette du royaume, et les ressources à l’aide desquelles le gouvernement serait en mesure d’y satisfaire.

Art. 5. Le comité exécutif ouvrira un registre sur lequel seront inscrites toutes les dettes contractées, tant à l’étranger qu’à l’intérieur du royaume, et qui consistent enteskérésou bons du trésor, ainsi qu’en obligations de l’emprunt de 1863 et de celui de 1865. Pour les dettes qui ne seront pas contrôlées par des contrats publics, les porteurs de titres devront se présenter dans un délai de 2 mois. A cet effet, le comité exécutif veillera à ce qu’un avis soit publié dans les journaux de Tunis et de l’étranger.

Art. 6. Le comité exécutif témoignera le désir de prendre connaissance de tous les documents authentiques des recettes et des dépenses, le ministère des finances lui en fournira tous les moyens.

Art. 7. Le budget de recettes étant ainsi placé en regard de celui des dépenses du gouvernement, augmenté du chiffre de la dette, le comité exécutif recherchera les moyens d’établir une répartition équitable des revenus publics, en tenant compte, dans une juste proportion, de tous les intérêts, et il dressera un tableau des revenus qui pourraient être ajoutés à l’ensemble des garanties Garanties Acte procurant à un créancier une sûreté en complément de l’engagement du débiteur. On distingue les garanties réelles (droit de rétention, nantissement, gage, hypothèque, privilège) et les garanties personnelles (cautionnement, aval, lettre d’intention, garantie autonome). déjà attribuées aux créanciers.

Art. 8. Le comité exécutif prendra tous les arrangements relatifs à la dette générale et nous lui donnerons tout l’appui nécessaire, pour assurer l’exécution des mesures prises à cet effet.

Art. 9.Le comité exécutif percevra tous les revenus de l’Etat sans exception aucune et on ne pourra émettre aucun bon du trésor ou valeur quelconque sans l’assentiment dudit comité dûment autorisé par le comité de contrôle ; et si le gouvernement était obligé, ce que Dieu ne veuille, à contracter un emprunt, il ne pourra le faire sans l’approbation préalable des deux comités.

Tous lesteskérésqui seraient émis pour la somme affectée par la commission aux dépenses du gouvernement, seront écrits au nom de la commission et porteront le visa du comité exécutif. Cesteskérésne devront pas excéder le chiffre fixé au budget des dépenses.

Art. 10. Le comité du contrôle sera composé de la manière suivante : Deux membres français représentant les emprunts de 1863 et 1865 ; deux membres anglais et deux membres italiens représentant les porteurs des titres de la dette intérieure.

Chacun de ces délégués recevra directement son mandat des porteurs des titres des emprunts et conversions de notre royaume, dûment prévenus à cet effet par nos soins sous la surveillance du comité exécutif.

Art. 11. Le comité de contrôle connaîtra toutes les opérations du comité exécutif. Il sera chargé de les vérifier et de les approuver s’il y a lieu. Son approbation sera nécessaire pour donner un caractère exécutoire aux mesures d’intérêt général arrêtées par le comité exécutif.

Art. 12. Notre premier ministre est chargé de l’exécution du contenu des onze articles qui précèdent. Nous nommerons les deux membres et nous demanderons l’inspecteur des finances français dans le plus bref délai possible.

Les douze articles ci-dessus ont été écrits au Palais de la Goulette le 26 de Rabiâ El-Avel 1286 (5 juillet 1869.)


La restructuration de la dette tunisienne en 1870

Une des tâches principales de la commission, la plus urgente, consiste à restructurer la dette. Victor Villet, l’inspecteur des finances désigné par la France s’y emploie. Comme nous l’avons dit c’est en principe le personnage principal de la commission. En décembre 1869, il propose à la commission de réduire de plus de moitié la dette évaluée au montant nominal de 121 millions de francs. Le dette réduite et restructurée devrait s’établir à 56 millions de francs [46].

Les représentants des banquiers refusent la proposition de l’inspecteur des finances et obtiennent le soutien de leur gouvernement respectif en particulier l’approbation du gouvernement de Louis-Napoléon Bonaparte, très lié à la haute finance de France. Aucune réduction de dette n’est accordée à la Tunisie. Au contraire, les banquiers obtiennent qu’elle soit portée à 125 millions de francs. C’est une victoire totale pour les banquiers représentés par les délégués d’Alphonse Pinard et d’Emile Erlanger. Alors qu’ils avaient racheté en bourse des titres de 1863 et de 1865 (qu’ils avaient émis pour le compte de la Tunisie) à 135 ou 150 Fr. après avoir spéculé à la baisse, ils obtiennent grâce à la restructuration de 1870 un échange de titres quasiment au prix de 500 Fr. Concrètement un ancien titre de 1863 ou de 1865 d’une valeur de 500 Fr. qu’ils ont racheté à 150 Fr. par exemple est échangé contre un nouveau titre de 500 Fr. Une véritable aubaine débouchant sur une nouvelle dette odieuse !

Comme l’écrit l’historien Nicolas Stoskopf, il s’agissait de serrer un peu plus le nœud de la corde que le Bey s’était lui-même passé autour du cou. Réalisant un bilan de l’action du banquier A. Pinard qui dirige le syndicat des détenteurs de titre, N. Stoskopf écrit : « Dès 1867, la banqueroute tunisienne permit de passer à l’étape suivante. Dans les négociations âpres et les manœuvres occultes qui s’ensuivirent, Pinard n’eut de cesse de réaliser les profits attendus, avec un parfait cynisme à l’égard des épargnants français comme du sort des Tunisiens, mais avec l’efficacité redoutable d’un financier hors pair qui lui permit in fine de récupérer, lors de l’unification de la dette tunisienne en 1870, treize millions pour les cinq qui avaient été engagés par le syndicat » [47].

Les autorités tunisiennes étaient activement complices de ce pillage des ressources publiques. Le premier ministre Mustapha Khaznadar, d’autres dignitaires du régime, sans oublier les autres Tunisiens fortunés qui détenaient une très grande quantité de titres de la dette interne, ont pu faire d’énormes profits lors de la restructuration. Comme dans la grande majorité des pays, les classes dominantes locales sont solidaires des créanciers internationaux car elles tirent elles-mêmes une partie de leurs revenus du remboursement de la dette. C’était vrai au XIXe siècle et c’est toujours le cas au 21esiècle.


Les succès des banquiers sur le dos du peuple tunisien

Les banquiers Alphonse Pinard et Emile Erlanger décident de se retirer de la Tunisie, ils ont été indemnisés et sont largement satisfaits. Emile Erlanger a réussi à construire un empire financier notamment grâce à ses opérations en Tunisie. Il met la main sur la banqueCrédit mobilierde Paris et, quelques années plus tard, sur la fameuse agence de presse internationaleHavas [48]. Alphonse Pinard, de son côté, poursuit ses activités en France et ailleurs dans le monde en contribuant à la création de laSociété Générale(une des trois principales banques françaisesaujourd’hui) ainsi qu’à une autre banque qui allait se transformer au cours du temps enBNP Paribas(la principale banque française actuelle).

Ce passage du Capital de Karl Marx publié en 1867 résume bien le rôle joué par la dette publique : “ Le système de crédit public, c’est-à-dire des dettes publiques, dont Venise et Gênes avaient, au Moyen Age, posé les premiers jalons, envahit l’Europe définitivement pendant l’époque manufacturière. (...) La dette publique, en d’autres termes, l’aliénation de l’État, qu’il soit despotique, constitutionnel ou républicain, marque de son empreinte l’ère capitaliste. (...) La dette publique opère comme un des agents les plus énergiques de l’accumulation primitive. (...) Avec les dettes publiques naquit un système de crédit international qui cache souvent une des sources de l’accumulation primitive chez tel ou tel peuple.” [49]

Il ajoutait : « Dès leur naissance, les grandes banques, affublées de titres nationaux, n’étaient que des associations de spéculateurs privés s’établissant à côté des gouvernements et, grâce aux privilèges qu’ils en obtenaient, à même de leur prêter l’argent du public.(…)La dette publique a donné le branle aux sociétés par actions, au commerce de toute sorte de papiers négociables, aux opérations aléatoires, à l’agiotage, en somme, aux jeux de bourse et à labancocratiemoderne. » [50].


L’échec de la Commission internationale financière

Comme prévu à l’article 9 du décret de création de la commission internationale financière de juillet 1869, ses membres ont le contrôle sur les revenus de l’État. Cependant, la politique économique dictée par le remboursement de la dette débouche sur la stagnation économique car l’État ne réalise aucun investissement productif, ne fait pas de dépenses pour stimuler l’activité économique et écrase d’impôts les petits producteurs locaux, qu’ils soient ruraux ou urbains. En conséquence, les recettes fiscales ne suffisent pas à rembourser la dette de 125 millions de francs.

Les membres de la commission représentant les banquiers se retirent dès 1871 car ils ont obtenu satisfaction et n’ont plus de bénéfices à retirer des travaux de la commission, qui est confrontée à l’échec des politiques qu’elle dicte depuis 1869. L’échec est tel que le premier ministre Mustapha Khaznadar, qui occupe des postes gouvernementaux depuis 36 ans, est viré en 1873. Il est consigné à résidence car les détournements de fonds et la corruption dont il est responsable ont fini par avoir raison de lui sous pression de la France.

Khérédine, le remplaçant de Mustapha Khaznadar, essaye d’entreprendre quelques réformes, mais sans succès et il est mis à l’écart en 1876, notamment parce qu’il ne favorisait pas suffisamment les intérêts des entreprises françaises. Khérédine souhaitait également obtenir une réduction des intérêts à verser sur la dette. C’en était trop.

La situation des artisans tunisiens est désastreuse car, suite aux accords de libre commerce, ils n’arrivent pas à faire face aux produits importés d’Europe. Les paysans vivotent. Aucune manufacture importante n’existe. Le réseau des chemins de fer ne dépasse pas quelques dizaines de kilomètres (Tunis – La Marsa et Tunis - La Goulette). Les rues de Tunis ne sont pas pavées et il n’y a pas de système d’égouts.

Artillerie Beylicale


La France obtient le feu vert des autres grandes puissances pour s’emparer de la Tunisie

Lors du Congrès des Nations tenu à Berlin en juin 1878, tant l’Allemagne que l’Angleterre font savoir à la France qu’elle peut disposer de la Tunisie comme elle l’entend.

Finalement, le passage à l’acte se déroule en 1881 quand une majorité se dégage dans le gouvernement français pour conquérir la Tunisie. Le prétexte : les « exactions » de la tribu des Kroumirs (voir plus loin).

Les banquiers, informés des intentions du gouvernement, rachètent à bas prix massivement à la bourse de Paris les titres de la dette tunisienne qui se vendaient à 330 Fr. en janvier 1881. A la veille de l’intervention française, ils valaient 487 Fr. (pour une valeur nominale de 500 Fr.), un montant qu’ils n’avaient jamais atteint auparavant. Le raisonnement des banquiers et d’autres financiers est simple : si la France prend le contrôle de la Tunisie, elle restructurera la dette une nouvelle fois et indemnisera les créanciers. Ils n’ont pas eu tort : la restructuration de la dette a lieu en 1884, pendant le second mandat de Jules Ferry et le Trésor public a été mis à contribution pour satisfaire les banquiers.

L’agence Havas qui appartient au banquier Erlanger depuis 1879 participe à une campagne médiatique en faveur de l’intervention française.


L’invasion de 1881

La France n’attend donc qu’une occasion favorable pour mettre à exécution cet accord. La difficulté, pour Jules Ferry, président du Conseil, est que cela signifie une intervention militaire, et qu’il faut donc convaincre la Chambre des députés.

Comme indiqué plus haut, la diplomatie française n’a de cesse de provoquer un incident ou de trouver une occasion qui justifie une intervention de la France. Théodore Roustan, le consul de France, était à la manœuvre. En mai 1880, il écrivait au baron de Courcel fort influent dans la diplomatie française (il sera ambassadeur à Berlin à partir de 1881 et participe à la conférence de 1884-1885 sur le partage colonial de l’Afrique) [51] : « Nous devons attendre et préparer nos motifs d’agir avant nos moyens d’actions. La sottise du gouvernement tunisien nous y aidera ». Le conflit entre la tribu algérienne des Ouled Nahd et les Kroumirs tunisiens donnera l’occasion de lancer une intervention militaire française de grande ampleur.Vers la fin février 1881, à la suite de nombreux différends entre deux tribus, les Ouled Nahd « algériens » attaquent le campement des Kroumirs « tunisiens ». Cinq Ouled Nahd et trois Kroumirs sont tués.

Le Consul français exulte : « Nous ne saurions trouver une meilleure occasion pour agir ici et pour agir seuls car c’est une question dans laquelle les autres puissances n’ont rien à voir ». Pour venger leurs morts, les 30 et 31 mars, 400 à 500 membres de la tribu nomade des Kroumirs attaquent à deux reprises la tribu des Ouled Nahed en territoire algérien mais se voient repoussés par les troupes françaises ; les combats font six morts parmi les soldats français [52].

Jules Ferry obtient un crédit du Parlement pour « rétablir l’ordre ». Voici comment Jules Ferry présente, de manière parfaitement hypocrite et mensongère, la demande de crédit de guerre le 11 avril 1881 à l’Assemblée nationale : « Nous allons en Tunisie pour châtier les méfaits quevous connaissez ; nous y allons en même temps pour prendre toutes les mesures qui pourront être nécessaires pour en empêcher le renouvellement. Le Gouvernement de la République ne cherche pas de conquêtes, il n’en a pas besoin(vifs applaudissements à gauche et au centre) ;mais il a reçu en dépôt des gouvernements qui l’ont précédé cette magnifique possession algérienne que la France a glorifiée de son sang et fécondée de ses trésors. Il ira dans la répression militaire qui commence, jusqu’au point où il faut qu’il aille pour mettre à l’abri, d’une façon sérieuse et durable la sécurité et l’avenir de cette France africaine(Nouveaux applaudissements) » [53].

24 000 soldats sont envoyés contre les Kroumirs.

Le traité du Bardo est validé, à une écrasante majorité, par la Chambre des députés française. Un seul député vote contre, le courageux socialisteAlfred Talandier [54]. Ce traité du 12 mai 1881 est signé entre le Bey de Tunis et le gouvernement français (voir en encadré le texte du traité du Bardo). Il instaure un protectorat français en Tunisie. De peur de se voir détrôner par les Français qui tenaient en réserve son frère Taïeb, le Bey se soumet et confie, au « résident général de France », tous ses pouvoirs dans les domaines des affaires étrangères, de la défense du territoire et de la réforme de l’administration.

Le traité du Bardo

Il faut souligner que quelques mois plus tard, la France, sous la conduite de Ferry renforce son action militaire en Indochine pour étendre son domaine colonial. Pendant l’été 1881, Ferry fait voter à l’Assemblée nationale des crédits pour une offensive militaire dans le Tonkin [55]. La France utilise là aussi un prétexte pour justifier ses manœuvres coloniales.

L’armée française occupe Tunis en octobre 1881 et s’empare de la ville sainte de Kairouan à la fin du même mois [56].

Devant la résistance de la population et en particulier des tribus tunisiennes qui entrent en rébellion [57], l’intervention militaire de la France s’accroît.Le corps expéditionnaire français est porté à 50 000 soldats.La France, par la convention de La Marsa de juin 1883, dépouille le Bey du reste de son autorité et institue une administration directe de la France sur le pays.

Tant le traité du Bardo (1881) que la convention de la Marsa (1883) contiennent des dispositions très claires en ce qui concerne la dette comme outil de soumission et de spoliation. L’article 7 du traité du Bardo décrète que : « Le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de Son Altesse le Bey de Tunis se réservent de fixer, d’un commun accord, les bases d’une organisation financière de la Régence, qui soit de nature à assurer le service de la Dette publique et à garantir les droits des créanciers de la Tunisie. ». L’article 2 de la Convention de la Marsa précise : « Le Gouvernement français garantira, à l’époque et sous les conditions qui lui paraîtront les meilleures, un emprunt à émettre par Son Altesse le Bey, pourla conversion ou le remboursement de la dette consolidée s’élevant à la somme de 125 millions de francs et de la dette flottante jusqu’à concurrence d’un maximum de 17.550.000 francs. Son Altesse le Bey s’interdit de contracter, à l’avenir, aucun emprunt pour le compte de la Régence sans l’autorisation du Gouvernement français. »


Notes

[1Sovereign Debt Diplomacies. Rethinking Sovereign Debt from Colonial Empires to Hegemony,Edited byPierrePénetandJuanFloresZendejas,OxfordUniversityPress, 2021

[2Chapter 3. Foreign Debt and Colonization in Egypt and Tunisia (1862–82) by Ali Coşkun Tunçer

[3“their function of restoring creditworthiness of debtor governments, and their contribution to the modernization of state finances” p. 74

[4“in the case of Egypt and Tunisia, international financial control organizations became obstacles to the ongoing colonization process by Britain and France, rather than instruments.” p. 91

[5BATOU, Jean. L’Égypte de Muhammad Ali. Pouvoir politique et développement économique, 1805-1848. Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 1991, 46ᵉ année, N°2. pp. 401-428, en ligne

[6Georges Corm. 1982. « L’endettement des pays en voie de développement : origine et mécanisme » in Sanchez Arnau, J.-C. coord. 1982. Dette et développement (mécanismes et conséquences de l’endettement du Tiers-monde), Editions Publisud, Paris, p.39. Concernant l’expérience japonaise du Meiji que mentionne Georges Corm, il faut savoir que le Japon n’a pratiquement pas eu recours à l’endettement extérieur pour réaliser un important développement économique et se transformer en une puissance internationale dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Le Japon a connu un important développement capitaliste autonome à la suite des réformes de la période Meiji (initiée en 1868), qui a, entre autres, empêché la pénétration financière de l’Occident sur son territoire tout en supprimant sur place les entraves à la circulation des capitaux autochtones. À la fin du XIXe siècle, le Japon passa d’une autarcie séculaire à une expansion impérialiste vigoureuse. Pour en savoir plus, lire Perry Anderson,L’État absolutiste. Ses origines et ses voies, t. 2, p.261-289 sur le passage du féodalisme au capitalisme au Japon.

[7Littéralement vice-roi. Titre héréditaire, accordé par l’Empire ottoman au gouverneur d’Égypte

[8Voir à ce propos : Jean Batou, Cent ans de résistance au sous-développement. L’industrialisation de l’Amérique latine et du Moyen-Orient face au défi européen. 1770-1870. Université de Genève-Droz, 1990, chapitre 8, p. 221 à 283.

[9Dans les années 1822-1825, il y a eu un flux très important de prêts des banquiers de Londres et de Paris envers la Grèce et les nouveaux États indépendants d’Amérique latine notamment. Entre 1822 et 1825, les banquiers de Londres ont prêté 20 millions de livres sterling aux nouveaux leaders latino-américains (Simon Bolivar, Antonio Sucre, José de San Martín…) qui parachevaient la lutte d’indépendance contre la couronne espagnole. Les deux emprunts grecs de 1824-1825 sur la place de Londres atteignaient la somme de 2,8 millions de livres sterling, soit 120 % du PIB du pays à l’époque.

[10Cette liste provient de pays étant entré en défaut de paiement entre 1873 et 1876 provient de Reinhardt Carmen et Rogoff Kenneth, Cette fois, c’est différent. Huit siècles de folie financière, Paris, Pearson, 2010, p. 112. Voir aussi pour l’Amérique latineMarichal, Carlos. 1988.Historia de la deuda externa de America latina, Alianza América, Madrid, 2002, 322 p.Marichal, Carlos.1989.A century of debt crises en Latin America, Prince­ton, University Press, Princeton, 283p. Ce livre est disponible gratuitement sur le site du CADTM

[11Mazerat à Letourneur, directeur au siège lyonnais, 4 avril 1872cité par Jean Bouvier in « Les intérêts financiers et la question d’Égypte (1875-1876) », Presses Universitaires de France, Revue Historique, T. 224, Fasc. 1, 1960.

[12Lettre du ministre français Waddington à son ambassadeur à Londres Georges d’Harcourt, 21 juillet 1878.

[13Hanotaux, Histoire de la France contemporaine (1871-1900), IV, pp. 388-89.

[14« The new government formed by the Khedive in 1878 refused any kind of arrangement involving foreign intervention, and the negotiations came to a dead end. To overcome the crisis, the six Great Powers pressed the Porte to replace the Khedive, who was forced to abdicate in favour of his son, Prince Tewfik (Tunçer, 2015). » (p. 89 du livre)

[15“French and British governments were in agreement to keep Khedive Tewfik in power against the nationalist movement to protect the interests of the bondholders.”(p. 89 du livre)

[16“However, because of the political implications of the Law of Liquidation (càd la loi qui restructurait la dette égyptienne selon la volonté des créanciers.Note d’Éric Toussaint), there were signs of nationalist opposition to European control. This movement consisted of a coalition of different interest groups. Landowners were concerned about the increases of taxes and the amount of land which was being seized for non-payment of debt following the Mortgage Law of 1876. The bureaucrats were concerned with the extensive employment of Europeans in the civil service. Military officers were laid off because of attempts of the financial control to reduce military expenditure. Finally, religious notables, or ulama, were concerned by the Christian rule and consequent changes in the law. These groups turned into an effective force only in 1881 when they allied with the nationalist army officers led by Colonel Arabi » (p. 89)

[17« once the violent attacks on Europeans in Alexandria started taking place, this led to the fear that the bondholders’ agreement could be suspended once again. As a result, in 1882 English forces launched a military campaign—in which France, the Ottoman Empire, and other powers did not participate. Following the military intervention, the Great Powers assembled a conference in Istanbul in June 1882 and a few months later, in September 1882, British forces defeated the Egyptian army » (p.89)

[18« Traditional historiography on the late-nineteenth-century international financial control organizations approaches them in the context of the imperialism debate since one of the consequences of this kind of European intervention was the loss of fiscal and/or political sovereignty of debtor states. More recent views, however, emphasize their function of restoring creditworthiness of debtor governments, and their contribution to the modernization of state finances. » (p. 74)

[19“The revisionist views expressed in Suter (1992), Esteves (2013), Mitchener and Weidenmier (2010), and Tunçer (2015) put more emphasis on their creditworthiness restoring function.” (note 4, p. 74)

[20« Given that in two cases, Tunisia and Egypt, the process of foreign borrowing, default, and European intervention eventually gave way to the colonization of these countries, it is not possible to completely disregard the traditional conceptualization of international financial control as instruments of imperialism. »(p. 74)

[21Littéralement vice-roi. Titre héréditaire, accordé par l’Empire ottoman au gouverneur d’Égypte entre 1867 et 1914.

[23Cité par Jean Bouvier. 1960. ’Les intérêts financiers et la question d’Égypte (1875-1876)’, Presses Universitaires de France,Revue Historique, T. 224, Fasc. 1 (1960).

[25Voir Éric Toussaint,Banque mondiale : le coup d’État permanent,Liège-Paris-Genève, CADTM-Syllepse-Cetim, 2006, p. 73 à 75.

[26D’autres mesures prises par le Bey étaient également remises en cause : la nouvelle constitution dictée par le Consul français en 1861, la réforme de la justice qui la rendait plus coûteuse en général et moins accessible pour les tribus nomades.

[27Cité parJeanGaniage.1959.Les origines du Protectorat français en Tunisie, Presses Universitaires de France, Paris, 1960 et Maison tunisienne de l’édition, Tunis, 1968, 580 p., Cité p. 193.

[28Jean Ganiage, p. 195.

[29Finalement lamejbaqui s’élevait avant la révolte à 36 piastres et qui a été portée à 72 piastres en 1864 afin de rembourser la dette a été réduite en 1865 à 20 piastres.

[30Ali Ben Ghedahem, chef de la tribu des Majer, de la région de Kasserine, est l’une des figures emblématiques de la révolte menée à partir de mars-avril 1864 contre le pouvoir beylical. Après avoir négocié un arrêt des hostilités en juillet 1864 en échange d’importantes concessions du Bey, il reprit les armes à l’automne. Il fut embastillé en 1866 et mourut, probablement assassiné, dans son cachot à la Goulette en 1867.

[31Le Consul français, Charles Beauval, plénipotentiaire de la France en Tunisie, jouait sur deux tableaux alors qu’officiellement la France soutenait le Bey, il négociait avec le principal leader de la révolte, Ali ben Ghedahem, au cas où il se déciderait à renverser le Bey. La correspondance a été rendue publique par Ali ben Ghedahem en août 1864 et dénoncée par le Consul britannique qui protesta contre le double jeu de la France. Voir Jean Ganiage, p. 212 - 213 et 222.

[32Jean Ganiage, p. 227-228.

[33En réalité la somme réellement transférée au Trésor tunisien est inférieure, elle n’a pas dépassé 18 millions Fr. C’est ce qu’affirme Victor Villet, inspecteur des finances français dans un rapport du 19 mai 1872.

[34Semaine financière, 25 mars 1865.

[35Cité par Jean Ganiage, p. 248.

[37Concernant Alphonse Pinard voir http://www.persee.fr/doc/hes_0752-5702_1998_num_17_2_1987

Le Comptoir national d’escompte de Paris (CNEP), dirigé par Alphonse Pinard, est l’une des quatre banques à l’origine de BNP Paribas. Fondé en 1848, il s’est appelé Comptoir d’escompte de Paris (CEP) de 1853 à 1889. En 1889, il a été mêlé à l’un des plus grands scandales financiers de l’histoire bancaire française : le scandale de Panama. A. Pinard a joué un rôle actif dans la création de la Société Générale.

[38C’est le terme qui était utilisé à l’époque par les banquiers, les détenteurs de bons et la presse.

[39Alexander Nahum Sack. 1927.Les effets des transformations des États sur leurs dettes publiques et autres obligations financières, Recueil Sirey, Paris. Voir le document complet en téléchargement libre sur le site du CADTM : http://cadtm.org/IMG/pdf/Alexander_Sack_DETTE_ODIEUSE.pdfPour des exemples concrets de l’application de la doctrine de la dette odieuse, voirhttps://fr.wikipedia.org/wiki/Dette_odieuseetmot2

[40Pour se faire une idée de l’ampleur des détournements. La fortune du ministre trésorier du Bey, le caïd Nessim, qui s’est enfui de Tunis en pleine révolte le 8 juin 1864, et s’est installé à Paris pour y vivre dans le luxe, a été évaluée lors de la succession à environ 17 millions de francs, l’équivalent d’un an et demi de revenus de l’État tunisien. Voir Jean Ganiage, p. 197. Celle amassée par Mustapha Khaznadar était encore plus importante.

[42Voirhttps://www.herodote.net/Guerre_du_Mexique-synthese-521.phpJe reviendrai prochainement sur ce sujet dans un prochain article consacré la dette de l’Amérique latine. Voir également Carlos Marichal, p. 80 et svtes.

[43Jean Ganiage, p. 240.

[44Jean Ganiage, p. 260

[45Jean Ganiage, p. 313.

[46Jean Ganiage, p. 319-320.

[47STOSKOPF, Nicolas. « Alphonse Pinard et la révolution bancaire du Second Empire ».Histoire, économie et société, 1998, 17ᵉ année, n°2. pp. 299-317.Disponible sur : http://www.persee.fr/doc/hes_0752-5702_1998_num_17_2_1987(Consulté le 22 mai 2016).

[48En 1879,Havasest acquise par le baron Émile d’Erlanger et transformée en société anonyme au capital de 8,5 millions de francs. Voir :https://fr.wikipedia.org/wiki/Agence_Havas

[49Karl Marx, 1867,Le Capital, livre I, Œuvres I, Gallimard, La Pléiade, 1963, p. 1211 et suiv.

[50Karl Marx, 1867,Le Capital, livre I, Œuvres I, Gallimard, La Pléiade, 1963, chapitre 31.

[52Voir Ministère de la Guerre, L’expédition militaire en Tunisie. 1881-1882, éditeur militaire Henri-Charles Lavauzelle, Paris, 1898, p. 10 et svtes. http://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k6472082k

[53Journal officiel, 12 avril 1881, P. 850.

[54Voir son intéressante biographie http://www2.assemblee-nationale.fr/sycomore/fiche/%28num_dept%29/8248A noter que ce député s’opposa également à l’intervention de la France au Tonkin quelques mois plus tard.

[56On trouvera plusieurs discours de Jules Ferry prononcés à partir de novembre 1881 et des compte-rendu des débats parlementaires relatifs à l’intervention en Tunisie ici : https://archive.org/stream/discoursetopinio05ferruoft/discoursetopinio05ferruoft_djvu.txt

[57Pour se faire une idée de la résistance tunisienne, voir la partie consacrée à l’intervention militaire française surhttps://fr.wikipedia.org/wiki/Conqu%C3%AAte_de_la_Tunisie_par_la_France

Eric Toussaint

Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

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